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L’Allemand et son sang-froid dans « La série B-472 », Le talisman du pharaon et La

Chapitre 2 : Dynamique de la fiction : de l’histoire à l’imaginaire fictionnalisé

2.3 L’Allemagne ennemie : politique, militarisme et pouvoir

2.3.2 L’Allemand et son sang-froid dans « La série B-472 », Le talisman du pharaon et La

pharaon et La coccinelle du 22

e

: un être violent qui contrôle ses émotions

Nous avons soutenu plus haut que les personnages allemands, érudits ou non, étaient souvent facilement repérables dans la trame narrative des œuvres de fiction grâce à leur physionomie stéréotypée. Nous porterons maintenant attention aux passages qui traitent des émotions des personnages allemands, plus particulièrement du stéréotype du contrôle des émotions qui leur est associé dans trois œuvres : « La série B-472 », Le talisman du pharaon et La coccinelle du 22e.

Dans « La série B-472 », le narrateur décrit la colère du bibliothécaire allemand qui se traduit dans son regard : « Ses yeux s’étaient allumés de colère. Il approcha de la table ou [sic] je travaillais et allongea la main : je crus qu’il allait me gifler. Mais ce fut pour saisir le papier que je tenais296 ». L’émotion du personnage est facilement perceptible dans son regard. Le

bibliothécaire ne réagit toutefois pas de manière émotive; il domine parfaitement ses émotions. Le personnage allemand est ainsi dépeint dans « La série B-472 » comme étant potentiellement violent tout en ayant une bonne maitrise de soi.

Le contrôle des émotions par un personnage allemand se cristallise particulièrement dans Le talisman du pharaon, où les émotions maitrisées sont davantage décrites : « l’Allemand avait senti une colère folle monter à son cerveau et il avait eu l’idée de briser sa cravache sur le dos

du maladroit […] Mais il fut assez maître de lui pour se contenir297 », « Un flot de colère monta

à la tête de l’Allemand, mais il se contint298 ». Ces deux passages montrent que le personnage

allemand n’est pas un être sans émotion, loin de là. Ces émotions sont associées à une violente réaction et à une agressivité de la part du personnage. La fureur éprouvée par l’archéologue a cependant toujours un contrepoids : le contrôle personnel. Le terme « maître » et le verbe « se contenir » nous rappellent que le personnage allemand a, selon cette description, le pouvoir absolu sur ses propres émotions. L’archéologue allemand contrôle ce qu’il laisse paraitre aux yeux des autres.

Même si l’espion allemand a une contenance hors pair dans Le talisman du pharaon, il est craint et fige le sang par ses expressions faciales malintentionnées : « sa figure de Teuton prit une effrayante expression de cruauté299 »; « un horrible sourire passa sur les lèvres épaisses

de l’Allemand300 ». La « figure de Teuton » associe le visage de l’Allemand et son expression à

un mot péjoratif qui désigne la nation allemande : les traits menaçants du personnage sont associés à sa race teutonne, pour reprendre le terme de Ma cousine Mandine. De fait, la distance émotive ne semble pas empêcher l’archéologue allemand de laisser transparaitre certaines émotions négatives : « sa figure empâtée s’éclaira d’un sourire, et le verre des lunettes ne pouvait dissimuler l’éclair de joie méchante qui illumina ses yeux froids301 ». La méchanceté du

personnage se traduit non pas par ses mots, mais par son regard. Le personnage allemand dans Le talisman du pharaon est un être distant dont l’émotion se cristallise seulement dans ses

297 M. de Vaubert, Le talisman du pharaon, op. cit., p. 95. 298 Ibid., p. 107.

299 Ibid., p. 96. 300 Ibid. 301 Ibid., p. 105.

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expressions : « l’Allemand avait, au coin des lèvres, un tel rictus de haine qu’elle comprit que la pitié ne toucherait jamais ce cœur de roc et qu’il exécuterait ses menaces302 »303. L’hyperbole

est centrale dans les descriptions du personnage allemand. Son caractère haineux et agressif et, à l’inverse, sa distance mécanique révèlent une figure de l’exagération304.

