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L’Allemagne, objet d’intérêt pour les auteurs québécois de l’époque?

Chapitre 2 : Dynamique de la fiction : de l’histoire à l’imaginaire fictionnalisé

2.4 Les œuvres de fiction québécoises qui représentent l’Allemagne : auteurs, paratexte

2.4.1 L’Allemagne, objet d’intérêt pour les auteurs québécois de l’époque?

2.4.1.1 Les différents pays représentés dans les œuvres de fiction

Les États-Unis sont un objet d’intérêt plus important dans les œuvres de fiction que l’Allemagne, comme nous l’avons vu dans l’analyse des romans de la terre. Dans son étude « Par delà le régionalisme et l’exotisme », Dominique Garand énumère plusieurs pays européens qui furent des objets privilégiés dans la fiction québécoise publiée avant les années 1960 :

L’Europe des Québécois, c’est avant tout la France, en second lieu l’Angleterre, et enfin l’Italie, qui intéressa d’abord [les Québécois…] en relation avec le Vatican. Les autres pays d’Europe n’existent pas de manière prégnante dans l’imaginaire des Québécois, sauf certains d’entre eux qui à partir de la Révolution tranquille furent perçus comme des alliés sur le plan culturel, comme la Belgique et la Suisse362.

Selon Garand, la France fut le pays qui captiva principalement les auteurs québécois de la première moitié du vingtième siècle. Il n’y a aucune trace de l’Allemagne dans les pays

362 D. Garand, « Par delà le régionalisme et l’exotisme », L’Europe de la culture québécoise, Udine, Forum, 2000,

européens nommés par le chercheur. Pourtant, l’Allemagne fut une puissance scientifique et culturelle de tout premier plan au début du vingtième siècle : « Berlin constituait non seulement, pour cette brève période entre 1871 et 1914, à côté de Paris, le centre intellectuel le plus dynamique en Europe, mais certes aussi la métropole universitaire et scientifique la plus innovatrice de l’époque363 ». La France resta cependant le pays privilégié par les auteurs : « la

France reste le point d’ancrage européen pour les Québécois364 ». Ce lien étroit entre la France

et le Québec pourrait s’expliquer, entre autres, par le statut d’ancienne colonie du Québec et par le partage de la même langue entre les deux pays, le français. La Ville lumière était alors une véritable « capitale culturelle francophone365 » : « Paris s’affirme encore plus fortement comme

la capitale mondiale des lettres et des arts, dominant sous cet aspect les autres nations, en particulier francophones366 ».

Au contraire, l’Allemagne n’a pas été un objet de fascination pour les auteurs québécois de la première moitié du vingtième siècle, ce qui explique en partie pourquoi nous n’avons trouvé que dix textes de fiction l’évoquant sur une période de vingt et un ans. Un auteur du dix-neuvième siècle, Edmond de Nevers, se distingue quant à son intérêt pour l’Allemagne. Cet homme de lettres s’intéressa à l’Allemagne et à sa culture : « son désir était de découvrir dans le monde germanique […] ce qui y était profondément différent, singulier, voire insolite367 ».

Les lettres de voyage de De Nevers, qui portent sur son séjour en Allemagne, furent initialement publiées dans le journal La Presse entre 1888 et 1891 et rassemblées beaucoup plus tard dans

363 H.-J. Lüsebrink, présentant Les lettres de Berlin et d’autres villes d’Europe d’Edmond de Nevers, Québec,

Éditions Nota bene, 2002, p. 20.

364 D. Garand, « Par delà le régionalisme et l’exotisme », L’Europe de la culture québécoise, op. cit., p. 99. 365 Ibid., p. 112.

366 D. Saint-Jacques et M. Lemire (dir.), La vie littéraire au Québec v.6 : 1919-1933, op. cit., p. 9. 367 H.-J. Lüsebrink, présentant Les lettres de Berlin d’Edmond de Nevers, op. cit., p. 18.

