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Le traitement des sources primaires

2.2. Deuxième source : le fragment 31 Page d’Anacréon

2.2.6. Justice érotique

Les lignes 21-24 font l’objet d’une discussion à propos du concept de « justice érotique » développé chez Carson et les modernes interrogent ce curieux phénomène du « transfert » de la passion amoureuse. Nous allons donc résumer brièvement les différentes opinions qui ont été émises à ce sujet avant de présenter de quelle manière cette forme de

62 Fragment I, L-P. Trad. Brunet, 1991.

63 Ce qui ne veut pas dire que ce soit les sentiments réels des poètes qui soient exprimés, mais il se pourrait plutôt

que l’insertion de leurs noms soit due à la perpétuation de leur figure dans la mémoire collective (Brunet 1991 : 10).

64 « On connaît les vers de Ménandre à ce sujet : « Sapho est la première, dit-on, qui, dans le délire de la passion,

et lasse d'avoir poursuivi en vain de son amour l'insensible Phaon, s'élança du haut de cette roche resplendissante, en invoquant ton nom, ô divin maître...» ; Strabon, Géographie, 10.2.9, traduction française de François Lasserre, Paris: Les Belles Lettres, 1969.

65A. Carson, « The justice of Aphrodite in Sappho » dans E. Greene (Éd.), Reading Sappho: Contemporary

Approaches, Berkeley: University of California Press, 1996, p. 231. Voir aussi du même auteure : Eros the bittersweet, Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1986.

« justice érotique » concerne le rituel leucadien. En effet, si « l’Hymne à Aphrodite » est l’un des éléments qui a inspiré le saut rituel de Leucade, il convient de bien comprendre la conception de l’amour et la notion de justice que le suppliant implore et qui a pu être reprise et modifiée par les auteurs ultérieurs.

Carson décrit ce transfert comme une forme de poursuite amoureuse propre à un amour homoérotique qui impliquerait un transfert d’identité entre le poursuivant et le poursuivi. Pour l’auteure, ce transfert représenterait en réalité l’action du temps où l’être aimé (en la personne de l’éphèbe) deviendrait éventuellement un adulte et incarnerait dès lors le poursuivant plutôt que le poursuivi66. Cet ordre des choses implique donc une forme de justice érotique : « un jour elle souffrira à son tour, tel est l’ordre des choses » et la justice divine ne serait donc pas l’intervention directe d’Aphrodite rendant fou d’amour « celui qui a causé du tort », mais évoquerait plutôt une justice naturelle représentée par le fameux d’ δηὖτε, qui témoignerait de cette succession temporelle67.

Greene conteste cette interprétation en récusant le rapport de force développé par Carson. Elle interprète plutôt le phénomène du transfert amoureux comme la promesse d’un amour réciproque et l’intervention d’Aphrodite permettrait d’être aimé en retour. Aphrodite

66 Ce type de relations serait issu des conventions de l’homosexualité grecque : « There are clearly defined ages

of life appropriate to the roles of lover and beloved (…) In the course of time the beloved will naturally and inevitably become a lover, and will almost inevitably experience rejection at least once. This idea recurs repeatedly in Greek poetry and surely reflects a common human experience » ; K.J Dover, Greek homosexuality, Cambridge: Harvard University Press, 1978, pp. 227-228. Sur le transfert homoérotique voir aussi Faraone qui relève pour sa part que le thème de la « poursuite érotique » est plus souvent appliqué aux relations homosexuelles dans la littérature ; C.A. Faraone, Philtres d’amour et sortilèges en Grèce ancienne, Paris: Payot, 2006, p. 76. La justice du temps est dès lors contenue dans la promesse que le poursuivi souffrira à son tour.

67 « Her language emphasizes, especially by repetition on the adverbs δηὖτε (15, 16, 18) and ταχέως (21, 23), the

rhytm of time which orders erotic experience, creating and recreating the same impasse (déute) and ever proposing the same consolation (taxéos) » (Carson 1996 : 231). C’est effectivement l’idée de Carson que les lignes 21-24 proposent une théorie générale de la justice et Aphrodite est comprise comme une justicière : « She is not praying to Aphrodite for a reconciliation with her beloved. She is praying for justice » (Ibid.) et pour Carson, cette répétition impliquerait donc l’ordre naturel des choses, contenu dans l’émanation d’une justice divine.

n’offrirait donc pas le pouvoir à Sappho d’interchanger son identité érotique, mais « the power to seduce another into a relationship of mutual desire »68.

Ces deux positions ne reflètent pourtant pas l’interprétation de Page pour qui les lignes 21 à 24 indiquent que l’être aimé poursuivra Sappho qui fuira à son tour69. Le « renversement de la passion » se retrouve en effet dans différents sortilèges érotiques et notamment dans le saut de Sappho à Leucade décrit par Ovide (source IV)70 :

« C’est de là qu’embrasé d’amour pour Pyrrha, Deucalion s’est jeté et son corps a touché l’eau sans se blesser. Aussitôt, un amour réciproque a transpercé l’insensible cœur de Pyrrha ; délivré, Deucalion s’est détaché de sa passion. Voilà la propriété de ce lieu. Gagne tout de suite les hauteurs de Leucade et saute sans crainte du rocher » (167-172)71.

Dans cette source, l’efficacité rituelle n’est donc pas propre à inspirer le sentiment amoureux, mais le saut de Leucade prend la valeur thérapeutique d’un curieux transfert amoureux. La prière que Sappho destine à Aphrodite appelle une délivrance (I, 16), celle des affres du souci (I, 25-26) et de la souffrance et du trouble qui naît dans son cœur (I, 17-18). La déesse de l’amour serait donc invoquée pour délivrer le personnage de la passion amoureuse, mais comme le démontre la discussion précédente, différents moyens se prêtent à cette guérison. Le saut de Leucade est dès lors compris comme un espace poétique permettant de « penser » la souffrance amoureuse et les différentes perceptions à ce sujet contribuent à construire les fonctions du saut rituel, conservant toujours l’image de l’amour comme une possession terrifiante s’incarnant dans la figure d’Éros et d’Aphrodite.

68 E. Greene, « Apostrophe and women’s erotics in the poetry of Sappho », dans E. Greene (Éd.), Reading

Sappho : contemporary approaches, Berkeley: University of California Press, 1996a, p. 246 : « The speaker ask Aphrodite to be her summakos not in order to conquer of dominate the beloved, and certainly not to make the beloved passively accept Sappho’s affections. Rather, « Sappho » calls on Aphrodite to help stir the beloved from passive indifference to active affection ». Sappho ne demande donc pas explicitement que son ennemi souffre à son tour, mais elle supplie la déesse d’être son alliée dans la bataille et de l’aider à effectuer cette conquête.

69 D. L. Page, Sappho and Alcaeus : an introduction to the study of ancient Lesbian poetry, Oxford: Clarendon

Press, 1959.

70 Ovide, Quinzième Héroïde, 167-172.

71 Texte établi par Henri Bornecque et traduit par Marcel Prévost, Deuxième édition, Paris: Les Belles lettres,

1961. Chez Ovide, il est explicite que le poursuivi souffre à son tour et nous sommes bien dans le cas d’un transfert amoureux, où Pyrrha brûle d’amour et Deucalion est libéré en retour.