Le personnage de l’espion allemand dans La coccinelle du 22e obtient le même

traitement stéréotypé que le bibliothécaire dans « La série B-472 » et que l’archéologue du Talisman du pharaon. Il revêt ainsi un « masque impassible, quoique, en son for intérieur, une terrible inquiétude le minât affreusement305 ». Le masque montre bien que les personnages

allemands ont des émotions extrêmes, qu’ils parviennent à dissimuler en partie, grâce à leur remarquable contrôle des émotions, à leur masque.

Les émotions des personnages allemands sont décrites dans les trois cas comme étant démesurées et agressives : « terrible », « impassible », « haineuse », « allumés de colère ». Les trois personnages allemands ne sont pas dénués d’émotions, mais ils contiennent une colère qui est trahie par leur regard. Cela fait d’eux des êtres craints, qui dominent leurs émotions tout en dégageant une vive hostilité.

302 M. de Vaubert, Le talisman du pharaon, op. cit., p. 113.

303 Le roman comporte plusieurs renvois à ce motif de la haine allemande incarnée par le personnage de

l’archéologue : « La pipe aux lèvres, les yeux luisants derrière les lunettes, semblant une vivante incarnation de la haine, von Haffner la regardait » dans M. de Vaubert, Le talisman du pharaon, op. cit., p. 114; « il reprit son attitude haineuse et sombre » dans M. de Vaubert, Le talisman du pharaon, op. cit., p. 144.

304 O. Reboul, Introduction à la rhétorique : théorie et pratique, op. cit., p. 130. 305 C. Corneloup, La coccinelle du 22e, op.cit., p. 125.

2.3.3 Le cas des Aventures extraordinaires de deux Canayens : l’univers

référentiel ancré dans la réalité grâce aux personnages

Le roman Les aventures extraordinaires de deux Canayens, qui a comme toile de fond la Grande Guerre, tire son inspiration de l’actualité tout en ne s’y accrochant pas totalement. En effet, certains personnages qui ont réellement existé, comme Guillaume II, sont immergés dans un environnement hors du commun306, un récit fantastique. Dans son étude sur les œuvres

québécoises qui portent sur la Première Guerre mondiale, Cambron affirme que « [l]a Grande Guerre est l’occasion de satire et de caricature307 » dans Les aventures extraordinaires de deux

Canayens. Cette satire prend notamment forme dans le roman par la dérision à l’endroit des hommes politiques allemands de l’époque et par des « allusions à l’actualité308 » déformées par

la fiction. Le roman de Jéhin, publié en 1918, se déroule en grande partie en 1917. Le temps du récit correspond presque exactement au temps réel; il n’y a pas de véritable distance entre le temps du récit et les faits réels. Jéhin semble déconstruire grâce à l’humour la menace que représente alors l’Allemagne pour les Alliés.

Un chapitre parmi les onze du roman a un titre en allemand : « Gott mit Huns309 ». Tous

les personnages qui sont des hommes politiques allemands existant réellement figurent dans ce chapitre310. Gott mit uns, qui signifie Dieu avec nous, fut la devise militaire allemande utilisée

306 R. Dion, Des fictions sans fiction ou le partage du réel, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2018,

p. 15.

307 M. Cambron, « Le discours sur la Grande Guerre : demande d’histoire », Dossier : La guerre dans la littérature

québécoise, Voix et images, op. cit., p. 21.

308 Ibid.

309 J. Jéhin, Les aventures extraordinaires de deux Canayens, op. cit., p. 55.

310 D’autres personnages non allemands qui existent dans le monde réel apparaissent ponctuellement dans le roman

comme Robert Laid Borden, Premier ministre du Canada pendant la Grande Guerre, et Camille Flammarion, astronome français. Nous nous concentrons toutefois seulement sur les personnages allemands, puisque ce sont les représentations de l’Allemagne qui sont au centre de notre thèse.

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depuis le temps des chevaliers teutons jusqu’aux années 1960. Le « uns » est transformé par Jéhin en « Huns ». Le titre du chapitre est ainsi un jeu de mots qui assimile la devise de guerre allemande au peuple des Huns, la devise devenant : Dieu avec les Huns. Guillaume II est d’ailleurs présenté comme étant le « successeur d’Attila311 » qui fut le roi des Huns dans les

années 400. Le titre même du chapitre lui confère une dimension ironique, en plus de mettre au premier plan une Allemagne barbare associée au peuple des Huns.

