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E VIDENCE DES STATUTS VAINQUEUR VAINCU

B. L A REPARTITION DES COMPETENCES

2. Les juridictions allemandes

129. τutre ces premiers principes régissant les juridictions d’occupation, l’article 3 §1 (d) établit une hypothèse singulière de compétence, celles des tribunaux internes. En effet, il offre aux juridictions allemandes de déroger à leur compétence ordinaire572 pour se saisir

d’infractions graves relevant directement de la loi n° 10. Cette possibilité répond à l’interrogation juridique soulevée à l’encontre de la Déclaration de Moscou573 et aux

contraintes pratiques de gestion d’un contentieux de masse tel que celui des criminels de la Seconde Guerre mondiale. C’est une solution d’opportunité qui permet de pallier ces difficultés en habilitant les cours germaniques à réprimer certains comportements. σéanmoins, leur champ d’intervention se trouve strictement limité par quatre conditions : que le Tribunal de Nuremberg ne revendique pas sa compétence ; qu’aucun pays libéré ne

569 Acte du 14 juin 1945 (publié quatre jours plus tard, ce qui explique qu’il soit parfois daté du 18), présenté par Telford TAYLOR, Final report to the Secretary of the Army on the Nuremberg War Crimes Trials under Control Council law n° 10, op. cit., p. 254 et suivantes.

570 Nous y reviendrons en détails lorsque nous étudierons la pratique des tribunaux, §136 et §138.

571 Ayant fixé la compétence des tribunaux d’occupation avant l’entrée en vigueur de la loi n° 10 comme nous l’avons indiqué supra §120.

572 Celle de juger des infractions de droit commun sur le fondement du code pénal allemand en vigueur

avant l’avènement d’Hitler.

573 C’est-à-dire comment traiter les crimes commis en Allemagne contre les nationaux allemands ou les apatrides.

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fasse valoir la territorialité ; que les victimes soient allemandes ou apatrides ; que la puissance alliée donne expressément son accord. Au surplus, les tribunaux nationaux ne peuvent se saisir que des faits qualifiables crimes contre l’humanité, et non des crimes contre la paix ou des crimes de guerre. En effet, seule cette incrimination vise « toute population civile » – y compris la population allemande ou des fractions de celle-ci – victime entre 1933 et 1945 de persécutions pour des motifs raciaux, politiques ou religieux.

Les gouvernements militaires français574 et britannique575 ont accepté d’avaliser la

compétence des tribunaux internes. En revanche, les Etats-Unis n’ont pas donné suite aux demandes d’habilitation qui leur ont été transmises. Comment expliquer un tel refus ? La raison est à rechercher dans la mise en place d’un processus dit de « dénazification pénale »576, en parallèle de la répression judiciaire des criminels par les juridictions de

droit commun, qui offre une compétence inédite à des juridictions allemandes spécialement créées.

130. Arrêtons-nous un moment sur ce processus particulier, qui a débuté avec l’adoption d’une loi « de libération du national-socialisme et du militarisme »577 le 5 mars

574 Voir l’ordonnance n° 173 du 23 septembre 1948 portant délimitation de compétence entre les tribunaux d’occupation et les tribunaux allemands et règlementant le contrôle de la justice allemande (Journal Officiel du Commandement en Chef français en Allemagne n° 206, p. 1684). Aucune limitation n’a été prévue, à l’exception de la faculté pour l’occupant d’évoquer une affaire ou de réformer une décision rendue par une cour interne.

575 Ordonnance n° 47 du gouvernement militaire britannique, 30 août 1946, Military Government Gazette

Germany, British Zone of Control n° 13, p. 306. Notons que les tribunaux allemands ont acquis la compétence pour poursuivre et juger certains criminels selon les principes de la procédure pénale allemande classique.

576 C’est-à-dire une dénazification « en vertu de textes qui ont l’apparence de lois pénales » et « au moyen d’une procédure juridictionnelle ». Cf. Henri MEYROWITZ, La répression par les tribunaux allemands des crimes contre l’humanité et de l’appartenance à une organisation criminelle, en application de la loi n° 10 du Conseil de Contrôle Allié, op. cit., p. 87.

577 Ci-après « la loi de libération ». Ce texte, à l’inverse de la législation du Conseil de Contrôle Allié, a été entièrement rédigé en langue allemande par le Länderrat, organe consultatif commun des trois Länder du secteur américain. Il a été promulgué après approbation du commandant de la zone, « non comme une loi d’occupation, mais comme un texte émanant des organes allemands investis à l’époque, (…) d’un pouvoir législatif » (Idem, p. 88, note 9). Néanmoins, « en fait comme en droit, il faut considérer les normes de la loi de libération, malgré leur origine formelle allemande, comme du droit d’occupation » (Idem, note 11).

