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La fabrication du sujet néolibéral et problème de recherche

Chapitre 1 – Néolibéralisme et entreprisation de soi : définition du

1.4 Rapport au travail dans le néolibéralisme et précisions sur la question de

1.4.2 La fabrication du sujet néolibéral et problème de recherche

En remontant le fil de ce premier chapitre, je me suis intéressé plus particulièrement au courant « néo-foucaldien », repris ce cadre d’analyse en expliquant comment la pensée néolibérale a émergé avec Hayek pour ensuite se concrétiser avec Becker suivant le fil conducteur de l’argumentation de Michel Foucault dans son ouvrage Naissance de la biopolitique. Cette présentation historique de l’évolution de la pensée néolibérale devait nous amener à cerner les directives de cette pensée pour ensuite comprendre ses effets sur les transformations du rapport au travail. Dans leur ouvrage, Dardot et Laval ont consacré le dernier chapitre à ce sujet, intitulé La fabrique du sujet néolibéral dont je présenterai les grandes lignes.

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Le mot d’ordre à retenir pour Hayek étant la concurrence, il s’agissait donc de transformer le rapport au travail en un mode concurrentiel duquel chacun.e des travailleur.ses entrait en concurrence les un.es contre les autres. En reprenant le cadre d’analyse de Foucault, particulièrement la thèse de Surveiller et punir, Dardot et Laval présentent comment les travailleur.ses de l’ère industrielle ne se seraient « jamais […] spontanément convertis à la société industrielle et marchande par la seule propagande du libre-échange ni même par les seuls attraits de l’enrichissement privé » (2009 : 405). L’assujettissement des ouvrier.ères s’est réalisé par le développement de divers dispositifs tels que « les types d’éducation de l’esprit, de contrôle du corps, d’organisation du travail, d’habitat, de repos et de loisir » (2009 : 405) à travers les institutions telles que l’école, l’armée, la prison et pour finir l’usine, produisant un type de sujet particulier. La spécificité néolibérale, propre à la fin du fordisme – les années 1970 - duquel les forces de travail étaient bien organisées et les syndicats avaient le vent dans les voiles, réside dans un objectif de « supprimer ainsi tout sentiment d’aliénation et même toute distance entre l’individu et l’entreprise qui l’emploie » (Dardot et Laval, 2009 : 408) afin de désarmer les organisations collectives et donner du pouvoir à l’individu au travail. Les pratiques managériales et de gestion d’entreprise cherchaient, pour supprimer cette aliénation, à « faire que l’individu travaille pour l’entreprise comme si c’était pour lui-même » (Dardot et Laval, 2009 : 408).

Cependant, la personne au travail n’est pas une simple illusion du « sujet "empowered", libre, autonome et responsable » d’un sujet qui est véritablement « dominé, discipliné et névrosé ». Le sujet ne vit pas son assujettissement comme une renonciation de soi, mais plutôt comme « une forme de subjectivation, de réalisation de sa propre autonomie et liberté, de production de soi comme "moi gagnant" » (Platrinieri et Nicoli, 2017 : 10). Le langage des discours managériaux ne repose ainsi plus sur des champs lexicaux négatifs ou antagonistes (obéissance/désobéissance, domination/soumission), mais bien « en termes de degrés d’épanouissement et de réalisation de soi » (Ibid.). En effet, les discours managériaux misent sur « l’épanouissement [personnel] : il convient de se connaître et de s’aimer pour réussir ». En somme, « le management est un discours de fer dans des mots de velours » (Dardot et Laval, 2009) où l’adhésion à ces nouvelles normes managériales, cette subjectivation, se fait de

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manière pacifique et avec – pour l’individu au travail – le potentiel de devenir un véritable « sujet actif et autonome dans et par l’action qu’il doit mener sur lui-même » (Dardot et Laval, 2009). L’individu au travail perçoit ainsi véritablement l’opportunité d’avoir plein contrôle sur sa vie, ses décisions, ses réussites et réaliser son autonomie.