Dans le chapitre, les noms véritables d’hommes politiques allemands sont utilisés pour désigner les personnages : Guillaume II, aussi appelé « sa Majesté Impériale et Royale Guillaume von Hohenzollern, roi de Prusse et empereur d’Allemagne312 », son fils le prince

héritier, aussi appelé le « Kronprinz313 », le « maréchal Hindenburg314 », « von Bissing315 » et

« von Bernstorff316 ». Ces personnages sont simplement nommés par leur nom ou par leur titre

officiel, sans plus. L’attention portée à Hindenburg, à von Bissing et à von Bernstorff dans le récit n’est pas comparable à celle portée à Guillaume II et au prince héritier. Ce sont les membres de la famille impériale qui sont principalement attaqués dans la satire de Jéhin. Ainsi, des personnes réelles sont sollicitées dans le roman pour accomplir des actions fictives317. Les

311 J. Jéhin, Les aventures extraordinaires de deux Canayens, op. cit., p. 58. 312 Ibid., p. 55.

313 Le mot en allemand désigne le prince héritier de l’Empire allemand. J. Jéhin, Les aventures extraordinaires de

deux Canayens, op. cit., p. 55.

314 J. Jéhin, Les aventures extraordinaires de deux Canayens, op. cit., p. 55; Paul von Hindenburg, fut un militaire

et homme d’état allemand au service de Guillaume II.

315 Moritz Ferdinand von Bissing fut général pendant la Première Guerre mondiale, jusqu’à son décès en 1917. 316 Dans le roman, Guillaume II, affirme pendant une discussion avec son chancelier que von Bissing aurait été

parfait, s’il avait été encore vivant, pour mettre en place une mission diplomatique contre le vaisseau inconnu qui leur cause beaucoup de souci. Le personnage de Guillaume II fait alors le choix de Johann Heinrich von Bernstoff, diplomate allemand et ambassadeur d’Allemagne aux États-Unis pendant la Grande Guerre.

longues descriptions des personnages allemands sont ainsi rendues inutiles, puisque les lecteurs les connaissent déjà par les journaux : la dérision s’appuie sur des personnes et des faits connus.

Dans le chapitre qui nous intéresse, l’empereur Guillaume II s’entretient avec son fils, le Kronprinz, et avec son chancelier. Le lecteur a donc accès, de l’intérieur, au monde germanique sur le mode fictif dans ce chapitre. Les trois hommes discutent de retraites stratégiques faites par l’armée allemande en France, du combat à Verdun – qui est caricaturé d’ailleurs –, des espions allemands qui tentent de déterminer qui dirige l’Empire de l’espace, et du besoin de dénicher un diplomate d’expérience qui pourrait négocier avec le personnage dirigeant cet Empire, qui, on l’a vu, est un simple Canadien français. En plus de converser officiellement à propos de stratégies militaires, les personnages allemands ont une discussion familière à propos, notamment, de la légendaire paresse du prince héritier qui ne veut pas retourner à Verdun. Le roman invite ainsi à une lecture qui est à la fois référentielle et fictionnelle318. À notre connaissance, Les aventures extraordinaires de deux Canayens est le

seul roman publié au Québec pendant l’entre-deux-guerres qui cède complètement la parole à des personnages allemands qui discutent entre eux pendant un chapitre entier.

Un seul autre roman dans notre corpus – La coccinelle du 22e – s’accroche à la réalité

en nommant des personnages allemands qui ont réellement existé. Cependant, l’attention portée à ces personnages n’est pas comparable à celle qui est portée aux mêmes personnages dans Les aventures extraordinaires de deux Canayens. Le prince héritier est nommé au début du roman de Corneloup : « le Kronprinz joue une grosse partie de cartes à Verdun319 ». La présence du

318 R. Dion, Des fictions sans fiction ou le partage du réel, op. cit., p. 19. 319 C. Corneloup, La coccinelle du 22e, op.cit., p. 12.

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prince héritier allemand à Verdun était aussi évoquée dans le roman précédent. Guillaume II apparait quant à lui à la fin du roman : « un portrait de Guillaume II320 » est accroché au mur

d’un poste dans une tranchée allemande. Aucune description supplémentaire n’est donnée au lecteur. Le portait de Guillaume II ne fait qu’ancrer le récit dans la réalité, grâce à une personne réelle.