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Les représentations de l’Allemagne dans les œuvres de fiction québécoises et

Chapitre 2 : Dynamique de la fiction : de l’histoire à l’imaginaire fictionnalisé

2.4 Les œuvres de fiction québécoises qui représentent l’Allemagne : auteurs, paratexte

2.4.3 Les représentations de l’Allemagne dans les œuvres de fiction québécoises et

comparaison

La guerre franco-allemande a fait l’objet de nombreuses études dans le monde occidental, plus particulièrement en Allemagne et en France :

Les guerres franco-allemandes ont également produit, comme l’a montré Michael Jeismann dans un travail comparatiste pionnier, l’émergence et la mise en place de paradigmes de perception culturels et mentaux structurellement comparables en France et en Allemagne depuis la fin du XVIIIe siècle et la Révolution. Ces paradigmes ont généré,

des deux côtés du Rhin, mais aussi dans d’autres nations et sous d’autres formes de nationalisme, des images comparables de l’Autre, issues de situations de guerre et de conflit et marquées par la haine, le dénigrement de l’ennemi et la survalorisation de soi-même et des valeurs de sa propre nation402.

401 R. Dion, Des fictions sans fiction ou le partage du réel, op. cit., p. 15.

402 H.-J. Lüsebrink, « Interculturalités en temps de guerre – approches d’une problématique paradoxale », Europa

zwischen Text und Ort/L’Europe entre Texte et Lieu. Interkulturalität in Kriegszeiten (1914-1954)/Interculturalités en temps de guerre (1914-1954), op. cit., p. 100.

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Ces guerres, dont celle de 1870 et la Grande Guerre, ont profondément marqué l’imaginaire français de l’entre-deux-guerres. La littérature québécoise comporte certains des traits présents dans les œuvres de fiction françaises publiées à la même époque, comme la « survalorisation de soi-même et des valeurs propres de sa nation403 ». Nous nous attacherons ici de manière brève

à quelques similitudes et différences entre les œuvres de fiction françaises et québécoises de l’époque, afin de mieux mettre en relief les spécificités des trames narratives des auteurs québécois en ce qui a trait aux représentations de l’Allemagne :

Depuis le XIXe siècle, la littérature française, l’Église catholique et la culture américaine

ont constitué les principales forces agissant sur l’évolution des lettres au Canada français. Rien ne vient modifier la prééminence au Québec de ces acteurs internationaux dans les années 1919-1933404.

C’est par l’examen de ce qui a été publié en France à l’époque que nous comprendrons mieux quelles sont les caractéristiques propres au discours québécois en ce qui a trait aux représentations de l’Allemagne405.

Trois ouvrages français analysent les représentations de l’Allemagne en France pendant l’entre-deux-guerres : Le voyage en Allemagne : les écrivains français et l’Allemagne (anthologie)406 de Jean-Luc Tiesset, L’image de l’Allemagne dans le roman français entre les

deux guerres (1918-1939)407 de Georges Pistorius et Littérature et politique : France/Allemagne

403 H.-J. Lüsebrink, « Interculturalités en temps de guerre – approches d’une problématique paradoxale », Europa

zwischen Text und Ort/L’Europe entre Texte et Lieu. Interkulturalität in Kriegszeiten (1914-1954)/Interculturalités en temps de guerre (1914-1954), op. cit., p. 100.

404 Une seule œuvre de notre corpus littéraire est postérieure à 1933 : Trente arpents. Les autres œuvres ont toutes

été publiées entre 1918 et 1933. D. Saint-Jacques et M. Lemire (dir.), La vie littéraire au Québec v.6 : 1919-1933,

op. cit., p. 9.

405 Cette comparaison entre la littérature française et la littérature québécoise n’est pas notre objet d’intérêt premier

même si elle constitue un filon qui pourrait être plus longuement développé, voire être le sujet d’une autre thèse.

406 J.-L. Tiesset, Le voyage en Allemagne : les écrivains français et l’Allemagne (anthologie), op. cit., 270 p. 407 G. Pistorius, L’image de l’Allemagne dans le roman français entre les deux guerres (1918-1939), op. cit., 223 p.

(J. Serroy, dir.)408. Nous nous intéressons plus particulièrement à l’ouvrage de Pistorius qui ne

s’attache qu’au genre romanesque et qui travaille à partir d’un ensemble de romans français de l’entre-deux-guerres qui offrent une présence de l’Allemagne.

Les représentations de l’Allemagne dans les romans français et québécois de l’entre-deux-guerres font pour la plupart de l’Allemagne un ennemi. Cependant, les romans français portent aussi sur d’autres sujets, qui représentent l’Allemagne de manière variée. Pistorius classe les représentations de l’Allemagne selon six catégories : « les romans de guerre, l’Allemagne du merveilleux, la mélancolie de l’amour allemand, la solidarité à l’ombre de la croix gammée, l’Allemagne, un défi permanent et l’Allemagne de Proust409 ». Il y étudie entre

autres la fraternité entre deux soldats ennemis, le déchirement de la conscience tant chez l’occupant que chez l’occupé, le mariage franco-allemand, l’hitlérisme et la montée du national-socialisme en Allemagne pendant l’entre-deux-guerres. Ces différents thèmes et motifs sont absents des œuvres québécoises étudiées dont le récit se déroule pendant la Grande Guerre. Aussi absente de la littérature québécoise, l’Allemagne romantique est prégnante dans la littérature française de l’époque. Pistorius lui consacre une section entière dans son ouvrage. Par ailleurs, les œuvres de fiction françaises comportent souvent des récits violents selon Pistorius : elles mettent en scène de manière détaillée la violente réalité vécue par les soldats. Les œuvres de fiction québécoises qui représentent l’Allemagne offrent certes des descriptions de l’univers des tranchées, mais les renvois à la violence du combat sont tout de même rares.

