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Les sources primaires en contexte ethnographique 3.1 Introduction : anthropologie de la Grèce ancienne

3.4. Septième source : Servius et la perpétuation du rituel

3.4.5. Les professionnels de la douleur

Les pleureuses professionnelles expriment d’une manière ritualisée les souffrances associées au deuil et effectuent leur performance en vue d’une compensation monétaire. Dans le cadre des rituels de lamentation, nous pouvons nous intéresser d’une part, à la prise en charge des émotions par des « professionnels », mais également à la nature de leur performance qui entretient un rapport privilégié avec la mort.

La mise en scène de la souffrance s’apparente à la mise en scène d’un combat singulier. Ces actions sont prises en charge par la société ; elles représentent des aspects réels de la vie quotidienne, mais ces formes rituelles ne sont pas le reflet des événements de la vie courante, mais bien l’exagération ou la mise en scène spectaculaire de l’activité qu’elles veulent représenter. Le chant de lamentation et le combat de gladiateurs ne sont donc pas les miroirs de la réalité, mais celle-ci est déformée par les aspects ritualisés de la performance, qui dans le cas des pleureuses se rapporte à une dramatisation de la souffrance.

Dans les rituels de lamentation, on peut observer la dramatisation d’une situation d’extrême souffrance, où la perte de contrôle, que ce soit dans l’ivresse ou la folie douloureuse, passe par l’expression violente de la douleur. L’image classique de femmes s’arrachant les cheveux et se déchirant la poitrine suggère une perte de contrôle provoquée par la douleur qui se voit balisée par l’usage de professionnels. La plainte est dèslors chantée pour l’être disparu, dans l’expression poétique de la souffrance endeuillée. Ce sont donc des « professionnels » et non pas les membres de la famille qui expriment leurs peines et on peut dès lors se questionner sur la valeur de l’émotion comprise dans cette forme rituelle92.

professionnels à Leucade et chez Servius comme dans la gladiature, la performance prend l’aspect d’un rituel collectif pouvant ou non revêtir un aspect religieux.

92 Alexiou explique que les chants de lamentation étaient au départ probablement chantés par les femmes de la

famille, mais que dans la période qui suit l’antiquité classique, on aurait pris l’habitude d’engager des étrangers, établissant une ritualisation de la douleur afin de contrôler les débordements extatiques de ces représentations ;

La ritualisation pose donc un écart entre l’émotion et la performance tandis que le saut mythique est décrit comme la performance en elle-même et non pas comme une représentation ritualisée de la douleur. Dans le cas où le saut conserverait sa dimension érotique, le saut de Leucade et les rituels de lamentation auraient donc le point commun d’exprimer la souffrance d’une manière ritualisée. Pourtant, aucune mention de la signification du saut n’est présente dans le Servius Danielis. On peut dès lors se demander quelle signification prend la version « professionnelle » du saut de Leucade dans cette source et quelle est l’efficacité recherchée lorsqu’il prend la valeur d’une représentation rituelle.

Chez les pleureuses, la ritualisation de la souffrance n’est pas simplement la « représentation » ou la «théâtralisation » d’un sentiment de douleur, mais répond à une efficacité pragmatique concernant la vie après la mort. La valeur fonctionnelle du rituel de lamentation est de permettre au mourant de partir en paix : « It could not depart easily of some vow had remained unfulfilled, or if close ties and family obligations were left behind » (Alexiou 1974 : 5). La lamentation inclut donc un contact direct entre le monde des morts et le monde des vivants et les chants des pleureuses ne peuvent certes pas réaliser les espoirs inachevés du défunt, mais concernent le repos de son âme.

Ne pas remplir cette obligation mettrait en péril le monde des vivants et le rituel permet donc de séparer les espaces, comme les autres rituels concernant une communication entre le

M. Alexiou, The ritual lament in Greek tradition, Cambridge Eng.: University Press, 1974, p. 15. L’explication que donne Alexiou d’un rituel potentiellement dangereux et pris en charge par des professionnels pourrait expliquer le saut décrit chez Servius comme l’ « atténuation du rituel », où le rite devient la performance en elle- même et s’inspire des propos du mythe pour les représenter d’une manière théâtralisée ; sorte de dramatisation d’une situation extrême dans le cadre d’une précipitation rituelle. Nous devons toutefois prendre des précautions afin de ne pas entrer dans le thème fort imprécis de la désacralisation du rituel qui donne une lecture évolutive du phénomène religieux. Cette lecture présente le mythe comme la part « sauvage » de l’homme qui serait représentée d’une manière atténuée dans le rite. On peut reconnaître l’explication de certains rites dans des mythes où se déploie une violence transgressive qui pourrait représenter l’expression d’un renversement dans les récits mythologiques et non pas la part sauvage et primaire de l’homme religieux, évoluant à grands pas vers la rationalité philosophique. Selon notre hypothèse initiale, le saut de Leucade serait la dramatisation d’un suicide et dès lors la représentation d’une situation extrême atténuée par la valeur performative du rite. La différence réside dans le fait que le plongeon est compris comme un acte sacré dont la structure et l’action culminante sacralisent un geste transgressif, comme le suicide amoureux et le sacrifice humain, qui ne peuvent avoir été cautionnés par la société antique selon nos connaissances de son système normatif.

