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Chapitre 1 – Néolibéralisme et entreprisation de soi : définition du

1.2 Principes philosophiques du néolibéralisme et sa genèse

1.2.2 La méthodologie hétérodoxe hayekienne

Un second élément important dans la pensée hayekienne qui viendra plus tard chambouler la science économique est son approche hétérodoxe. En effet, celui-ci fait de l’économie une science qui a recours à un « individualisme méthodologique » (Dostaler, 2001), dans la mesure où sa conception de l’économie ne relève pas d’un ensemble de constructions mathématiques macrosociales ou encore d’une compréhension de l’humain qui se résume à de stricts calculs, mais bien d’une conception microsociale qui s’intéresse aux multiples déclinements des interactions interindividuelles. Ainsi, Hayek fait une critique des économistes de son temps qui se bornent à réaliser des prévisions mathématiques, la macroéconomie étant « le lieu principal de l’erreur scientiste » (Dostaler, 2001). L’économie se serait donc éloignée de son objet, « [l’] humain, doté de liberté et de volonté, dont le comportement est imprévisible. Seule une approche subjective, l’individualisme méthodologique, est en mesure de nous permettre de comprendre les processus sociaux et économiques » (Dostaler, 2001 : 47). Si dès lors, l’objet de l’économie est l’être humain, la réflexion de Hayek suppose la mise en relation de ces humains qui forment société. Or, il a recours à l’idée que le dynamisme de la vie sociale est alimenté par des « forces sociales spontanées », opposées à la coercition de l’État qui impose par sa domination des buts et des objectifs à l’orientation de l’action humaine, portant alors atteinte à la liberté de choix des individus: c’est le « principe fondamental » du libéralisme selon Hayek (2010[1944]). Les forces sociales spontanées sont, en quelque sorte, les actions non intentionnelles, sans visées consciemment rationnelles, orientées vers le meilleur choix possible qui s’offrent à chacun des individus composant le tissu social. « L’ordre spontané » qui en est issu :

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« est le résultat de l’action humaine sans être pour autant le fruit d'un dessein conscient, sans avoir été voulu et construit rationnellement. Telles sont les grandes institutions sociales: le langage, la morale, le droit, la monnaie, le marché. Aucun esprit humain n'a consciemment planifié ces institutions, qui sont le résultat d'une longue évolution historique et qu'on ne peut supprimer par un acte volontaire sans risquer le retour à la barbarie. »(Dostaler, 1999 : 127)

Cette conception de la société doit être comprise comme un processus dynamique, non régi par des lois naturelles, mais bien par l’action humaine, alimentée dans sa quotidienneté et par la mise en relations de ces actions. L’objectif de la refonte du néolibéralisme est donc de mettre en place un jeu de la concurrence par l’entremise de l’action étatique, c’est-à-dire de produire une « course » hobbesienne5, soit un « certain mode de conduite du sujet qui cherche à surpasser et à devancer les autres dans la découverte de nouvelles occasions de gains » (Dardot et Laval, 2009 : 211). Extrapolé à l’ensemble de la société, c’est en finalité un ensemble d’individus compétitifs, prêts à se mettre en concurrence les uns contre les autres, afin de susciter un contexte propice à faire ressortir le meilleur de soi-même, afin de ne pas se retrouver surclassé. En d’autres termes, il s’agit de promouvoir le meilleur que chacun.e puisse atteindre selon les opportunités se présentant à lui ou elle, car les humains doivent, toujours selon Hayek, constamment être à la recherche d’occasions pour dépasser autrui et avoir l’avantage sur leur prochain. Le progrès, les découvertes scientifiques, les inventions ne seraient possibles que par des incitatifs concurrentiels qui agissent directement sur les individus, « de l’intérieur ». En somme, cette proposition hétérodoxe pour la science économique a certes permis de recentrer l’intérêt de l’économie sur l’intentionnalité individuelle et cela aura indubitablement des impacts sur la science économique de la seconde moitié du 20e siècle6.

5 Dans un passage énumérant les « passions » vécues et ressenties par l’être humain, le philosophe anglais compare

la vie humaine à une course, dans laquelle la nature de l’être humain cherche à surpasser son prochain : « Considérer ceux qui sont derrière, c'est la gloire; Considérer ceux qui sont devant, c'est l'humilité; Perdre du terrain en regardant derrière, la vaine gloire […] Essayer de dépasser celui qui précède, l'émulation […] Être toujours dépassé, c'est la misère; Toujours dépasser celui qui précède, c'est la félicité; Et abandonner la course, c'est mourir » (Hobbes, 1977[1642] : 176-177)

6 Sans suggérer un lien de causalité direct avec l’économiste Gary S. Becker qui aura l’occasion de présenter sa

théorie du capital humain dans la décennie des années 1960, on comprend dès lors que l’influence hayekienne a eu des ressorts sur la construction d’une science économique cherchant à optimiser la mise en place d’un régime concurrentiel ayant comme point de départ l’intentionnalité de l’être humain. Les conditions pour l’émergence du « sujet néolibéral » commencent tranquillement à s’assembler.

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La conception du libéralisme et du rôle de l’État chez Hayek a donc ouvert la porte à un remaniement en profondeur des perspectives sur le rôle de l’action étatique dans l’ensemble des sphères de la vie sociale. Le mot d’ordre à retenir ici est assurément la concurrence, moteur principal de l’activité humaine, permettant l’avancement des sociétés, son progrès, l’innovation, tous régis par des forces spontanées, réalisées simultanément par chacun des membres d’une société. Une illustration évidente de l’application des préceptes du néolibéralisme aux pratiques d’État de l’action étatique peut se constater dans l’éloge effectué par Margaret Thatcher aux travaux de Hayek en Chambre des communes au parlement britannique en 19817 (Dostaler, 2001). Également, Milton Friedman, qui occupe la fonction de conseiller financier du président états-unien Ronald Reagan durant les années 1980, fut un élève de Friedrich Hayek à Chicago. Le lien entre l’école de pensée hayekienne et l’adoption de politiques néolibérales par les États dans les années 1980 ne peut être plus évident. La question qui doit être posée ici est comment sommes-nous passés d’une forme de libéralisme qu’on pourrait nommer interventionnisme « keynésien », qui s’est concrétisée par une forte implication de l’activité étatique dans l’organisation de programmes et droits sociaux comme filet social, à un interventionnisme de type néolibéral au tournant des années 1970 faisait de la mise en concurrence le fer de lance de son intervention ? En outre, c’est à partir de ce moment dans l’histoire du libéralisme que se dessine le problème de recherche. Les politiques néolibérales se sont déployées en réorientant l’action étatique vers la mise en concurrence des individus et la dissolution du filet social. Dans les milieux de travail, la flexibilisation et la précarisation de l’emploi visaient également à susciter cette mise en concurrence des individus. Comment alors ces transformations sur les plans politiques et dans les modes de gestion de l’entreprise privée ont-elles modifié le rapport au travail?

7 Dostaler rapporte précisément les propos de Thatcher dans son ouvrage : « Je suis une grande admiratrice du

professeur Hayek. Il serait bien que les honorables membres de cette chambre lisent certains de ses livres, la Constitution de la liberté, les trois volumes de Droit, législation et liberté » (Dostaler, 2001 : 24)

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