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Chapitre 4 : Présentation et analyse des résultats

4.1 Présentation des idéaux-types

4.1.2 La carriériste

4.1.2.1 La situation d’entretien avec Karine

J’ai rencontré Karine à la fin d’une journée de travail du mois de septembre dans une bibliothèque municipale située près de son domicile. Vêtue d’un tailleur, des talons hauts et portant un sac à main de marque, elle m’a dès les premiers instants de notre rencontre fait penser au type de représentante qui aime afficher leur goût du luxe et dont on m’avait fait le portrait dans une entrevue précédente :

« j’ai des collègues, elles ont des sacs Mikael Kors avec le gros écusson […] des gros talons hauts clac clac tu sais les bijoux […] t’as l’air d’être cette image-là, on a tellement d’argent, regardez les bijoux, les souliers, les sacs à main. Tu sais, tu le vois [qu’elles sont des représentantes pharmaceutiques], c’est presque en néon là. » (Louise)

Évidemment affirmé avec une pointe d’humour, cette personne préférait justement s’habiller plus sobrement et de ne pas être reconnue comme représentante par les patient.es croisé.es

44 Dans la présentation du troisième idéal-type, que je présenterai après celui-ci, j’aurai justement l’occasion

d’illustrer un ethos du travail se rapprochant davantage de celui du fordisme avec des entretiens réalisés avec des individus d’un âge similaire.

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dans les cliniques. J’avais donc devant moi l’une de ces représentantes exhibant son goût pour le luxe, mais qui désirait néanmoins me rencontrer dans une bibliothèque publique, un endroit où, visiblement, elle n’avait pas mis les pieds depuis longtemps. Nous nous sommes installé.es dans une salle de travail réservée au préalable afin de commencer l’entrevue.

Karine est née sur une ferme d’un père fermier et d’une mère couturière. Elle souligne que ses parents n’avaient pas d’aspirations professionnelles particulières pour leurs enfants et qu’ils lui ont laissé le champ libre afin d’orienter son futur professionnel. La décision de se retrouver dans le milieu de la santé est selon elle, motivée par une expérience de l’enfance. À la suite d’un évènement particulièrement stressant, des boutons lui ont poussé sur les mains. Elle est alors allée rencontrer une dermatologue pour lui expliquer son problème : le seul fait de raconter son expérience négative aurait été suffisant pour faire disparaître les boutons. Karine m’a raconté cette petite anecdote pour m’expliquer pourquoi elle a, depuis ce moment, toujours voulu travailler dans l’univers des soins. Arrivée à l’université, elle s’est inscrite en diététique. C’est au cours de son parcours scolaire qu’elle a été mise en contact avec le monde de la représentation des ventes, car il arrivait que des représentant.es de produits nutritionnels visitaient l’université pour rencontrer les étudiant.es en diététique.

Avec son diplôme en poche, elle a tenté de percer dans le milieu de la représentation des ventes, mais sans succès dans un premier temps. Elle a donc déménagé dans le nord de l’Ontario pour y travailler comme diététiste, un peu contre son gré m’a-t-elle dit, car elle aurait voulu rester au Québec. Durant ses années en Ontario, elle cherche néanmoins à retourner au Québec dans un emploi qui conviendrait à ses besoins. Elle vise notamment un poste de diététiste en milieu hospitalier. Durant son séjour en Ontario, elle aura également l’occasion d’être consultante et représentante pour des produits diététiques auprès de personnes en démarche de perte de poids. Sa recherche d’emploi comme diététiste afin d’amorcer son retour au Québec s’est toutefois avérée sans succès, mais on lui ouvre alors toutefois la porte dans l’industrie pharmaceutique comme représentante. C’est dans ce contexte qu’elle est donc revenue au Québec en 2002 et son « petit côté entrepreneure » qu’elle avait eu l’occasion de développer à travers ses services de consultance a été remarqué par son employeur lors de son processus d’embauche.

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Karine n’a pas été d’emblée à l’aise avec le milieu de la représentation pharmaceutique. Elle a trouvé ses débuts difficiles parce qu’elle a dû « rebâti[r] [s]a crédibilité, [s]on expertise » et que le climat de travail peut être exigeant, car « il y a beaucoup de pression au niveau des ventes, des connaissances, c’est compétitif, [et] je n’étais pas habituée à ça ». Elle s’est par ailleurs alors posé plusieurs questions et évoque notamment si c’était un milieu de travail qui lui convenait : « je n’étais vraiment pas sûre si je voulais demeurer dans ce domaine-là parce c’était un énorme changement ».

Il n’en reste pas moins que ce changement de carrière correspondait à ses aspirations professionnelles initiales, car « [elle a] toujours été une personne ambitieuse, travaillante, [qui a] toujours aimé bien réussir, avoir une belle carrière, intéressante ». Interrogée sur ses motivations à changer d’industrie, elle me répond clairement que ce sont les avantages pécuniaires et les possibilités de développement personnel qui ont orienté son choix. En somme, cela correspondait à ses aspirations tant personnelles que professionnelles :

« être dans l’action, rencontrer des gens, avoir des opportunités de carrière, plus qu’en nutrition, des avantages…des bénéfices qui viennent avec le travail […] on est bien rémunérés, on a beaucoup d’avantages sociaux, la formation que le domaine pharmaceutique peut nous donner, c’est très intéressant, on croit beaucoup en nous, il y a du développement personnel aussi, des belles opportunités d’avancer, cheminer dans ta carrière tant professionnelle que personnelle » (Karine)

