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Le journal et l’œuvre de fiction qui reflètent et construisent l’espace public

1.3 Les textes dans l’espace public

1.3.1 Le journal et l’œuvre de fiction qui reflètent et construisent l’espace public

Selon Lüsebrink et Cambron, la littérature et la presse constituent « des champs de pratique culturels à la fois proches et foncièrement différents l’un de l’autre175 ». La proximité

des deux champs découlerait de l’écriture imprimée et de la diffusion dans le même espace social. Ainsi, la matérialité de la communication entre les deux champs – presse et littérature – prendrait la forme d’écriture imprimée dans un espace public potentiellement commun.

Les membres du groupe µ, en s’inscrivant dans le sillage des travaux de Jakobson176,

expliquent bien dans leur étude de la rhétorique la relation entre les diverses variables en jeu

175 M. Cambron et H.-J. Lüsebrink, « Presse, littérature et espace public : de la lecture et du politique », Études

françaises, op. cit., p. 127.

176 Voir à ce sujet R. Jakobson, Essais de linguistique générale, volume I : Les fondations du langage, traduit par

N. Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, 2003 [édition originale en anglais, 1963], 265 p. et R. Jakobson, Essais de

linguistique générale, volume II : Rapports internes et externes du langage, traduit par P. Hirschbüler et al., Paris,

dans un discours : « un émetteur envoie un message à un récepteur par l’intermédiaire d’un canal : le message est codé et il se réfère à un contexte177 ». Nous nous sommes jusqu’à présent

concentrés sur le locuteur, soit l’émetteur, sur le lecteur invoqué, soit le récepteur, et enfin sur le canal, soit les discours de presse et de fiction qui peuvent être décodés entre autres par la rhétorique, par l’analyse des caractéristiques linguistiques repérables dans les textes. Il nous reste désormais à réfléchir au milieu dans lequel ce locuteur prend la parole ou dans lequel l’écrit est diffusé : le contexte.

1.3.1.1 Les journaux et les œuvres de fiction, tous deux filtres de l’espace public

Nous avons déjà traité du discours social dans la sphère publique, en introduction de thèse. Nous y revenons ici non pas pour redonner une définition de ces concepts, mais afin de mettre en relief le fait que les journaux et les œuvres de fiction construisent tous deux la réalité tout en la reflétant.

Qu’entend-on exactement par sphère publique? Depuis Habermas178 qui décrivait la

sphère publique comme un ensemble de personnes privées rassemblées pour discuter d’intérêts communs, des chercheurs, dont Angenot, ont travaillé sur le concept de « sphère publique ». Angenot s’intéresse plus précisément à la doxa, qui est le « répertoire topique et les règles rhétoriques qui, dans un état donné de société, organisent hégémoniquement les langages de la “sphère publique”179 ». Ainsi, littérature et presse, qui ont des règles rhétoriques propres à leur

forme, organisent les langages de la même société, la société québécoise.

177 J. Dubois et al. (Groupe µ), Rhétorique générale, Paris, Éditions du Seuil, 1982 , p. 23.

178 Voir à ce sujet J. Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 1992 [édition originale, 1962], 324 p.

179 M. Angenot, Interventions critiques : questions d’analyse du discours, de rhétorique et de théorie du discours

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On se rappelle les paroles de Foucault, déjà citées en introduction, par lesquelles celui-ci affirme que les pratiques discursives sont toujours déterminées dans le temps et l’espace (aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée). Dans une société, il existe une « osmose180 », un échange constant, entre le linguistique et l’extralinguistique, entre le système

énonciatif et le contexte dont celui-ci fait partie181. L’importance des conditions de production

historiques et politiques est non négligeable. Nous estimons que les journaux et les œuvres littéraires agissent, dans le cadre de notre étude, comme filtres du même espace social, de la même sphère publique.

Cambron et Lüsebrink traitent de l’opposition entre réalité et fiction dans le journal. Ils affirment que les journalistes construisent des réalités et ne les reflètent pas exactement. La presse et la littérature sont des mises en représentation de la société, mais ils participent, de manière parallèle, à construire cette représentation. D’ailleurs, si, d’une part, la presse et la littérature sont le reflet de la société dans laquelle ils sont publiés, ils contribuent, d’autre part, à construire et à structurer l’espace public dans lequel ils s’inscrivent182. Ce caractère double

des journaux et des œuvres littéraires met en lumière le rôle hégémonique – pour reprendre le terme d’Angenot – qu’ils jouent dans la société.

L’espace public est d’ailleurs indissociable de l’imaginaire social. En effet, l’imaginaire social repose sur des représentations composées tant de textes de fiction que d’images et de textes de presse. Il est interactif; il est sans cesse remodelé par de nouveaux textes, de nouvelles

180 Nous empruntons le terme à Jaubert.

181 L’espace social peut justement, à notre avis, constituer une autre voie nous permettant d’articuler le journal et

l’œuvre de fiction.