1946578. L’objectif est double : épurer les secteurs économique et culturel et châtier les

délinquants. Pour ce faire, une échelle de cinq degrés de responsabilité est fixée, avec des peines correspondantes579 : coupables principaux, auteurs de fautes graves580, auteurs de

fautes moyennement sérieuses, comparses et personnes excusées581. Si le crime contre

l’humanité n’est pas explicitement visé, il peut être en partie couvert par la référence à certains comportements. En ce sens, l’alinéa 1er de l’article 5 déclare « coupable

principal » celui « qui, pour des motifs politiques, a commis des crimes contre des victimes ou adversaires du national-socialisme », et l’alinéa 8, celui « qui a participé d’une façon quelconque à des actes d’homicide, de torture ou à d’autres actes de cruauté commis dans un camp de concentration ou de travail, dans une maison d’arrêt, une maison de santé ou un hospice ».

En pratique, toute personne qui tombe sous le coup de la loi doit automatiquement être classée dans l’une des cinq catégories par l’une des « chambres de dénazification » (Spruchkammern) instaurées à cet effet. Ce sont ces juridictions allemandes spécifiques qui ont la charge de punir, conformément à la loi de libération, les criminels de guerre allemands de la zone. Mais le dispositif mis en place est « hybride »582 et bien différent de

celui envisagé par le Conseil de Contrôle Allié. Il est même inconciliable avec ce dernier : « la loi de libération (…) frappe moins un fait extérieur déterminé qu’une conduite, une mentalité (…). C’est une loi répressive politique583. On pourrait se contenter de cette

578 Regierungsblatt für Württemberg-Baden, 1946, p. 71. Pour des extraits de cette loi, voir annexe n° III,

sur cd.

579 Le texte parle de « Sühnemassnahmen » (littéralement « mesures »). Si elles se rapprochent des mesures

de sécurité (elles sont en partie préventives), des mesures de sûreté (elles sont fondées sur l’état dangereux de l’intéressé) et des réparations civiles (les peines privatives de liberté et les amendes doivent servir à constituer un fond de réparations ou être utilisées pour des travaux de réparation et de reconstruction), elles ont avant tout un caractère purement afflictif et procèdent de l’idée de sanction morale. Idem, pp. 93-94.

580 En pratique des activistes, militaristes ou « profiteurs » du système nazi.

581 Personnes qui non seulement n’ont pas commis d’exaction mais ont en plus résisté activement au régime, quitte à en subir les préjudices, même si elles ont adhéré officiellement au nazisme. Cf. Henri MEYROWITZ, La répression par les tribunaux allemands des crimes contre l’humanité et de l’appartenance à une organisation criminelle, en application de la loi n° 10 du Conseil de Contrôle Allié, op. cit., p. 89.

582 Ibidem, p. 90.

583 D’ailleurs, les « incriminations » ne respectent pas les principes du droit pénal, ni dans leur élément légal, ni dans leur élément matériel, ni dans leur élément moral : « les activités punies sont imputées

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qualification et traiter la loi du 5 mars 1946 comme un texte sui generis, si son intrusion sur le terrain de la loi pénale n’interdisait pas ce traitement à part. La loi de libération entre en conflit avec la loi n° 10 »584. Face à cette situation, le gouvernement militaire

américain a fait le choix de renoncer à recourir à l’habilitation de l’article 3 §1 (d) plutôt que de sacrifier sa propre norme. Partant, dans le secteur américain, les juridictions internes n’ont que deux possibilités : agir dans le cadre de la dénazification pénale ou recourir aux infractions ordinaires.

Ce système présente rapidement des lacunes importantes, des actes gravement délictueux585 ne pouvant être sanctionnés ni par la loi de libération ni par la législation

interne. Il apparaît donc nécessaire de reconnaître une certaine compétence dérogatoire aux juridictions allemandes. C’est l’objet de la loi « relative au châtiment des délits nationaux- socialistes » adoptée en juin 1946586. Applicable dans les trois Länder de la zone sous

commandement américain, elle prévoit que « des délits liés à des atrocités ou à des persécutions pour des motifs d’ordre politique, racial ou antireligieux et qui, sous le régime national-socialiste, pour des motifs d’ordre politique, racial ou antireligieux, n’ont pas été punis, devront être poursuivis lorsque leur châtiment est aujourd’hui exigé par les principes de la justice, notamment celui de l’égalité de tous devant la loi » (article 1er). Ici,

