• Aucun résultat trouvé

La pragmatique : écart entre discours de presse et discours de fiction

1.2 La microanalyse et les pratiques discursives

1.2.2 La pragmatique : écart entre discours de presse et discours de fiction

outil utile tant dans l’étude des journaux que des œuvres littéraires, nous en venons à nous attacher plus précisément à une ramification de la rhétorique : la pragmatique152.

La pragmatique s’attache plus particulièrement à la relation entre les signes et les interlocuteurs, aux actions produites par le(s) discours sur les interlocuteurs et par le(s) texte(s) sur les lecteurs153. Tant les théoriciens du discours ancré dans la réalité – lire dans notre cas le

journal –, comme Austin et Searle, que ceux qui étudient la pragmatique en contexte littéraire, comme Maingueneau, lient directement rhétorique et pragmatique, comme si les deux allaient de pair.

Nous appuyons principalement notre réflexion sur l’approche conceptuelle du philosophe du langage John Langshaw Austin154, qui développe une « technique pour étudier le

langage155 », afin de « découvrir tout ce que nous pouvons accomplir par la parole156 », et sur

celle d’Anna Jaubert, qui définit la pragmatique comme étant la science du langage en actes qui

152 Anna Jaubert, qui est une théoricienne du langage, affirme que la rhétorique peut intégrer la pragmatique.

A. Jaubert, La lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1990, p. 71.

153 F. Fortier, « Pragmatique », dans P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire Le

dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 603-605.

154 Quand dire, c’est faire (titre original : How to Do Things with Words) est un recueil de douze conférences

données par le philosophe anglais John Langshaw Austin (1911-1960), en 1955, à l’université Harvard.

155 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, traduit par G. Lane, Paris, Seuil, 1970 édition originale en anglais, How

to Do Things with Words, 1962, p. 15.

permet de réintroduire le sujet dans ses énoncés157. Jaubert, en héritière d’Austin, étudie plus

spécifiquement les traces repérables dans un texte qui marquent une situation de communication projetée158, planifiée, entre le signe et son utilisateur. Nous sommes justement attentifs à ces

traces repérables pour l’ensemble du corpus retenu.

La pragmatique est imbriquée à la rhétorique, puisque chaque figure a un pouvoir de persuasion : intentionnalité et figures de rhétorique vont de pair. Perelman, suivi quelques années plus tard par des philosophes comme Reboul et Jaubert, explique que l’argumentation s’adresse toujours à quelqu’un, ce qui va dans le sens des propositions élaborées par Austin. En ce sens, les textes recèlent des indices qui guident le lecteur ou qui cherchent à créer une réaction de sa part159.

Afin de mieux comprendre la relation entre le locuteur et l’auditeur dans une situation de communication réelle ou projetée, Austin met en place un système de classification des actes de communication verbale160. Le philosophe en vient à proposer une classification des actes de

langage selon trois catégories : les actes locutoires161, illocutoires162 et perlocutoires163. Ces

catégories permettent d’analyser les intentions communicationnelles dans un discours donné. Nous nous intéressons à ce système de classification par Austin, car l’approche par la

157 A. Jaubert, La lecture pragmatique, op. cit., p. 5. 158 Ibid.

159 Il n’est pas ici question d’un lecteur réel, mais d’un lecteur idéal. C’est la projection possible d’un destinataire

idéal et la lecture sur mesure des complaisances introspectives, narratives et des effusions (A. Jaubert, La lecture

pragmatique, op. cit., p. 11.)

160 Austin est un philosophe du langage qui étudie, principalement, le langage au quotidien. 161 Prendre la parole.

162 L’intentionnalité de la prise de parole du locuteur, afin que le destinataire réagisse aux paroles prononcées. 163 L’effet produit par l’énoncé sur le destinataire.

51

pragmatique nous porte à nous attacher dans notre thèse aux actes illocutoires, qui mettent en relief la volonté de l’énonciateur de susciter une réaction chez le destinataire.

