• Aucun résultat trouvé

E VIDENCE DES STATUTS VAINQUEUR VAINCU

§ 2 F ORGER UNE MEMOIRE OFFICIELLE

A. L A RESPONSABILITE PENALE DES INDIVIDUS

64. Classiquement, à Nuremberg, la première responsabilité pénale engagée par les Alliés est individuelle. Cela est d’ailleurs indiqué explicitement dans l’article 6 alinéa 2 qui dispose :

« Les actes [qui sont ensuite décrits], ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du tribunal et entraînent une responsabilité individuelle. »

Cette affirmation, qui peut paraître aujourd’hui inutile puisque évidente, a pour but à l’époque d’écarter l’éventuelle objection tenant à l’absence de responsabilité individuelle pour la commission d’actes contraires au droit international. En effet, aucun instrument conventionnel en vigueur ne prévoit de sanction personnelle pour sa violation. Les normes de comportements élaborées avant 1945, qui procèdent principalement du droit de la guerre, ont pour destinataires immédiats les Etats291. « La responsabilité pénale des

individus [n’est] nulle part mentionnée et les Etats ne [se sont] engagés que rarement à réprimer dans leur droit interne les actes individuels correspondant »292. Il s’agit donc

l’Allemagne nazie par votre Haut Tribunal sera un premier enseignement pour [le peuple allemand] et constituera le meilleur point de départ du travail de révision des valeurs et de rééducation qui devra être son grand souci dans les années qui viennent » (Cf. Le procès de Nuremberg. L’accusation française, Tome I – Exposé introductif par M. François de Menthon, τffice français d’édition, Coll. Documents pour servir à l’histoire de la guerre, 1947, p. 7 et suivantes). Pour des explications sur ce point, Henri DONNEDIEU DE VABRES, « Le procès de Nuremberg devant les principes modernes du droit pénal international », op. cit., pp. 559-573.

291 A titre d’illustration, la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre signée à La Haye le 18 octobre 1907 se limite à instaurer la responsabilité civile des Etats parties dans son article 3.

292 Voir sur ce point Hervé ASCENSIO, « Souveraineté et responsabilité pénale internationale », Apprendre à douter : questions de droit, questions sur le droit – Etudes offertes à Claude Lombois, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2004, p. 607.

d’écarter tout moyen de défense qui consisterait à exciper que seuls les Etats sont sujets de droit international, à l’exception des personnes physiques.

Le TMI doit faire face à une difficulté importante, celle de justifier que la violation d’obligations imposées aux Etats puisse engager la responsabilité individuelle des inculpés. Cela nécessite un renversement de la conception classique de la responsabilité internationale de l’Etat, qui consiste à imputer à cette entité collective les exactions de certains de ses nationaux. « La possibilité de punir (…) suppose au préalable que l’obligation ait été transmise, à travers l’engagement de l’Etat, aux individus »293. Après

avoir affirmé que le droit international impose depuis longtemps des devoirs aux personnes physiques294, la juridiction indique donc que les crimes sont avant tout commis par ces

dernières, qui doivent pour cela être punies. En faisant application de cette théorie, elle balaye les oppositions et pose « un principe nouveau de responsabilité individuelle pour commission d’un crime international »295.

65. En ce qui concerne la compétence du tribunal, l’article 1er du Statut, qui reprend une

expression issue de l’intitulé de l’Accord de Londres, vise les « grands criminels de guerre des puissances européennes de l’Axe », c’est-à-dire ceux dont les exactions n’ont pas de localisation géographique précise296. Le TMI est habilité à juger les plus hauts dignitaires

du nazisme qui ne relèvent d’aucune juridiction nationale particulière. C’est pourquoi la Commission d’instruction et de poursuite a mis en accusation vingt-quatre responsables choisis parmi les figures du gouvernement d’Hitler, pour la plupart de nationalité allemande297. Ainsi poursuit-on Hermann Göring, créateur de la Luftwaffe, président du

Reichstag et successeur désigné du Führer, Rudolf Hess, ami intime de ce dernier et numéro deux du régime, Julius Streicher, directeur du journal de propagande nazie Der

293 Ibidem, p. 608.

294 Voir Le procès de Nuremberg. Le verdict, τffice français d’édition, Coll. Documents pour servir à l’histoire de la guerre, 1946, p. 61.

295 Didier REBUT, Droit pénal international, op. cit., p. 514.

296 Conformément à la distinction établie dans la Déclaration de Moscou, voir supra note n° 275.

297 Deux sont de nationalité autrichienne : Ernest Kaltenbrunner, responsable du Reichssicherheitshauptamt

96

Stürmer, ou encore Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères, et Franz von Papen, ambassadeur à Vienne puis à Ankara. Sont également sur le banc des inculpés des fonctionnaires de premier plan tels que Martin Bormann, chancelier du parti298. L’industrie

de l’armement est aussi « représentée » en la personne d’Albert Speer, de même que l’armée avec Wilhelm Keitel, commandant de la Wehrmacht. Cinq chefs territoriaux sont jugés, parmi lesquels Baldur von Schirach, chef de la jeunesse hitlérienne puis chef territorial à Vienne, et Albert Rosenberg, idéologue national-socialiste en charge des territoires de l’est.

Les audiences, débutées le 21 novembre 1945, prennent fin le 31 août 1946. La culpabilité des accusés est exprimée le 1er octobre au matin : trois sont acquittés, dix-neuf

sont condamnés299. Parmi eux, dix sont reconnus responsables d’avoir commis à la fois des

crimes contre la paix, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité300. Quant aux

peines prononcées, les juges décident de douze condamnations à mort301 et sept à des

peines de prison, à temps302 et à perpétuité.

66. La culpabilité reconnue par le TMI est donc avant tout individuelle ; elle atteint les dirigeants poursuivis et cela n’a rien d’étonnant. Comme le rappelle Hannah Arendt, « la

298 Ce dernier n’a pas été retrouvé, ce qui n’entrave pas son inculpation puisque le Statut prévoit expressément la possibilité de poursuite et jugement in absentia (art. 12). Il a été établi plus tard que Martin Bormann est mort à la fin de la bataille de Berlin, en mai 1945.

299 Un accusé (Gustav Krupp) a été considéré comme inapte au jugement ν un autre (Robert Ley) s’est suicidé avant le début des interrogatoires.

300 L’accusation avait requis contre vingt-trois des accusés, en plus des trois qualifications de l’article 6, celle de complot (visée à l’article 6 in fine : « les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan »). Cette conception n’a pas été reprise par le TMI, qui n’a envisagé le complot que pour établir l’existence des crimes contre la paix. Il a montré que l’organisation d’un complot dès la mise en place du régime nazi, avec pour objectif la guerre d’agression, caractérisait la préméditation, élément intentionnel déclencheur de la qualification infractionnelle. « Préméditation et préparation, voilà des éléments essentiels de la guerre. (…) Préparation et exécution ne forment qu’un seul crime : la guerre d’agression » (Le procès de Nuremberg. Le verdict, op.cit., p. 63). Pour des explications, Didier REBUT, Droit pénal international, op. cit., pp. 509-510.

301 Dont une par contumace pour Martin Bormann. Les exécutions par pendaison ont lieu dans la nuit du 16

octobre 1946.

culpabilité ou l'innocence n'ont de sens qu'appliquées à des individus »303. Mais la

juridiction interalliée ne s’est pas arrêtée là. Elle a cherché une manière inédite de prendre en considération le nouveau phénomène de criminalité de masse, visible pendant la Seconde Guerre mondiale.

B. L

A RESPONSABILITE PENALE SUI GENERIS DES ORGANISATIONS CRIMINELLES