408 J. Serroy (dir.), Littérature et politique : France/Allemagne (actes de colloque), op. cit., 232 p.

409 Ce sont les titres des sections qui divisent son ouvrage. G. Pistorius, L’image de l’Allemagne dans le roman

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Ainsi, les représentations de l’Allemagne sont moins variées dans les œuvres de fiction québécoises que françaises. La littérature française offre en effet des représentations de l’Allemagne fondées non seulement sur les motifs présents dans littérature québécoise, comme les espions et les érudits allemands, mais aussi sur des motifs complètement absents de la littérature québécoise, comme la fraternité entre ennemis. Les romans français offrent un arsenal de stéréotypes semblables à ceux qui ont été identifiés dans notre analyse : scientifiques allemands hors pair, culture érudite, personnages allemands au physique élancé et aux cheveux blonds, race allemande se croyant supérieure, espions imbattables et pourtant déjoués, distance émotive s’opposant aux allures violentes, récits de la terre s’appuyant sur l’Allemagne pour fortifier une nation alliée unie (l’auto-image se nourrit de l’hétéro-image, pour emprunter les termes de Lüsebrink), espaces de conquêtes et discours identitaire. Le nombre de récits français qui incluent des références à l’Allemagne est important. Dans ces récits, les stéréotypes à propos de l’Allemagne sont plus diversifiés par rapport à ce que l’on retrouve au Québec. Nous sommes portée à penser que certains stéréotypes deviennent plus évidents dans la littérature québécoise, grâce à cette faible diversité. Les mêmes stéréotypes seraient toujours activés et réactivés, contrairement à la littérature française qui jongle avec une série de stéréotypes et de représentations de l’Allemagne diversifiée.

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Les romans québécois qui représentent l’Allemagne et qui sont publiés pendant l’entre-deux-guerres puisent directement dans la réalité. En effet, la plupart des œuvres prennent ancrage dans la Grande Guerre. Cet ancrage permet aux auteurs de l’époque de fixer rapidement certaines représentations de l’Allemagne à l’aide de stéréotypes, celle-ci étant déjà communément considérée comme un ennemi du Québec. Les auteurs s’inspirent ainsi de

l’histoire pour construire leur récit de fiction, d’où le titre de ce chapitre, « de l’histoire à l’imaginaire fictionnalisé ». Tant au Québec qu’à travers le monde, les années 1920 sont hantées par la fin de la Grande Guerre tandis que les années 1930 connaissent la montée radicale du national-socialisme qui fait tendre l’Europe vers la Deuxième Guerre mondiale. La situation politique avec l’Allemagne est donc tendue dans le monde occidental pendant la période étudiée. L’Allemagne est un pays craint pendant l’entre-deux-guerres, c’est un fait. Aucune justification n’est donc donnée quant aux motifs qui forgent les perceptions de l’Allemagne qui sont tenues pour acquises.

Revenons aux questions du départ : l’Allemagne est-elle surtout représentée par des personnages stéréotypés? Par ses lieux? Ces représentations sont-elles figées ou mouvantes? Positives? Négatives? Les deux? De quelles manières l’Allemagne est-elle mythifiée? Plusieurs de ces questions ont obtenu une réponse. Les représentations de l’Allemagne sont à la fois positives et négatives dans les œuvres de fiction, les secondes l’emportant souvent sur les premières.

Les stéréotypes qui s’inscrivent dans le thème de l’Allemagne ennemie sont centraux dans les œuvres de fiction. Ainsi, notre analyse confirme que les personnages allemands sont très stéréotypés dans les œuvres étudiées. Il n’y a pas de véritable désir de compréhension des personnages allemands, ils représentent des images figées. Les répétitions et la redondance des représentations de l’Allemagne créent un effet de suggestion par le « martèlement410 » des

410 M. Angenot, La parole pamphlétaire : contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982,

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stéréotypes; la « modalisation emphatique de l’assertion411 » nourrit les motifs de l’Allemagne

espionne, brutale, coupable et cruelle (thème de l’Allemagne ennemie).

Les seules œuvres de fiction qui représentent l’Allemagne de manière moins stéréotypée sont les écrits de la terre. Dans ces œuvres, l’Allemagne est souvent représentée comme un pays lointain, sans qu’aucune hostilité n’émane des textes qui traitent de celle-ci. On n’y trouve pas non plus de mépris à l’endroit des Allemands, contrairement aux Aventures extraordinaires de deux Canayens, à « La série B-472 » et au Talisman du pharaon et à La coccinelle du 22e. De

plus, on l’a vu, le lien à la terre serait plus fort que le lien du sang : « La patrie, c’est la terre, et non le sang412 ». Ainsi, les romans de la terre offrent des représentations de l’Allemagne moins

noires que les autres romans que nous avons examinés.

Enfin, les stéréotypes à l’endroit de l’Allemagne sont souvent donnés comme explication rapide pour présenter les personnages. Ces stéréotypes, qui ont un côté codé et préconstruit, émanent de conventions discursives plutôt que du réel. Malgré la présence de la figure de l’assertion dans les textes, les stéréotypes ne servent pas à nourrir un argument à l’endroit de l’Allemagne. Les auteurs utilisent plutôt dans leur récit des clichés déjà en place, ce qui leur permet de rapidement créer le portrait des personnages antagonistes allemands. Les stéréotypes seraient ainsi surtout utilisés, activés et réactualisés dans les œuvres de fiction, afin de mieux mettre en relief l’Autre, l’Allemagne.

411 M. Angenot, La parole pamphlétaire : contribution à la typologie des discours modernes, op. cit., p. 238-239. 412 Ringuet, Trente arpents, op. cit., p. 51.