Ce sont plus précisément les signes mis en place par la figure du locuteur, celui qui émet les énoncés qui nous intéressent. Austin expose divers critères qui permettent de mieux repérer les traces écrites de l’intentionnalité du locuteur, de la visée du discours. Ces indices repérables dans le texte sont le mode, le rythme, l’insistance, les adverbes et les locutions verbales, les particules de relation et les circonstances de l’énonciation. Jaubert affirme à cet effet que la lecture d’un discours doit toujours être en premier lieu une microanalyse permettant de repérer les variables d’intentionnalité liées à un texte164. Jaubert ajoute un critère à ceux préalablement

établis par Austin : la fréquence relative165. Ainsi, nous sommes attentifs aux traits du langage

qui marquent un désir de communication de la part du locuteur, aux procédés caractéristiques montrant une intentionnalité visant l’adhésion du lecteur, peu importe le caractère générique du texte de presse en jeu166. Ce sont les théories liées au locuteur, celui qui produit le discours, et

qui tente d’obtenir l’adhésion et la réaction, auxquelles nous prêterons attention167. Dans le

discours de presse, c’est essentiellement l’étude des actes illocutoires qui permet d’arrimer de façon simultanée texte, contexte, locuteur et destinataire. En effet, l’acte locutoire, le fait de dire

164 A. Jaubert, La lecture pragmatique, op. cit., p. 12.

165 La fréquence relative est le nombre de fois qu’apparait un terme dans un texte, A. Jaubert, La lecture

pragmatique, op. cit., p. 12.

166 Nous situons de ce fait notre étude plutôt du côté du locuteur et de la visée du discours que du côté du lecteur

ou de la réception des œuvres.

167 Calabrese affirme qu’elle ne se penche pas sur l’« espace mystérieux qui s’étend entre texte et lecteur », car il

est quasi impossible à déterminer : le destinataire idéal peut être étudié, contrairement au destinataire réel qui est une instance mouvante difficile à saisir dans sa totalité. De façon similaire, Jaubert traite d’une projection possible d’un destinataire idéal. Comme Calabrese et Jaubert, nous posons que la méthode d’analyse la plus juste est de tenter de repérer dans la langue les effets recherchés auprès du lecteur projeté, sans pour autant tomber du côté de la réception.

quelque chose, n’implique que le locuteur, tandis que l’effet perlocutoire a pour centre le destinataire.

La plupart des philosophes du langage étudient le langage au quotidien et font donc un examen des situations de communication conçues comme réelles168. Une approche pragmatique

du discours littéraire est plus rare, mais existe tout de même. En effet, les journaux ont en général une dimension ouvertement argumentative, ce qui n’est pas nécessairement le cas des œuvres littéraires. Quelques théoriciens se sont toutefois intéressés à la pragmatique et aux actes de langage dans le contexte d’œuvres littéraires, dont Dominique Maingueneau169 et Jean-Michel

Adam170. Selon Maingueneau, l’approche pragmatique des textes littéraires est essentiellement

la même que pour le discours réel171. Il serait ainsi possible de penser le discours littéraire non

seulement dans une optique rhétorique, mais aussi selon un cadre pragmatique. Maingueneau172

explique que la pragmatique est l’étude de la structure du langage dans un contexte donné. Toujours selon Maingueneau, la pragmatique peut être pensée de deux façons en fiction : elle permet d’étudier la parole qui circule entre les personnages, mais elle permet aussi de déterminer la relation entre l’œuvre et le destinataire173. Dans le deuxième cas, Maingueneau classe la figure

du lecteur de fiction selon trois catégories : le lecteur invoqué – celui qui nous intéresse dans le cadre de notre projet – le lecteur institué et le lecteur générique174.

168 Nous pensons notamment à Austin et à Jaubert.

169 Reinelt et Carlson envisagent la théorie linguistique d’Austin dans le contexte théâtral.

170 Voir à ce sujet J.-M. Adam, Langue et littérature : analyses pragmatiques et textuelles, Paris, Hachette, 1991,

221 p. et J.-M. Adam, Éléments de linguistique textuelle : théorie et pratique de l’analyse textuelle, Liège, Mardaga, 1990, 265 p.

171 D. Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Bordas, 1990, p. 3. 172 Ibid., 186 p.

173 Ibid., p. 77. 174 Ibid., p. 30-31.

53

Quoique l’approche par la pragmatique fasse partie de nos réflexions dans cette thèse, nous focalisons surtout notre attention sur les pratiques discursives qui se dégagent des textes, ce qui permet de mieux comprendre les stéréotypes qui se cristallisent grâce au discours. Nous sommes toutefois attentive aux effets qui sont créés par ces pratiques discursives. Reste aussi que l’approche pragmatique est un pont, pour reprendre le terme de Cambron et Lüsebrink, qui peut être établi entre presse et littérature, pont qui n’a pas encore beaucoup été exploité par les chercheurs.