On comprend de cet extrait que ce n’est pas tant le contenu de l’emploi, le travail concrètement réalisé qui l’a attirée, mais bien les avantages personnels que peut lui procurer cet emploi. Amenée à définir ce qu’elle considère être du « développement personnel », elle m’indique que ce sont surtout des compétences pouvant lui bénéficier sur les marchés de l’emploi, offertes par son employeur, tel que la « gestion de conflit, le leadership » ou encore « prendre des cours [...] j’ai fait un certificat en recherche clinique et le travail me l’a payé ». Comme Karine l’a évoqué au préalable, «[j]’aime apprendre, me développer, me dépasser, puis évoluer ». Elle ajoute que ces opportunités de développement personnel sont importantes, car elle souhaite un mode de vie dynamique qui lui permet :

« d’avancer, d’apprendre des nouvelles choses, d’être toujours stimulée par un apprentissage de nouvelles choses… puis voir qu’est-ce que je peux développer comme

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aptitudes, voir si je n’ai pas d’autres forces que j’ai en moi que je ne connais pas, ça me permet peut-être de découvrir d’autres talents ou d’autres forces ». (Karine)

Ce développement personnel s’avère utile pour développer l’esprit entrepreneurial, recherché à son embauche, qui selon elle, se définit par « développer des opportunités, faire de la vente, ouvrir des portes, trouver des occasions, aller devant des gens, [et être] déterminés pour accomplir ce qu’on veut faire ». Cet esprit entrepreneurial n’est pas seulement une condition d’embauche, mais une attitude, une « valeur » à adopter et à maintenir dans le cadre de son travail, car on l’évalue à chaque fin d’année : « les valeurs de notre compagnie qui veulent qu’on respecte [sont] évalu[ées], ces valeurs-là, toute la fiabilité, les initiatives qu’on prend, comment on s’implique dans la compagnie, comment on aide nos collègues ». Couplée aux évaluations quantitatives des ventes, les employé.es qui se démarquent peuvent « te permettre d’avoir des avancées, des promotions, puis au niveau salarial, ton pourcentage salarial peut augmenter [avec] des très bonnes évaluations »45.

Au courant de sa carrière comme représentante pharmaceutique, Karine a changé une seule fois d’employeur. Ce changement d’employeur a été motivé par une « opportunité » qui s’est offerte à elle, car « c’était un nouveau domaine, une nouvelle façon de traiter le cancer, l’immunothérapie, donc les gens m’ont approché ». De plus, elle a senti que son ancien poste était en danger, ce qui s’est avéré une réalité puisque son poste a été supprimé deux semaines après sa décision de quitter son emploi. Interrogée ensuite sur le sentiment d’insécurité dans l’industrie pharmaceutique, elle me répond « [qu’elle] pense qu’on ne peut jamais vraiment complètement se sentir en sécurité… dans le pharmaceutique ça bouge beaucoup », ce qui lui semble être une nouvelle réalité généralisée du monde du travail, car « on n’a plus de sécurité comme il y en a déjà eu […] dans le temps de nos parents les gens avaient des emplois à vie quasiment là, ils restaient dans la même entreprise à vie. » Malgré cela, Karine semble bien vivre cette insécurité puisqu’elle évoque son sentiment de compétence et de performance, suffisant à ses yeux pour garantir sa sécurité d’emploi :

45 Karine souligne également la dimension multilatérale des évaluations et de l’importance de performer, car non

seulement les employés sont évalués, mais les patrons le sont également : « nos patrons nous encouragent dans notre carrière, ils veulent qu’on réussisse, ils veulent qu’on avance dans notre carrière parce qu’ils sont évalués eux aussi. »

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« Ça me surprendrait beaucoup que je perde mon emploi avec mes compétences, je suis appréciée par tous, je pense qu’il y a beaucoup d’avenir chez [entreprise X] quand même […] J’essaie vraiment d’être une bonne employée et de démontrer de la motivation et de montrer que je peux amener quelque chose là ».

Il reste que cette sécurité d’emploi doit être entretenue, parfois au détriment de sa vie personnelle hors du travail. En effet, elle affirme être « très dévouée » et dénote que « le travail l’empêche de profiter de la vie, [elle] n’a pas autant de temps qu’elle aimerait, le ferait si elle avait plus de temps » et que la place du travail « a déjà été trop (rires), [mais] maintenant je suis… comment on peut dire, je cherche une qualité de vie […] Il y a des périodes que j’ai travaillé vraiment trop […], mais c’est moins pire cette année, l’année passée je travaillais énormément ». Autrement dit, elle tient à souligner qu’elle recherche un certain équilibre et ne cherche pas à occuper des postes qui, selon elle, seraient plus intéressants, mais qui impliqueraient de faire une maîtrise et donc beaucoup de travail. Elle préfère « profiter de la vie » et affirme qu’« il y a autre chose, on travaille déjà suffisamment. » Karine indique toutefois que la possibilité de gravir les échelons chez son employeur l’intéresse, car ce serait une « opportunité qui pourrait continuer à me stimuler, à me faire grandir ». Du même souffle elle raconte qu’elle ne souhaite pas avoir à gérer des employés, ce qui ne correspondrait pas à sa personnalité.