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Retour analytique sur l’entretien avec Gabriel

Chapitre 4 : Présentation et analyse des résultats

4.1 Présentation des idéaux-types

4.1.1 Le compétitif

4.1.1.2 Retour analytique sur l’entretien avec Gabriel

De cet unique entretien, je crois que suffisamment d’éléments importants sont ressortis et me permettent de construire ce premier idéal-type qu’est le compétitif. En revenant sur ces éléments-clés de l’entretien, il est possible de dégager divers traits formant un véritable ethos du travailleur. En débutant par des questions sur son parcours personnel et familial, on comprend qu’il n’est pas arrivé par hasard comme représentant pharmaceutique, ayant un sens du commerce qui provenait de ses parents et des aptitudes sociales « innées ou acquises » en plus de son intérêt pour les sciences naturelles. En complétant sa formation à la fois en biochimie et en développement d’affaires industrielles, il démontre très tôt son intérêt à travailler dans une industrie qui allie ses intérêts scientifiques et commerciaux. Le métier de représentant pharmaceutique semble ainsi naturel pour lui42.

Au moment où je lui demande de me parler de son processus d’embauche et plus précisément des compétences recherchées pour devenir représentant pharmaceutique, on comprend rapidement qu’il se considère véritablement comme une petite entreprise qui entretient des partenariats d’affaires avec de plus grandes entreprises, soit les employeurs. En effet, deux éléments ont attiré mon attention : la capacité à analyser ses propres performances ainsi que la capacité à se distinguer dans le marché de l’emploi. Ces éléments, qui peuvent sembler banals au premier regard, vont davantage être développés tout au long de l’entretien. D’abord, Gabriel considère les performances individuelles comme étant d’une importance très élevée et indique même que ses motivations à performer ne sont pas tant de l’ordre de l’appât du gain – obtenir un meilleur salaire – mais bien d’une tendance naturelle à bien performer.

42 Il est d’ailleurs l’un des seuls à m’avoir clairement indiqué sa volonté de travailler comme représentant

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Ce qui est également intéressant de souligner dans cette capacité à analyser ses propres performances, c’est l’autoévaluation lui permettant lui-même d’ajuster le tir, sans attendre l’évaluation d’un supérieur. Le contrôle de soi dans une optique de performance est permanent, car il a accès aux indicateurs de performance en tout temps. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il consulte à tout moment ces indicateurs, mais le souci de ses propres performances, souligné à maintes reprises par Gabriel, témoigne d’un changement de paradigme dans la gestion de personnel chez les salarié.es d’une entreprise. L’autocontrôle des salarié.es donne l’impression qu’on ne travaille plus tant pour une entreprise, mais qu’on travaille pour soi et que le management n’est plus aussi présent pour exercer sa domination dans sa structure hiérarchique.

À ce propos – et pour revenir sur sa capacité à se distinguer sur le marché de l’emploi – Gabriel adopte un discours qui est tout à fait conforme à la philosophie libérale : l’emploi qui se constitue en « marché » est un milieu virtuel dans lequel des employeurs contractants et des employés contractuels en viennent à un accord pour un travail donné en échange d’un salaire négocié par les deux parties qui se veulent égales. La relation de subordination salariale est ainsi évacuée, car si le salaire ou les conditions sont insuffisants, c’est qu’elles correspondent aux « lois » économiques de l’offre et de la demande considérées comme justes, ou encore parce que ces conditions sont mal négociées et que l’employé.e n’a alors qu’à quitter son emploi pour un autre s’il ou elle demeure insatisfait.e.