monde des mortels et des immortels93. Le chant des pleureuses fait donc partie d’une ritualisation complexe associée au deuil qui maintient en place le monde connu. Parker indique que dans le cadre d’une mort violente, il convient de prendre des précautions supplémentaires et soulignons que le plongeon est la représentation d’une mort violente, tant au niveau du plongeon individuel que dans le rituel collectif94.

Le saut de Leucade revêt en effet l’apparence d’une mort transgressive où la simple action de plonger évoque dans le mythe un suicide et dans le rite précédent une valeur apotropaïque, dont la violence « réelle » ne pourrait jamais être prise en charge par la société95. En résumé, le plongeon, lorsqu’il n’est pas un jeu ludique ou une pratique rituelle, prend la valeur d’une mort violente. C’est un meurtre lorsqu’un individu est poussé du haut d’une falaise, une condamnation à mort ou bien un suicide et le choix de la mort par précipitation aurait l’avantage d’effacer les restes de souillure et d’éviter à la famille les apprêts d’une sépulture douloureuse. Cette angoisse à propos des morts violentes est chantée par les pleureuses et la peur de ne pas retrouver le corps de ceux morts en mer est un thème commun de leurs chants96.

Le rite reprend donc les propos du mythe ou bien représente une action de la vie courante telle que le plongeon dans la mer, le combat singulier ou l’expression de la tristesse

93 Le monde des Enfers est ambivalent. Il est le royaume des morts, mais également la demeure de personnages

immortels, comme c’est également le cas des profondeurs sous-marines. Ces deux espaces sont parfois visités par des mortels et des immortels, dont les aventures sont désignées sous le nom de catabase. Ces histoires sont souvent l’occasion d’une réflexion sur les possibilités de bonheur de la vie terrestre, souvent formulées par les vivants qui rencontrent en ces lieux des êtres chers. La question de la souffrance, inhérente à la vie humaine et donc centrale, tant dans les rituels funéraires que dans les grands récits eschatologiques de la société grecque.

94 Parker, Miasma : pollution and purification in early Greek religion, Oxford, 1983. En effet, l’inhumation du

corps pose problème, surtout dans un univers religieux où l’on croyait que celui qui n’avait pu recevoir une sépulture adéquate risquait d’errer dans le monde des vivants.

95 E.P. Garrisson, Groaning tears : ethicals and dramatics aspects of suicide in Greek tragedy, Leiden ; New

York: Brill, 1995, p. 11-12.

96 La peur de mourir en mer est un thème commun d’un peuple de navigateurs tels que les Grecs. Ce thème est

présent à la fois dans le chant des pleureuses et dans les discussions des différents personnages d’une catabase où les morts profitent de la présence d’un mortel dans les Enfers pour demander d’être inhumés. Un exemple typique donné par Alexiou se trouve dans la première Nékuia au chant XI de l’Odyssée. Un des compagnons d’Ulysse, est tombé « ivre » du toit de la maison de Circé et il supplie son ancien chef dans les Enfers de lui rendre les honneurs adéquats : « Ne me laisse pas derrière toi sans pleurs ni sépulture, au moment de ton départ ; crains que je ne soulève contre toi la rancune des dieux » (XI, 70-75). Notons qu’il tombe ivre, à l’instar du saut de Leucade décrit chez Euripide (source III).

endeuillée. Les combats de gladiateurs et le chant des pleureuses entretiennent un rapport privilégié avec la mort ; les premiers dans les possibilités mortelles du combat et les deuxièmes dans l’expression de l’émotion violente associée au deuil. Le saut de Leucade, serait pour sa part dans le mythe l’expression de la souffrance amoureuse et dans sa nature ordalique, il représenterait un acte transgressif, possiblement atténué par la représentation rituelle.

Évoquant plus de questions que de réponses, il est pourtant impossible de donner une explication satisfaisante de la perpétuation du rituel mentionnée chez Servius, mais nous pouvons interroger les autres sources se rapportant au saut de Leucade, provenant encore une fois du Servius Danielis, mais aussi du manuscrit du Ve siècle, qui relèvent un rapport différent entre l’amour et de la mort précédemment évoqué à propos du rituel.