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Le problème du genre pour le sujet néolibéral

Chapitre 1 – Néolibéralisme et entreprisation de soi : définition du

1.4 Rapport au travail dans le néolibéralisme et précisions sur la question de

1.4.3 Le problème du genre pour le sujet néolibéral

Dans un ouvrage subséquent à la théorie du capital humain, l’économiste Gary Becker approfondit sa théorisation et la transpose dans le cadre de la famille, prenant l’unité familiale comme une microentreprise. Dans cette perspective, l’investissement personnel de la mère dans le développement de l’enfant témoigne indubitablement d’une nouvelle rationalité qui n’est pas nouvelle en soi - les élites le faisaient inconsciemment - mais devient l’objet d’une rationalité à prescrire à l’ensemble de la population. Plus précisément, il décrit la situation dans laquelle la mère doit donner « plus » de temps, « combien » de soins à l’enfant pour son développement personnel qui fait l’objet d’un calcul permanent, perçu comme un investissement à long terme dans le « capital humain » de l’enfant. En négligeant ce calcul, la mère n’assure pas adéquatement le développement du potentiel de capital humain de l’enfant. L’analyse de l’investissement du capital humain sur la mère se limite donc aux soins qu’elle peut fournir à l’enfant et pas sur elle-même. Selon Foucault, les néolibéraux interprètent ce retour sur investissement de la mère comme un « revenu psychique », soit la « satisfaction que la mère prend à donner des soins à l’enfant et à voir que les soins ont en effet réussi » (Foucault, 2004a : 249). Dans cette perspective, divers penseurs néolibéraux (Becker, Friedman, etc.) envisageaient non pas seulement l’individu comme unité de production entrepreneuriale, mais aussi la famille. Cela suppose ainsi d’emblée une division sexuelle du travail et une valorisation du capital humain qui passent par l’homme pourvoyeur, transmettant son capital par l’entremise de sa conjointe, la mère. Pour Brown (2015), le projet néolibéral de la formation d’une multitude de microentreprises humaines qui forment société par l’échange de production est tout à fait intenable sans la subordination des femmes issues de la sphère domestique. Ainsi, étant donné que la majorité du travail de (re)production - nettoyage, soins, alimentation – est effectué par les femmes, deux scénarios se dessinent selon Brown. De l’un, les femmes se comportent purement comme des capitaux humains et le monde devient « inhabitable » ou de deux, les femmes persistent à jouer leur rôle de subordonnée dans l’unité domestique (Brown, 2015). À l’aune des politiques néolibérales qui démantèlent de nombreux programmes ou services sociaux tels que les garderies, les services de garde, les subventions familiales, le transport public, ces politiques affectent alors les femmes de manière disproportionnée.

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Il y a alors un paradoxe: l’accès pour certaines femmes à l’idéal néolibéral du sujet entrepreneurial suppose donc toute une infrastructure de programmes et services sociaux permettant aux femmes de valoriser leur propre capital humain, infrastructure cherchant du même coup à être démontée par les néolibéraux. L’utopie néolibérale suppose et néglige du même coup les multiples rapports sociaux qui composent l’existence: si l’analyse économique peut se vanter d’être purement rationnelle et de ne poser aucun jugement de valeur en se basant uniquement sur des chiffres, il n’en demeure pas moins qu’elle occulte tout le travail réalisé « au bas de l’échelle » et dans l’unité familiale permettant à la structure capitaliste de subsister. La théorie du capital humain suppose donc la subordination d’une grande partie de la population – les femmes – par des rapports sociaux qui soit dépendent de celle-ci pour être effectifs, soit tout simplement en les excluant de facto par la discrimination.

Ainsi, alors que les femmes ont (re)gagné graduellement les marchés de l’emploi (après y avoir été éliminées, voir Pinard, 2018), la tension entre l’investissement dans son capital personnel et celui de son enfant se fait sentir puisque les femmes s’occupent toujours plus du soin des enfants. Pour les mères des familles plus aisées, elles peuvent s’affranchir de ce rôle pour mener pleinement leur carrière professionnelle à l’aide de programmes d’aides familiales qui embauchent des femmes de pays du Sud pour subvenir aux besoins de leurs enfants14. Ces familles assurent donc doublement l’investissement en capitaux: la femme peut participer au potentiel d’exploitation de « l’entreprise familiale » tout en s’assurant que les enfants aient le meilleur des soins en payant une femme à temps plein pour s’occuper de ceux-ci et assurer alors la pleine croissance des capitaux que consiste la descendance.

Ce levier « d’émancipation » n’étant toutefois pas disponible pour les femmes au bas de l’échelle, la pression exercée sur elles est d’autant plus importante. Pour les mères célibataires prestataires d’aide sociale, la tension entre le rôle de travailleuse et le rôle de mère est vive alors qu’on exige d’elles de se trouver un emploi par les politiques d’activation, mais ne peut pas

14 Je fais ici référence au Programme des aides familiaux résidants canadien dont je ne ferai pas l’exposé des

problèmes longuement discutés dans d’autres travaux de recherche, par exemple ce rapport de recherche Travail

domestique et exploitation : Le cas des travailleuses domestiques philippines au Canada (PAFR) (Galerand, Gallié et

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travailler autant étant donné qu’elles ont des enfants à charge: la mère est alors réprimandée pour ne pas accomplir pleinement son rôle de mère (Dandurand et McAll, 1996). En ce sens, on pourrait aisément argumenter que la capacité à se comporter tel un capital humain ou « entrepreneur de soi-même » n’appartient qu’à une frange de la population privilégiée:

« Le néolibéralisme est un régime parmi les plus punitifs à l'égard des plus pauvres parce qu'il ne cherche pas à les intégrer au jeu par des incitations positives […] le jeu d'incitations et de désincitations fonctionne en effet différentiellement selon les positions sociales. Si les groupes les mieux intégrés sur le marché de l'emploi peuvent entrer dans la logique de la concurrence grâce à des incitations positives (carrière, revenus, épargne, etc.) les groupes les plus marginaux et dominés sont soumis aux désincitations [punitives] qui doivent être de plus en plus fermes, systématiques et généralisées pour être efficaces. » (Laval, 2018: 124)

En somme, il faut comprendre que les « gagnant.es » et les « perdant.es » du jeu de la concurrence néolibérale sont souvent prédéterminés, étant donné que l’accès à ce type de conduite de vie entrepreneurial est loin d’être accessible pour tous et toutes et renforce par le fait même la croissance des inégalités sociales.