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La crise de l’État-providence et ses bouleversements politiques

Chapitre 1 – Néolibéralisme et entreprisation de soi : définition du

1.2 Principes philosophiques du néolibéralisme et sa genèse

1.2.3 La crise de l’État-providence et ses bouleversements politiques

Pour Foucault, la période de 1930 à 1970 est en fait une « crise du libéralisme », qui se manifestera à travers de multiples réflexions et évaluations de la pratique de l’« art de gouverner» (2004a). Cette période se présente d’une certaine manière comme une période tampon, qui mettra en place tout un ensemble de dispositifs censés lutter contre le nazisme, le fascisme ou encore le communisme, l’objectif étant alors d’« éviter ce moins de liberté » qu’occasionneraient ces différents types de régimes politiques. Le prix à payer dans ce contexte fut l’installation d’un vaste éventail de dispositifs de pacification et de contrôle des masses salariées qui s’établira dans l’ensemble des États occidentaux, communément appelé le fordisme, ou le « compromis fordiste ». On verra alors l’apparition, selon les contextes nationaux, de divers programmes, protections et droits sociaux. Les luttes syndicales et politiques feront des gains importants et les salariés connaîtront des hausses de salaire qui suivront – du moins pendant un temps - la croissance des profits réalisés par les entreprises. Cela se traduira également – mais différemment selon les contextes nationaux - par l’accès à la consommation et par l’élévation du niveau de vie des classes ouvrières historiquement défavorisées. Gains pour les travailleurs et perte du levier de pouvoir pour les dirigeants: état de crise donc du libéralisme, qui suppose « des travailleurs qui soient politiquement désarmés pour ne pas faire pression sur le marché du travail » (Foucault, 2004a: 68), tout le contraire du compromis fordiste. Pour les réformateurs néolibéraux, les gains politiques acquis à la suite de nombreuses luttes - syndicales, féministes, antiracistes - ont en quelque sorte mené à une « crise de la gouvernabilité » (Gorz, 1997).

Or, contrairement à la pacification attendue par les dirigeants politiques qui ont adopté l’interventionnisme keynésien, on assista à un « grand refus » des classes historiquement opprimées, comme l’exprime André Gorz. Ce refus se fera sentir autant dans les milieux de travail que dans le refus de l’État. Dans les milieux de travail, c’est le refus des cadences, des salaires médiocres, des taux de productivités ou tout simplement d’obéir et de se présenter au travail. Dans la sphère politique, c’est le refus du contrôle étatique par l'appareil bureaucratique

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déployant son pouvoir dans la vie quotidienne8 (Gorz, 1997). Pour Hayek et ses émules, l’État « ordonnateur » de la vie sociale était tenu responsable de tous les problèmes sociaux. Il devenait par ce fait « trop visible et attaquable »: la solution est donc de se retirer en apparence et laisser place à un « ordonnateur invisible et anonyme dont les lois sans auteur s'opposeraient à tous par la force des choses » (Gorz, 1997: 25). En outre, les organisations capitalistes, ressemblant énormément au modèle étatique par leur forte bureaucratisation, devenaient également vulnérables dans leur rapport de domination. Le pouvoir dirigeant des entreprises devait alors être décentralisé et géré de manière diffuse, structuré par des divisions de l’entreprise autonomes afin de diviser les travailleurs, ces solutions convergeant dans le fait qu’elles permettaient de lutter contre le pouvoir collectif de négociation qui faisait pression sur les gestionnaires.

En somme, les « gouvernés » avaient acquis un certain pouvoir politique et économique à un point tel que l’élite mondiale se plaignait d’une situation dite « ingérable » dans laquelle les « gouvernants étaient devenus incapables de gouverner du fait de la trop grande implication des gouvernés dans la vie politique et sociale » (Dardot et Laval, 2009: 278). Or, devant la fragilité croissante de la domination des gouvernants et devant la remise en cause du pouvoir au sein de l’entreprise, il fallait mettre fin au compromis fordiste et à l’interventionnisme keynésien. Selon la formule simple de l’individu calculateur propre de l’homo eoconomicus, les désavantages de l’interventionnisme keynésien devenaient plus importants que ses avantages. La production de biens ayant souvent atteint son stade de maturité dans de nombreuses industries et se caractérisant par une production rigide et une difficulté à innover, la flexibilité dans la main- d’oeuvre se présentait comme une solution pour accroître les marges de profits (Gorz, 1997). Il fallait alors mettre fin à ce mode d’organisation sociale9. On verra alors la réduction de

8 Dans le contexte français, ce sont deux éléments qui ont contribué à mai 68 décrits brièvement dans la

première section de ce chapitre.