182 M. Cambron et H.-J. Lüsebrink, « Presse, littérature et espace public : de la lecture et du politique », Études

images et de nouvelles œuvres d’art183. Les journaux et les œuvres de fiction nourriraient donc

l’imaginaire social, contribuant à son modelage ou à son remodelage. D’ailleurs, la présence de mêmes stéréotypes reproduits dans les journaux et dans les œuvres de fiction témoignerait d’une cohésion patente, traduisant un imaginaire social commun.

1.3.1.2 Le discours social, reflet de l’espace public

Klemperer affirme que « l’esprit d’un temps184 » est, entre autres, représenté par sa

langue. Angenot reprend dans ses travaux une théorie qui date depuis plusieurs décennies : « l’homme en société se narre et s’argumente185 ». Nous postulons nous aussi que le texte est

une pierre angulaire de l’espace public. Calabrese abonde dans le même sens qu’Angenot et Klemperer en expliquant que le langage révèle non seulement des convictions, mais aussi des habitudes de pensée186. Ainsi, puisque le langage d’un temps conditionne la pensée187, tant la

production du texte que sa compréhension188 s’incarnent à travers les « langages de la “sphère

publique” 189 » d’une époque donnée. On peut de ce fait comprendre une partie de la société

d’une époque à partir du langage, des expressions et des termes utilisés dans les écrits de cette même époque (la semiosis sociale, pour reprendre le terme de Popovic). Ainsi, même si certaines balises historiques et politiques doivent être préalablement posées, les textes, peu

183 P. Popovic, « La sociocritique : définition, histoire, concepts, voies d’avenir », Pratiques, op. cit., p. 29. 184 V. Klemperer, La langue du IIIe Reich, op. cit., p. 34.

185 M. Angenot, « Théorie du discours social, notions de topographie des discours et de coupures cognitives »,

COnTEXTES [en ligne], no 1, 2006. URL : <http://journals.openedition.org/contextes/51>

186 V. Klemperer, La langue du IIIe Reich, op. cit., p. 24.

187 M. Angenot, « Théorie du discours social, notions de topographie des discours et de coupures cognitives »,

COnTEXTES [en ligne], no 1, 2006. URL : <http://journals.openedition.org/contextes/51>

188 J.-P. Desclés, « Systèmes énonciatifs et analyses de données textuelles », Études littéraires, vol. X, no 3, 1977,

p. 453-499.

189 M. Angenot, « Théorie du discours social, notions de topographie des discours et de coupures cognitives »,

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importe qu’ils soient fictifs ou non, sont indicateurs de l’espace social dans lequel ils voient le jour, ce qui brise en partie la frontière entre discours de presse et discours de fiction. Nous affirmons ainsi que les textes de presse et de littérature de fiction sont le support concret d’un « univers physico-culturel190 » commun, s’ils appartiennent à la même époque et à la même

société.

1.3.1.3 Les clivages entre le journal et l’œuvre de fiction dans l’espace public

Cependant, l’espace public ne représente pas seulement un pont entre la presse et la littérature; il représente aussi un clivage. En effet, Maingueneau affirme que le discours littéraire se distingue du discours ancré dans le réel, car il fait appel à un public indéterminé dans le temps et dans l’espace; il y aurait en quelque sorte une décontextualisation dans le cas d’un discours littéraire191. Dans notre thèse, les œuvres littéraires à l’étude sont publiées dans la même période

que les journaux analysés : le premier public lecteur est de la même époque, même si les écrits de fiction ont un potentiel de pérennité supérieur. Nous ne sommes pas les seuls d’ailleurs à penser que cette différence n’empêche pas la comparaison au sein du même espace social : Cambron et Lüsebrink comparent presse et littérature en affirmant qu’il existe une « puissance de la plume et de l’imprimé indépendamment de ses formes de diffusion dans l’espace social192 ».

La presse et la littérature occupent certes le même espace social, mais celles-ci n’ont toutefois pas le même statut au sein de cet espace. En effet, Angenot affirme que, dans la sphère

190 J.-P. Desclés, « Systèmes énonciatifs et analyses de données textuelles », Études littéraires, op. cit., p. 453-499. 191 D. Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, op. cit., p. 27.

192 M. Cambron et H.-J. Lüsebrink, « Presse, littérature et espace public : de la lecture et du politique », Études

publique, la presse a toujours eu une aura d’autorité et occupe une position légitime dans le domaine public193, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les œuvres littéraires. Malgré son

autorité moindre, le discours de fiction n’en modélise pas moins une partie de l’espace public. Les journaux et les œuvres de fiction peuvent représenter des voix singulières et différentes. Toutefois, une chose est certaine, le facteur de convergence principal est l’imaginaire social commun, relevant de l’espace public, dans lequel le journal et l’œuvre de fiction sont inscrits. Presse et littérature servent de matériaux aux membres de la société « pour tenter d’appréhender, d’évaluer et de comprendre ce qu’ils vivent194 », comme nous l’avons dit

en introduction.