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E VIDENCE DES STATUTS VAINQUEUR VAINCU

A. L ES TRAITRES FRANÇAIS : L ’E PURATION

92. Le terme « Epuration », utilisé par les historiens pour caractériser la période de la Libération et de l’immédiat après-guerre399, est évocateur μ c’est à la fois une punition au

nom de la loi et une purification par le sang versé, pour refonder un pays plus fort. Ainsi, comme l’explique Denis Salas, « la justice [de cette époque] se place autant dans les prolongements des combats que dans la perspective d’une cité à bâtir »400, ce qui se traduit

par plusieurs phénomènes critiquables.

397 Henry ROUSSO, « L’épuration en France : une histoire inachevée », op. cit., p. 85.

398 René CHAR, « Billets à Francis Curel », in Recherche de la base et du sommet, Gallimard, Coll. Poésie, 1971, p. 637.

399 Jusqu’en 1951 où le droit commun prendra la relais.

400 Denis SALAS, présentation du texte introductif de l’ouvrage de l’Association française pour l’histoire de la justice, La Justice de l’épuration. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, op. cit.

93. Primo, les tribunaux nouvellement institués peuvent surprendre401. A côté des

juridictions militaires402, sont créées par ordonnance403 des cours de justice composées, sur

le modèle des cours d’assises, d’un juge et de quatre jurés choisis pour leurs faits de résistance. Elles ont compétence pour statuer en premier et dernier ressort404 sur les faits de

collaboration les plus graves commis « entre le 16 juin 1940 et le moment de la Libération »405, voire avant le 16 juin si les faits révèlent l’intention de favoriser les

entreprises de l’ennemi406. A ces cours sont rattachées des « chambres civiques »407,

chargées spécialement de sanctionner les auteurs présumés d’actes relevant de l’indignité nationale408. Enfin, la Haute Cour de justice409 est constituée de trois juges et de vingt-

quatre jurés, choisis par les organes de la Résistance parmi les opposants au régime précédent410. Elle a pour mission de juger les plus hauts fonctionnaires tels que le chef de

l'État, le chef du gouvernement, les ministres, les commissaires généraux, les résidents411

et les gouverneurs généraux. En clair, la justice de l’Epuration est une justice d’exception, rendue par des juridictions d’exception.

401 Pour une synthèse intéressante, Henry ROUSSO, « L’épuration en France : une histoire inachevée », op. cit., pp. 87-89.

402 Les juridictions militaires auraient condamné à mort moins de 800 collaborateurs, mais les chiffres

exacts du nombre de dossiers traités par eux ne sont pas connus (Ibidem, p. 95).

403 Ordonnance du 26 juin 1944 relative à la répression des faits de collaboration (JO (Alger), Ordonnances

et Décrets, 6 juillet 1944, p. 535) abrogée mais reprise en substance dans l’ordonnance du 28 novembre 1944, portant modification et codification des textes relatifs à la répression des faits de collaboration, (JO (Alger) Ordonnances et Décrets, 29 novembre 1944, p. 1540).

404 Le fonctionnement est identique à celui des cours d’assises de l’époque, donc pas d’appel. Un pourvoi en cassation peut être déposé dans les vingt-quatre heures du jugement. En cas de rejet, un recours en grâce présidentielle est possible.

405 Art. 1er de l’ordonnance du 26 juin.

406 Art. 1er de l’ordonnance du 28 novembre.

407 Ordonnance du 26 août 1944, JO (Alger), Ordonnances et Décrets, 28 août 1944, p. 767, précitée supra

notes n° 196 et 244.

408 Sur cette incrimination, voir §94.

409 Issue d’une ordonnance du 18 novembre 1944, JO (Alger), Ordonnances et Décrets, 19 novembre 1944, p. 1382.

410 Ce sont majoritairement des communistes qui se sont portés volontaires, à la demande de leur parti. 411 Représentants officiels de la puissance française dans les colonies.

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Outre les jurés partisans412 et la limitation des recours possibles, le système judiciaire

instauré est encore imparfait. Les audiences, ouvertes au public, se déroulent dans des salles bondées. Les débats se font dans le bruit et la colère. Les procédures sont marquées par l’absence d’une véritable phase d’instruction, faute d’avocat à ce stade. D’ailleurs, un commissaire du gouvernement peut décider, à la place du juge d’instruction, du renvoi de l’inculpé en jugement413. De plus, les droits élémentaires de la défense sont parfois

bafoués, comme on a pu le constater lors du procès de Pierre Laval devant la Haute Cour. L’ancien chef du gouvernement n’a bénéficié d’aucun accès au dossier, nulle liberté de communication ne lui a été accordée et il n’a pu faire citer aucun témoin414.