9 Avec les taux de profits en chute des entreprises à la fin des années 60 à la suite des luttes syndicales et populaires,

conjoint à la crise pétrolière des années 70, on assistera à une hausse du taux de chômage et de l’inflation. Cette conjoncture servira à discréditer les politiques sociales et l’intervention étatique dans la préservation de droits et protections sociales: la coupe des dépenses publiques sera ainsi prescrite, menée de front par les gouvernements de Thatcher et Reagan, relayées également par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale à travers les États du globe. Dans ce contexte d’économie mondialisée, dont la concurrence commence à devenir le mot d’ordre, on assiste à la mise en place de dispositifs incitatifs à l'attrait des entreprises à venir s'établir et favoriser la libre circulation des investissements financiers.

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protections et droits sociaux, considérées comme des « rigidités » économiques, nuisant à la productivité et à la croissance de l'entreprise. Ainsi, alors que les problèmes sociaux étaient causés par le capitalisme et l'intervention étatique que devait fournir une solution à ces problèmes dans la période d'après-guerre, on assiste donc à l’inversion de l'origine des problèmes et de la solution par rapport aux trente années suivant la guerre: le capitalisme est la solution et l'État est le problème10.

Sans entrer toutefois dans la description et la critique des nombreuses politiques sociales qui témoignent de la transformation de l’État comme organisateur de la concurrence dès les années 197011, il est possible d’en dégager une logique qui témoigne du rapprochement avec les premières élaborations théoriques de Hayek qui cherche à trouver les conditions optimales dans lesquelles la concurrence peut se déployer. Ce faisant, la responsabilité de la réussite et du progrès de la société ne repose plus tant par l’organisation bureaucratique des États et des entreprises, mais bien sur la responsabilité individuelle de chacun et chacune de jouer le jeu concurrence des uns contre les autres. Le moteur de la vie économique globale repose donc sur les choix de vie, qu’ils soient de l’ordre du travail, de l’éducation, de la santé ou encore de la famille. La responsabilité des réussites et échec n’appartient plus alors au collectif, mais bien à l’individu. La tâche des politiques néolibérales est alors d’éduquer et d’inciter les individus à se responsabiliser. Comment donc s’est opéré ce glissement? Sur quelles assises scientifiques a-t-

10 La mise en place du néolibéralisme s'est présentée à un moment opportun d'un point de vue des luttes

idéologiques. Il s'est proposé comme étant la seule alternative pour l'avenir du capitalisme et n'a été confronté à aucune critique de la « gauche » politique. Cette « gauche » a quelquefois inconsciemment joué le jeu du néolibéralisme par erreur d'analyse, étant donné que l'intervention étatique était perçue comme foncièrement antilibérale (Laval, 2007) en opposition au « retrait de l'État » qui serait l'objet de la droite politique. Cependant, ce sera plutôt la transformation interne des partis politiques qui s'affichaient de « gauche » qui aurait consciemment adopté des tangentes néolibérales. Cette direction néolibérale se présentait non pas comme une idéologie de la droite, mais la « raison même », une rationalité qui surpasse l’opposition des partis politiques. On sera alors témoin de la refonte des partis qui historiquement se sont présentés de gauche - selon leur contexte politique - dans des orientations néolibérales, que ce soit le parti travailliste britannique, le parti socialiste français ou encore le parti démocrate états-unien. Dans le contexte canadien et québécois, on assistera bel et bien à la néolibéralisation de l’État avec différentes réformes de politiques sociales, qui visent notamment à faire glisser la responsabilité du chômage des entreprises et/ou de l’État vers les travailleurs et travailleuses eux-mêmes. Cela se traduira notamment par diverses mesures dites « d’activation de la main-d’œuvre », qui passera notamment par une refonte de l’aide sociale, visant à pénaliser les prestataires qui ne démontrent pas suffisamment d’intérêt à intégrer le marché du travail (Couturier et Gignac, 2012).

11 Pour un survol de ces transformations dans le contexte québécois, voir l’article Austérité, flexibilité et précarité

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on pu entrevoir un changement de paradigme dans la gestion de la performance collective? Pour répondre à ces questions, la théorie du capital humain développée par Gary S. Becker et son interprétation critique par Michel Foucault se révèle particulièrement éclairante à ce sujet.