Dans cet esprit, la capacité à se distinguer sur le marché de l’emploi provient alors de la capacité à se distinguer des autres personnes contractuelles en concurrence pour les mêmes contrats de travail. Autrement dit, en se distinguant des autres sur le marché, on devient soi-même plus attrayant.es, on facilite alors son embauche et on attire de meilleurs salaires. Gabriel fait allusion à ce marché de l’emploi où le travailleur est vu comme une marchandise parmi d’autres s’échangeant selon les « lois du marché » en affirmant se considérer lui-même comme un « produit », un « brand » qui a une valeur sur le marché de l’emploi et en soulignant le fait qu’il détient des actifs attrayants pour les employeurs de l’industrie pharmaceutique. Comme il a tenu à le souligner, Gabriel détient son réseau de clients, qu’il connaît bien, et qu’il sait entretenir de bonnes relations d’affaires, ce qui permet à son employeur de profiter de la «

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valeur ajoutée » découlant de ses capacités personnelles et de son « background scientifique » permettant de vendre plus de marchandises et de réaliser de meilleurs profits.

Se recoupe ensuite la notion de performance représentant l’essence même de son existence, « c’est dans ma nature ». S’il est très probable que cette exigence de performance ne provient pas nécessairement de l’emploi occupé, mais plutôt d’activités réalisées dans l’enfance et de sa socialisation, il n’en demeure pas moins qu’elle contribue énormément à sa réussite personnelle et à sa capacité à se distinguer sur le marché de l’emploi. En somme, le « sujet néolibéral » est un individu de performance ne se traduisant pas nécessairement par un assujettissement produit par le marché de l’emploi basé sur la concurrence. C’est aussi parce qu’il récompense fortement les individus qui souhaitent performer et qui en recherchent des manières de performer comme Gabriel, qui semble avoir acquis cet intérêt davantage par sa socialisation que par un assujettissement aux normes néolibérales. De ce fait, il est « en haut du panier » dans l’échelle salariale dû à ses performances individuelles et il est activement à la recherche de compétition qu’il retrouve dans ses activités personnelles de coach de soccer. Cependant, on retrace dans son discours que l’attirance qui l’habite pour les milieux compétitifs provient plus vraisemblablement des sports de compétition qu’il a pratiqués plus jeune et possiblement de ses parents qui ont travaillé dans le commerce.

Cela dit, on notera que cette mention de son rôle d’entraîneur de soccer a émergé lors de la discussion sur son futur professionnel au cours de laquelle il a indiqué vouloir devenir gestionnaire. Cette section de l’entretien s’est avérée très intéressante dans la mesure où il a indiqué non seulement sa motivation à gravir les échelons et faire progresser sa carrière, mais également qu’il considère cette expérience d’entraîneur comme une activité de développement personnel faisant fructifier son « capital humain » pour reprendre le langage de Gary Becker. En s’investissant dans une activité telle que le coaching, cela lui permet du même coup d’investir dans sa propre personne en exerçant ses compétences afin devenir un meilleur gestionnaire dans sa vie professionnelle, ce qui contribuera aussi à faire avancer sa carrière.

En somme, l’idéal-type du compétitif est un individu qui joue pleinement les règles du jeu du marché de l’emploi. De nature compétitive, il adhère aisément aux préceptes d’un mode de vie

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basé sur la concurrence et n’hésite pas trouver des manières de se distinguer. Confiant en ses moyens, il ne vit pas d’insécurité par rapport à son emploi, car il performe très bien dans son travail et qu’il arrive ainsi à se distinguer de ses concurrents sur les marchés du travail. Même s’il en venait à perdre son emploi à la suite d’une restructuration, il estime que « c’est relativement facile pour [lui] de se trouver une job ». Par ailleurs, pour le compétitif, la relation salariale n’est pas vécue comme une relation de subordination traversée par un sentiment de redevabilité à son employeur: elle est plutôt vécue comme un partenariat d’affaires entre deux parties qui s’entendent sur un contrat. On notera enfin, comme je viens de l’étayer, que cet idéal-type semble plus caractéristique d’une réalité masculine qu’on pourrait expliquer par la socialisation – par exemple le désir de compétition associé à la masculinité – et par la structure patriarcale de nos sociétés qui rend plus difficile la progression en carrière des femmes si l’on se fie aux élaborations théoriques de Brown (2015). Je reviendrai sur ce point plus tard dans ce chapitre.