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La matérialité et le contenu du journal et du livre : transferts et échanges directs

Le livre et le journal sont tous deux des objets matériels. L’objet qu’est le livre représente une expérience concrète pour le lecteur, avant même que sa lecture n’ait débuté. En effet, le

129 « Les études littéraires se sont largement plongées dans le texte du journal et craignent moins désormais de le

considérer comme relevant de leur compétence propre » dans G. Pinson, L’imaginaire médiatique : histoire et

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format du roman peut prendre diverses formes : être long ou court, avoir une page couverture dure ou souple, avoir une image en page couverture ou non. Le roman peut être mis dans une poche ou devenir un objet d’art dans un salon. La lecture ne se fait donc pas uniquement dans un espace privé, la maison, elle peut aussi se faire dans un espace public, comme un parc ou le tram. Certains romans populaires peuvent même, dans les années 1930, être achetés au dépanneur, en même temps qu’un paquet de gommes à mâcher ou de cigarettes. La presse représente aussi une expérience matérielle pour le lecteur. Le journal peut être livré à domicile, mais il peut aussi être acheté au kiosque à journaux. Le lecteur peut alors commencer sa lecture en route vers le travail ou en prenant un café au parc. Le journal se divise habituellement en cahiers, qui peuvent être partagés entre plusieurs lecteurs qui vivent alors simultanément l’expérience de la lecture. Le lecteur ne fait d’ailleurs pas que lire passivement le journal, il est invité à faire les mots croisés et les autres jeux. L’expérience matérielle est donc différente selon que l’on tient un journal ou un livre, bien que certains traits soient homogènes comme la possibilité de circuler dans l’espace public, avec ledit objet en poche. Reste qu’il semble difficile de réconcilier les deux, qui semblent avoir une matérialité très différente et offrir une expérience de lecture différente, en partie à cause de cette matérialité. Nous entendons ici explorer la manière dont le livre et le journal ont une parenté matérielle plus forte que ce l’on pourrait croire d’emblée : « Nombreux sont les ponts et les passerelles entre les deux champs et les deux pratiques, littéraire et journalistique130 ». Nous examinerons les ponts et les clivages entre presse

et littérature selon la mise en page, la composition générique, le statut des auteurs et enfin le marché des annonceurs.

130 M. Cambron et H.-J. Lüsebrink, « Presse, littérature et espace public : de la lecture et du politique », Études

Au dix-huitième siècle, le livre et le journal avaient une parenté matérielle plus étroite qu’aujourd’hui. Selon Pierre Rétat dans La textologie du journal, le format matériel était alors très similaire pour le livre et le journal. Les premières distinctions entre le livre et le journal prennent d’ailleurs forme par le biais de la composition matérielle : « On a souvent dit que le journal conquérait sa spécificité et parvenait à sa maturité lorsqu’il rompait sa primitive parenté avec le livre ou la brochure, par le format, la composition de la page, le colonnage, le système des titres…131 ». Le journal ancien était donc au départ matériellement plus proche du livre et

de la brochure dans la composition de la page132. L’arrivée d’une plus grande surface à la fin du

dix-huitième siècle, qui permet de mieux couvrir l’actualité, crée une nouvelle perception visuelle du journal : le point de vue plus panoramique de la page permet un parcours de l’œil non seulement vertical (de haut en bas), mais aussi horizontal (de gauche à droite et de droite à gauche) des textes présentés, et une lecture sélective133.

Plusieurs théoriciens se sont intéressés, comme Rétat, à la dimension matérielle du livre et du journal. Dans son ouvrage La bibliographie et la sociologie des textes134, précédé d’une

préface de Roger Chartier, Donald Francis McKenzie s’attache plus particulièrement aux différentes formes matérielles de l’imprimé, affirmant que la signification du texte ne réside pas seulement dans son contenu. Les aspects matériels, comme le format, la typographie et disposition des paragraphes, créent aussi des effets de sens. La forme concrète d’un texte est donc révélatrice d’une forme de pensée et la structure matérielle n’est pas un simple support pour le contenu, loin de là. La mise en page du journal, telle que définie par Rétat, puis par

131 P. Rétat, La textologie du journal, Paris, Minard, 1990, p. 52. 132 Ibid., p. 81.

133 Ibid., p. 62, p. 80.

134 D. F. McKenzie, La bibliographie et la sociologie des textes, traduit par M. Amfreville, Paris, Éditions du Cercle

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McKenzie, est très différente de la mise en page des œuvres de fiction. Quoique le livre soit aussi régi par une composition ordonnée, avec un titre principal et des chapitres, la lecture sélective n’est jamais une option, puisque le livre doit être lu selon un ordre donné. Par ailleurs, à l’époque, plusieurs romans intègrent des images dans le texte, comme Les aventures extraordinaires de deux Canayens, Ma cousine Mandine, Deux du 22e Bataillon et L’orgueil

vaincu. Les romans ne comportent que des dessins, contrairement aux journaux qui publient de nombreuses photos. Les romans sont ainsi ancrés dans l’imaginaire. Ils n’offrent jamais au lecteur de représentation réelle des personnages du récit, tout en bridant leur imagination en leur offrant des représentations visuelles des personnages à imaginer. Les journaux publient quant à eux des caricatures qui permettent, comme dans les œuvres de fiction, de représenter les personnages de manière plus libre que dans une photo. Les journaux publient toutefois surtout des photos, par souci de référentialité, pour traduire le réel en image. Le journal et le livre comportent ainsi tous deux des images qui attirent rapidement l’attention du lecteur.