on a uniquement recours aux incriminations du code criminel allemand, à l’exclusion des crimes contre l’humanité qui n’y figurent pas587, et seules les peines fixées par la loi

ordinaire peuvent être prononcées. Evidemment, la doctrine n’a pas manqué de relever l’incongruité d’un tel texte concurrent de la loi n° 10 μ « instituer, nonobstant ce dernier aux individus soit à l’aide d’une notion de « responsabilité », qui est à la base politique et qui s’oppose à la théorie de la responsabilité du droit criminel, soit par un système de présomptions légales fondées sur l’occupation, par l’intéressé de certaines fonctions énumérées par la loi » (Idem, p. 93).

584 Idem, p. 91.

585 Qui seraient susceptibles de la qualification « crime contre l’humanité » au sens de l’article 2 de la loi n° 10.

586 Loi du 15 juin 1946, Gesetz und Verordnungsblatt für Gross-Hessen, 1946, p. 136. A l’inverse de la loi de dénazification pénale, celle-ci est authentiquement pénale. Voir à propos de ce texte Henri MEYROWITZ, La répression par les tribunaux allemands des crimes contre l’humanité et de l’appartenance à une organisation criminelle, en application de la loi n° 10 du Conseil de Contrôle Allié, op. cit., pp. 121-124.

587 Même s’il est vrai que la majorité de ces comportements peuvent tomber sous le coup des atteintes à la vie, à l’intégrité physique ou à la liberté.

texte dont le but était l’unification dans les quatre zones d’occupation des règles juridiques gouvernant la répression des délits nazis, un autre système de répression pénale [constitue] un acte dont l’opportunité (…) [est] contestable. Cet acte [revient] en outre à défaire l’une des créations originales de l’Accord de Londres et de la loi n° 10 : la qualification de crimes contre l’humanité »588. Au demeurant, le droit commun ne permet

pas d’attester de la spécificité de ce type d’infractions.

131. En dernière analyse, la question s’est posée de savoir si les tribunaux nationaux pouvaient également, à l’instar des juridictions militaires alliées, faire valoir l’article 3 §2 pour poursuivre des inculpés sans s’en tenir aux restrictions posées par l’article 3 §1 (d). La doctrine s’accorde à répondre par la positive : « la faculté réservée par l’article 3 §2 pour les commandants de zone de faire juger en dehors de la loi n° 10 des délinquants allemands, l’emporte sur la disposition de l’article 3 §1 (d) qui limite à certains délits la compétence susceptible d’être concédée à des juridictions allemandes »589. Mais la

pratique judiciaire à l’ouest590, en tout cas dans les zones française et britannique, montre,

à l’opposé, une volonté de se conformer à l’article 3 §1 (d). N’ont été jugés que des crimes contre l’humanité commis par des nationaux ou ressortissants allemands, à l’encontre de nationaux ou ressortissants allemands ou d’apatrides591.

132. τn le voit, si les principes d’incrimination sont relativement clairs, ceux applicables à la compétence des juridictions sont d’une excessive complexité. D’une zone à l’autre, les différences sont frappantes sinon contradictoires, ce qui démontre bien que chaque autorité alliée entend rester souveraine dans son secteur. Mais, quoique l’on pense

588 Ibidem, p. 123. 589 Idem, p. 69.

590 Il semble que la justice allemande de la zone soviétique n’ait pas hésité à « tendre ses filets » jusqu’aux crimes contre l’humanité commis contre des victimes non allemandes. A propos du jugement d’infractions commises à l’égard de travailleurs civils étrangers, τLG Dresde, 25 juin 1947, Juristische Rundschau, 1947, p. 92.

591 A titre d’illustration, en zone britannique, lorsqu’une juridiction allemande s’est déclarée compétente pour connaître de crimes contre l’humanité commis à l’encontre de victimes ukrainiennes, le jugement a été annulé par le gouvernement militaire. Voir Zentral-Justizblatt für die Britische Zone, 1947, p. 100.

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de la qualité des textes élaborés, les bases juridiques sont posées ; les tribunaux vont pouvoir fonctionner.

§ 2. L

ES PROCEDURES

133. En pratique, conformément aux dispositions précitées de la loi n° 10, les procédures engagées à l’encontre des criminels de la Seconde Guerre mondiale se sont déroulées sous la tutelle des occupants de chaque zone, aussi bien devant les tribunaux militaires alliés que devant les juridictions allemandes ordinaires.