Au surplus et à l’inverse de la justice criminelle où on cherche à établir et quantifier la responsabilité personnelle, la justice épuratoire est une « justice de salut public »415. Les

accusés sont choisis non pas pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils incarnent dans l’optique du destin collectif : l’armistice et la collaboration. Par les procès, il convient de « faire le tri dans les cas individuels au regard d’une société à reconstruire »416. Cela est

étonnant puisque le régime de Vichy est sensé demeurer une parenthèse nulle et non avenue. Cet « affichage judiciaire » tranche donc manifestement avec l’ « éclipse politique » faite de cette période noire.

94. Secundo, les fondements des poursuites interrogent eu égard aux principes fondamentaux du droit pénal. Les tribunaux utilisent d’abord les lois pénales en vigueur sous la IIIème République, pour sanctionner l’intelligence avec l’ennemi et le complot

contre la sûreté de l’Etat, par le biais des articles 75 et 87 de l’ancien Code pénal417. Cette

412 Notamment décriés dans le pamphlet de Jean PAULHAN, Lettre aux Directeurs de la Résistance, Ed. de Minuit, 1952, 54p., précité note n° 187.

413 Denis SALAS, présentation du texte introductif de l’ouvrage de l’Association française pour l’histoire de la justice, La Justice de l’épuration. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, op. cit.

414 Ibidem.

415 Emmanuel MOUNIER, « Y’a-t-il une justice politique ? », Revue Esprit n° 8, 1947, p. 212.

416 Denis SALAS, présentation du texte introductif de l’ouvrage de l’Association française pour l’histoire de la justice, La Justice de l’épuration. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, op. cit.

417 C’est sur ce fondement qu’a été poursuivi le Maréchal Pétain, nous y reviendrons (voir infra §111 et suivants).

posture est significative de la rupture voulue avec le système précédent, coutumier de la rétroactivité. Néanmoins, tous les faits de collaboration ne peuvent entrer dans le champ de ces dispositions418. C’est pourquoi, le Gouvernement provisoire de la République

française419, refusant l’interprétation par analogie du texte répressif, décide de la création

de l’incrimination d’indignité nationale en 1944. Mais la définition de cette infraction éminemment politique pose problème. Elle vise l’aide, directe ou indirecte, sciemment apportée à l’Allemagne ou à ses alliés, ainsi que les atteintes à l'unité de la nation, à la liberté ou à l’égalité des Français, lorsque ces actes ont été commis « postérieurement au 16 juin 1940 »420. La critique est inévitable. Cette nouvelle infraction et la peine de

dégradation nationale qui lui est associée appréhendent des faits déjà réalisés, en violation du principe de légalité des délits et des peines.

D’aucuns ont justifié ce « privilège exorbitant »421 par l’impératif d’ « insister sur leur

gravité et sur la désapprobation de la société toute entière à leur égard »422. La

rétroactivité serait opportune parce qu’elle empêcherait de clore le passé tant que la société éprouve le besoin d’y apporter des réponses pénales. En effet, ce n’est que par une punition adéquate que les événements pourraient entrer dans le domaine de l’Histoire. En outre, « le système de l’indignité nationale ne [trouverait] pas sa place sur le terrain de l’ordre pénal à proprement dit ; il [s’introduirait] délibérément sur celui de la justice politique, où le législateur retrouve son entière liberté et plus particulièrement celle de tirer, à tout moment, les conséquences de droit qu’emporte un état de fait »423. En conséquence, la

nécessité de punir ces comportements antinationaux et contraires aux intérêts de l’Etat

418 « Les agissements criminels des collaborateurs de l’ennemi n’ont pas toujours revêtu l’aspect de faits individuels caractérisés susceptibles de recevoir une qualification pénale précise ». Cf. Exposé des motifs de l’ordonnance du 26 août 1944 précitée.

419 Ci-après G.P.R.F.

420 Art. 1er de l’ordonnance du 26 août 1944.

421 Anne SIMONIN, « Rendre une justice politique μ l’exemple des chambres civiques de la Seine (1945- 1951) », in La Justice de l’épuration. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 74.