Par ailleurs, presse et littérature ont certaines similitudes quant à leur composition générique. La littérature englobe des genres très différents, notamment la prose, la poésie et le théâtre. Le journal est quant à lui un ensemble composite à dominante non fictionnelle, mais comportant tout de même une part de fiction. Quoiqu’on assiste depuis les années 1940 et 1950 à une marginalisation de l’expression littéraire dans la presse, les journaux de grande diffusion ont longtemps publié des romans-feuilletons, des contes, des bandes dessinées et même de la poésie135. Il y a de ce fait une forme de parenté directe entre la littérature et le journal.

135 M. Cambron et H.-J. Lüsebrink, « Presse, littérature et espace public : de la lecture et du politique », Études

La revue Mémoires du livre, qui a publié au printemps 2017 un numéro intitulé « Le livre et le journal : croisements, prolongements et transformations136 », développe une réflexion

sur la circulation possible de contenu entre le journal et le livre, qui ont chacun une matérialité qui leur est propre. Dans la foulée des travaux du groupe Média 19, les auteurs des articles du numéro s’intéressent essentiellement au dix-neuvième siècle et parfois au début du vingtième siècle, et non aux écrits post-Grande Guerre. Dans l’article qui porte sur l’évolution des champs de production de presse et littéraire, Hélène Campaignolle souligne que de nombreux écrivains du dix-neuvième siècle furent des « écrivains-journalistes137 », ce qui favorisait l’union entre les

activités littéraires et journalistiques. Cambron et Lüsebrink ont aussi affirmé que de nombreux écrivains étaient également journalistes au dix-huitième siècle, même si leur renommée est souvent restreinte à leurs œuvres littéraires, le journal étant considéré comme le parent pauvre de la littérature138. La tradition ne semble pas avoir fléchi, puisqu’on retrouve ce même modèle

d’écrivains journalistes au vingtième siècle. Deux des auteurs de fiction de notre corpus furent en effet aussi des journalistes reconnus : Michelle de Vaubert (Le Talisman du pharaon), connue sous le pseudonyme d’Odette Oligny, fut chroniqueuse pour Le Canada et Robert de Roquebrune (« La série B-472 ») fut collaborateur régulier à La Presse. D’ailleurs, le roman de Vaubert est introduit par une préface d’Olivar Asselin, alors journaliste et collaborateur au journal Le Canada, dont il deviendra rédacteur en chef en 1930.

136 A. Rannaud (dir.), Dossier : Le livre et le journal : croisements, prolongements et transformations, Mémoires du

livre, vol. VIII, no 2, 2017. URL : <https://www.erudit.org/fr/revues/memoires/2017-v8-n2-memoires03051/>

137 H. Campaignolle, « Le Livre à l’ombre du Journal : deux représentations de la littérature à la fin du 19e siècle »,

Essais, Sens public, mai 2010. URL : <http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=745>

138 M. Cambron et H.-J. Lüsebrink, « Presse, littérature et espace public : de la lecture et du politique », Études

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La plupart des articles de la revue Mémoires du livre qui nous intéressent s’attachent aux formes de communication directe entre le journal et le livre, abordant la circulation des textes d’un médium à un autre, du journal au livre139, du livre au journal140. Le roman La coccinelle

du 22e, étudié dans cette thèse, représente une forme de communication directe ente le journal

et le livre, puisque cette œuvre de Corneloup, publiée en 1934, a été tout d’abord diffusée sous la forme de roman-feuilleton dans le journal La Presse, du 23 octobre au 22 novembre 1933. L’interdépendance entre presse et littérature peut d’ailleurs aussi prendre forme par la publication de textes de réception des œuvres littéraires dans le journal.

En outre, les journaux, surtout La Patrie et La Presse, comportent de nombreuses annonces. Ces publicités offrent des services (coiffeur, tailleur, médecin, agent de voyage, école) et des produits (vêtement, radio, abonnement au journal). De nombreux romans populaires publiés pendant l’entre-deux-guerres, comme Les aventures extraordinaires de deux Canayens et Ma cousine Mandine, comportent aussi de la publicité. Ainsi, le roman Ma cousine Mandine, publié aux Éditions Édouard Garand (Montréal), diffuse entre autres une annonce d’un chirurgien-chiropodiste, d’un chirurgien-dentiste, d’un salon de coiffure, d’un marchand de produits variés (bois, charbon, foin et grain) et de journaux montréalais comme La Patrie et Le Mâtin. Ces publicités sont placées au début et à la fin du roman. Ma cousine Mandine fait d’ailleurs partie d’une collection appelée « Le Roman Canadien » : « Vous devez vous abonner

139 J.-M. Gouvard, « Le Spleen de Paris de Charles Baudelaire : des “petits genres journalistiques” aux “petits

poèmes en prose” » et C. Biron, « Les sillons du journal et du livre chez Albert Laberge et Damase Potvin », Dossier : Le livre et le journal : croisements, prolongements et transformations, Mémoires du livre, op. cit. URL : <https://www.erudit.org/fr/revues/memoires/2017-v8-n2-memoires03051/>

140 T. Léchot, « L’extrait et ses fonctions dans la presse d’Ancien Régime » et L. Brake, « The Serial and the Book

in Nineteenth-Century Britain: Intersections, Extensions, Transformations », Dossier : Le livre et le journal : croisements, prolongements et transformations, Mémoires du livre, op. cit.

au Roman Canadien : Pourquoi? Parce que c’est la seule manière de prouver que vous voulez encourager les productions du terroir141 ». Le lecteur peut donc s’abonner pour recevoir un

nombre défini de numéros de la série « Le Roman Canadien », au même titre qu’il peut s’abonner à un journal, pour recevoir des numéros, en nombre défini. Si le lecteur n’est pas abonné, il peut trouver ces romans entre autres dans des kiosques de journaux, selon ce que donne à lire l’annonce. Ainsi, les journaux et les livres s’inscrivent dans un double marché, le marché des usagers, mais aussi celui des annonceurs.