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Les sources primaires en contexte ethnographique 3.1 Introduction : anthropologie de la Grèce ancienne

3.2. Cinquième source : Ptolemaios Chennos, 152-

3.2.5. Charinos le poète iambique

Tel que mentionné chez Winkler, le charme érotique va s’apparenter à une malédiction évoquée dans le dernier souhait de Charinos le poète iambique (8e personnage) : « Puisse Eupator souffrir autant pour Éros »29, c’est-à-dire que le personnage formule le souhait qu’une autre personne soit punie du mal d’amour, sa requête s’apparentant à une « prière judiciaire » (Winkler 1990 : 110). Celle-ci reste dans le registre connu de la justice érotique, dans la

27 Nous pensons aux accès de folie envoyés par les dieux comme punition divine. Dans la légende d’Ino, le roi

Athamas, frappé de démence, tue son premier fils et poursuivant Ino, celle-ci se jette dans la mer du haut de la falaise avec son deuxième enfant dans les bras (Nonn., Dion., 10, 45-107 ; Ov., Mét., 4, 481 -542 ; schol, ad Lyc., Al., 229). Les dieux qui la prennent en pitié la métamorphosent en la déesse Leucothéa et décide donc par ce geste d’intercéder en faveur de l’innocente (le lieu du saut d’Ino, revendiqué par les Mégariens, est dès lors appelé « The running course of the fair-one (Καλῆσ δρόµος), (Pausanias 1. 42. 7 et Plutarque p. 675 E). Dans une autre version de la légende, Ino tue son fils Melikertes en le plongeant dans un chaudron et saute par la suite du haut de la falaise (Apollodore 3, 4,3). Le thème de la folie amoureuse précédemment évoqué à propos de ce rituel peut également s’apparenter au thème de la folie colérique et à un corpus mythologique relatif aux thèmes de la poursuite et de la métamorphose. Dans les deux cas, la violence des sentiments est attribuée à l’action des dieux. Ino-Leucothéa subit une métamorphose et les transformations qui s’opèrent dans le mythe sont provoquées à la suite d’une précipitation : le plongeon provoquant chez l’humain une transformation intrinsèque de sa nature et lui permettant de se transformer en divinité. Nous pouvons donc observer la dimension initiatique de ce rituel et son rapport avec la métamorphose pouvant être compris comme une forme de mort symbolique. Sur les métamorphoses chez Ino-Leucothéa, voir Cursaru-Pétrisor 2009 : 639-645 et Halm-Tisserant, Canibalisme et immortalité. L’enfant dans le chaudron en Grèce ancienne, Paris: Les Belles Lettres, 1993, pp. 173-189.

28 Les accès de folie envoyés par les dieux qui poussent par exemple Héraclès à tuer sa femme et ses enfants (Eur.

Hér. 1127-8) ou bien Ajax à tuer un troupeau entier (Soph. Ajax.10). Ces actes, dont la violence extrême est provoquée par une mania envoyée par les dieux, sont soit suivis d’une purification (les épreuves d’Héraclès) ou par la mort du héros (suicide d’Ajax). Des actes d’une violence extrême tels que le saut de Leucade ou le suicide des personnages seront alors justifiés, et qui, dans le mythe qui nous concerne, se rapportent à la folie amoureuse.

mesure où les dieux son invoqués par les humains afin qu’ils vengent le suppliant par le biais de la passion amoureuse et d’un amour non partagé.

Dans le cadre d’un transfert érotique, Charinos prie qu’Eupator souffre à son tour, et il n’appelle donc pas cette malédiction sur l’être aimé, mais prie que l’amant de celui-ci connaisse la douleur amoureuse30. Nous sommes en effet dans le domaine de la jalousie amoureuse qui s’exprime à travers une malédiction érotique et le saut de Leucade s’apparente aux rituels magiques étudiés par Faraone et Winkler31. Dès lors, le transfert érotique tel que décrit par Winkler suppose l’action d’un amoureux transi qui transfère sa souffrance sur celui qu’il aime (ou dans ce cas-ci sur son rival), interchangeant les rapports de pouvoir et plaçant dans le rôle de victime le bourreau de celle-ci (Winkler 1990 : 87).

Cette dimension punitive rattachée à ces deux personnages évoque donc à la fois un aspect éthique et religieux. Condamnée par les dieux, Artemisia exécute la prescription rituelle prescrite par l’oracle ce qui confère à son geste une signification d’expiation qui n’était pas nécessairement présente dans les sources précédentes. Chez Charinos, la prière de ce personnage est renversée par une justice divine qui punit l’auteur de ce mauvais sort32.

30 Le souhait de Charinos peut être rapproché de ce que Faraone décrit comme des « charmes de séparation »

(diakopai) ou des « charmes de haine » (misêthra), (2006 : 179, n. 79). Le charme érotique et l’éros dans sa nature péjorative peuvent en effet être considérés comme des malédictions.

31 « Étant donné ces similarités entre les charmes agôgè et les malédictions, on peut comprendre que les

chercheurs aient appliqué les explications psychologiques des rituels de malédiction aux charmes érotiques » (Faraone 2006 : 16). Faraone définit ainsi les charmes agôgè comme : « un charme érotique qui brûle ou torture la victime (en général une femme), afin de la mener hors de son foyer vers l’exécutant du charme (en général un homme) » (Ibid.: 163). Nous nous rappellerons ici de la valeur de l’éros chez les poètes méliques (chapitre II, deuxième source). Les rituels magiques et les transferts amoureux tels que décrits par ces différents auteurs montrent donc que les fonctions pragmatiques du rituel à Leucade s’apparentent à celles que l’on retrouve dans les charmes amoureux.

32 Le saut de Leucade décrit par Ovide ne présentait pas cette signification punitive. Ce serait une erreur de croire

que ceux qui meurent soient toujours coupables : le plongeon servant dès lors de preuve de culpabilité dans un système de justice ordalique. La dimension ordalique comprise dans un rituel ne détermine pas toujours la culpabilité d’un individu. Les dieux peuvent décider ou non d’intervenir sans que le saut ne soit nécessairement une forme de divination permettant de révéler une faute chez le performateur. En atteste la description chez Strabon (VIe source) où le saut n’est pas effectué par le condamné en vue de déterminer sa culpabilité, mais bien dans le cadre d’une performance rituelle qui permet de purifier la cité (la purification se produisant par l’action rituelle et non par la mort de l’individu). Toutefois, dans le cas de cette cinquième source, les circonstances décrites par Ptolémée Chennos concernant certains de ces personnages témoignent d’une forme de justice évidente.

Ainsi, le délire et la folie amoureuse permettent d’expliquer que le saut de Leucade possède une structure rituelle dont l’action principale (le plongeon du haut d’une falaise) s’apparente à un acte de mort : on met fin à sa vie dans un acte de folie provoqué par les dieux ou bien en raison d’un crime contre l’être aimé. Il est dès lors, intéressant de relever les propos de Cantarella qui explique que : « par précipitation étaient sacrifiés ceux qui, ayant commis une faute envers les dieux, leur étaient consacrés en expiation de leur faute » (Cantarella 2000 : 81)33. Il serait donc possible que le saut de Leucade, de par son rapport avec les puissances divines, conserve cette dimension associée aux transgressions religieuses démontrant une équivalence avec la douleur érotique et une forme de justice ordalique.