422 Marion LE LORRAIN, L’histoire et le droit pénal, mémoire de Master II sous la direction d’Yves Mayaud, Université Panthéon-Assas, 2010, p. 23 : « il ne s’agit pas seulement d’agir sur un acte passé, mais bien de faire revivre ce passé, de l’inscrire dans le présent pour lui donner une dimension nouvelle : celle, précisément de fait historique ».

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légitimerait une intervention rétroactive, relevant de « la moralité républicaine »424. Quant

à la dégradation nationale, elle devrait être vue plus comme une déchéance – sorte de mesure de sûreté à l’instar des déchéances professionnelles – que comme une peine véritable. Cet argumentaire laisse perplexe quand on constate que l’indigne est en pratique stigmatisé comme un criminel, que la mesure à son encontre est particulièrement sévère425

et que l’ordonnance du 26 août 1944 emploie expressément le terme « peine ».

95. Est-ce à dire que ces instances ont été iniques, comme certains l’ont pensé426 ?

Indubitablement, les excès et dévoiements ont été nombreux. L’épuration légale, hâtive, a été tantôt clémente, tantôt implacable427. Les sanctions se sont échelonnées de la

dégradation nationale428 à la peine de mort429, en passant par la prison à temps ou à

perpétuité et les travaux forcés. D’importantes inégalités ont été constatées430, suivant les

424 Denis SALAS, présentation du texte introductif de l’ouvrage de l’Association française pour l’histoire de la justice, La Justice de l’épuration. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, op. cit.

425 La dégradation nationale peut être à perpétuité ou à temps (cinq ans et plus) et entraîne pour l’accusé la perte d’un certain nombre de droits : droit de vote, éligibilité, accès aux fonctions publiques ou semi- publiques, rang dans les forces armées, droit de porter des décorations, accès aux fonctions de direction dans les entreprises, les banques, la presse et la radio, accès à toutes fonctions dans des syndicats et organisations professionnelles, des professions juridiques, des professions de l'enseignement, du journalisme, de l'Institut de France, droit de posséder et porter des armes. Le tribunal peut ajouter des interdictions de séjour et la confiscation de tout ou partie des biens. Le versement des retraites peut également être suspendu.

426 « Les jugements des tribunaux n’ont été en général que simagrées, qui obscurcissaient un débat simple et n’atteignaient jamais le fond ». Cf. Jean CASSOU, La Mémoire courte, Ed. de Minuit, 1953, pp. 33- 34. Dans un autre registre : « Les plus nombreux sont dégoutés par l’arbitraire, les arrestations sans cause, le maintien sous les verrous d’hommes sans tâche… Les tribunaux d’exception fleurissent comme sous Vichy ». Cf. Charles RIST, Une saison gâtée. Journal de la guerre et de l’Occupation – 1939-1945, Fayard, 1983, p. 40.

427 Voir les tableaux statistiques détaillés (nombre de dossiers, nombre de jugements, nombre de

condamnations et acquittements, devant les trois catégories de juridictions d’exception) réalisés en 1948 et 1951, présentés et critiqués par Henry ROUSSO, « L’épuration en France : une histoire

inachevée », op. cit., pp. 89-92.

428 D’après Enzo TRAVERSO, 50.000 personnes en ont été frappées. Cf. A feu et à sang : De la guerre civile européenne 1914-1945, op. cit., p. 180.

429 Selon le même auteur, 1.500 à 1.600 personnes ont été exécutées. Ibidem.

430 En ce sens, le même auteur, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Seuil, Coll. Points – Histoire, 1990, p. 35.

juridictions saisies431 et suivant la date du jugement432. Plus grandes encore ont été les

divergences fondées sur le statut social de l’accusé. La raison est, une fois de plus, à rechercher dans le contexte de reconstruction du pays. Les chefs d’entreprises et cadres haut placés, indispensables à la rénovation de l’économie, ont été frappés moins sévèrement que les journalistes et les intellectuels, pour lesquels les enquêtes se sont avérées beaucoup moins complexes433.

96. En définitive, la « justice » de l’Epuration n’a satisfait personne parce qu’elle n’a pas réussi à trouver sa place dans cette contradiction insoluble μ respecter l’équité exigée de tout procès et, en même temps, la nier au nom de la raison d’Etat. Pire, elle a mécontenté tout le monde, dans le mesure où le dilemme était non seulement moral – droit contre revanche expiatoire – mais aussi et surtout politique – les plus modérés contre les plus intransigeants, au premier rang desquels les communistes. Les choses ont-elles été plus rationnelles s’agissant des procès intentés contre des non-Français ?