Cette nouvelle subjectivation n’a été possible qu’avec un « profond bouleversement du marché du travail » (Platrinieri et Nicoli, 2017), évoqué plus tôt dans le chapitre. Ainsi, les transformations des règles du jeu économique telles que la financiarisation de l’économie, les contrats de travail de moins en moins garantis, la « prolifération de l’emploi atypique » (Noiseux, 2014), la réduction du filet social, l’insécurité de l’emploi se faisaient sentir. On a pu ainsi observer le glissement de la responsabilité de la sécurité de l’entreprise, vue comme une « rigidité » à ses performances économiques, vers les travailleur.ses. En tant qu’entrepreneur de sa propre carrière, l’individu au travail doit alors garantir sa sécurité d’emploi non pas tant au sein de l’entreprise même, mais plus généralement sur les marchés de l’emploi en « veill[ant] constamment à être le plus efficace possible, à s’afficher comme totalement investi dans son travail, à se perfectionner par un apprentissage continuel, à accepter la plus grande flexibilité requise par les changements incessants imposés par les marchés » (Laval, 2014 : 156). Cette nouvelle responsabilité d’assurer sa propre sécurité d’emploi vient également avec des dispositions, des choix rationnels vis-à-vis le marché du travail en sélectionnant par exemple son diplôme universitaire en fonction des secteurs les plus lucratifs et économiquement viables, favoriser le développement personnel à travers diverses formations, que ce soit sur des compétences productives (maîtrise de logiciels, techniques de travail) ou des compétences interpersonnelles (leadership, travail d’équipe).

En somme, cette responsabilité se traduit en une valorisation de son propre « capital humain », duquel le sujet néolibéral doit de manière permanente « s’instrui[re] dans et dehors de l’espace de travail [et] augmenter la valeur de son portefeuille composé par ses compétences relationnelles, culturelles, émotives » (Paltrinieni et Nicoli, 2017 : 8). En adoptant une posture réflexive d’auto-évaluation de ses performances et de ses compétences, le sujet néolibéral peut alors aisément jouer le jeu de la concurrence, sachant se distinguer de ses pairs au sein de la même entreprise, mais également sur le vaste marché de l’emploi. En plein contrôle sur sa

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destinée, cette nouvelle « disposition intérieure », ce nouvel « ethos » est « incarn[é] par un travail de surveillance que l’on exerce sur soi et que les procédures d’évaluation sont chargées de renforcer et de vérifier » (Dardot et Laval, 2009). La valorisation de soi ne se limite alors pas aux frontières du travail alors que toutes activités, à la manière que présentait Gary Becker, peuvent être sujettes à la valorisation de ses compétences :

« Et ce développement de soi, cette autoproduction d’un sujet aux facultés personnelles vivantes est le but des jeux et des joutes, des activités artistiques et des sports dans lesquels chacun se mesure aux autres et cherche à atteindre ou à dépasser des normes d’excellence qui elles-mêmes sont l’enjeu de ces activités. » (Gorz, 2001 : 63)

Pour terminer, le « sujet néolibéral » est le nouvel individu au travail des années néolibérales. Entrepreneur de sa propre vie, il se constitue en un véritable ethos de l’entrepreneur : autonome, gestionnaire, prenant des initiatives, mais surtout – et à mon avis cela représente la clé de la compréhension de ce nouveau type de sujet – consiste à supprimer le sentiment de subordination inhérent au rapport salarial en faisant en sorte que l’individu travaille pour son employeur comme s’il travaillait pour lui-même, telle une microentreprise au sein d’une vaste entreprise.

Cette définition, cet ethos apparaissant comme une nouveauté dans les années 1980, semble être aujourd’hui la norme, à la lecture de Dardot et Laval. Cependant, quelques critiques peuvent leur être adressées, le fait qu’il n’y ait aucun travail empirique, outre les discours de personnalités politiques et de spécialistes en gestion des affaires. Répondre à cet écueil est justement l’objectif de ce mémoire, c’est-à-dire de réaliser un travail empirique visant à relever le ou les ethos du travail dans la société québécoise en prenant en exemple un domaine du travail particulier, dans ce cas-ci le travail de représentant.e pharmaceutique. Le second écueil, que je présenterai dans les prochaines lignes est qu’il n’y ait aucune considération pour les rapports de genre, rapports ethniques, ou rapports sociaux plus généralement, donnant l’impression que cet ethos est une réalité accessible à tous et toutes. Dans ce contexte, le « sujet néolibéral » semble ainsi arraché à notre réalité et tient plus d’une fiction philosophique que d’une véritable construction empirique.

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