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un recueil ayant pour titre Les Lettres de Berlin (2002). De Nevers fut le premier intellectuel canadien-français « à s’intéresser à l’Allemagne comme culture, comme société et comme “réservoir d’altérité”368 ». Il partagea son savoir auprès de la population, grâce à la publication

de ses découvertes dans un média de masse, La Presse. Cet intellectuel vécut une véritable expérience de l’Autre, cet Autre étant l’Allemagne. De Nevers manifesta une « volonté de comprendre les spécificités culturelles et les rites de sociabilité369 » de l’Allemagne. Cet

intellectuel a publié avant la période qui nous intéresse. Plus de trente ans ont passé entre la publication des lettres de voyage de cet écrivain et les œuvres de fiction de notre corpus. Les textes écrits par De Nevers permettent de comprendre que les représentations de l’Allemagne sont très différentes entre les textes du dix-neuvième siècle et ceux du vingtième siècle, après la Grande Guerre. Il semblerait que la Grande Guerre ait effacé toute véritable volonté de la part des écrivains québécois de comprendre l’Autre, l’Allemagne.

Les textes littéraires publiés pendant l’entre-deux-guerres auraient pu servir à légitimer le sacrifice des soldats, thème présent dans la fiction française de la période. Ce n’est cependant pas le cas. Beaucoup de littérature de guerre sous la forme de témoignages, de romans qui idéalisent la guerre et de romans anti-guerre sont publiés à l’époque en France, notamment le célèbre roman Le Feu d’Henri Barbusse publié en 1916. Qu’en est-il des textes québécois? Dans les années 1920-1930, le discours sur l’Allemagne dans la fiction est fortement influencé par la vision française. Cette vision française nourrit une image plutôt négative et antagoniste de l’Allemagne, principalement à cause de la défaite de la guerre franco-allemande de 1870.

368 H.-J. Lüsebrink, présentant Les lettres de Berlin d’Edmond de Nevers, op. cit., p. 5. 369 Ibid., p. 40.

2.4.1.2 Les auteurs québécois et l’Europe

Nous avons déjà affirmé que l’Allemagne a suscité pendant l’entre-deux-guerres un discours journalistique régulier, mais peu de textes de fiction. Nous pensions que ce quasi-silence résultait peut-être d’un manque d’expérience interculturelle de la part des auteurs qui n’auraient pas eu de contact direct avec l’Europe, n’osant peut-être pas écrire sur une réalité qui leur était étrangère. Nous avons ainsi porté attention aux contacts directs qu’ont pu avoir les auteurs des dix œuvres fiction avec le vieux continent. Dominique Garand s’interroge aussi sur la relation avec l’Europe qu’ont pu entretenir les auteurs québécois du vingtième siècle : « l’expérience de l’Europe » est « très prégnante370 » au sein de la population québécoise. Les

Canadiens français sont également au fait de ce qui se passe dans le monde littéraire français, grâce aux voyageurs, aux journaux et aux livres édités en Europe371. Garand ajoute que les

Québécois du début du siècle ont aussi un contact avec l’Europe grâce à l’immigration d’Européens, notamment plusieurs Français372.

Garand affirme qu’avant la Seconde Grande Guerre, l’Europe était essentiellement une destination pour l’élite373. Malgré cela, de nombreux Québécois de toutes les couches sociales

allèrent en Europe en tant que soldats pendant la Première Guerre mondiale, acquérant une expérience directe du vieux continent. De fait, sept des dix auteurs que nous avons retenus374

370 D. Garand, « Par delà le régionalisme et l’exotisme », L’Europe de la culture québécoise, op. cit., p. 97. 371 D. Saint-Jacques et M. Lemire (dir.), La vie littéraire au Québec v.6 : 1919-1933, op. cit., p. 11. 372 D. Garand, « Par delà le régionalisme et l’exotisme », L’Europe de la culture québécoise, op. cit., p. 98.

Voir aussi à ce sujet P.-A. Linteau, Y. Frenette et F. Le Jeune, Transposer la France : l’immigration française au

Canada (1870-1914), Montréal, Boréal, 2017, 412 p.

373 Ibid., p. 97.

374Les informations à propos de ces auteurs ont été recueillies grâce à la consultation du Dictionnaire des auteurs

de langue française en Amérique du Nord, des volumes 5 et 6 de l’ouvrage La vie littéraire au Québec par le groupe

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ont eu des contacts importants avec l’Europe375, que ce soit par des voyages ou en tant que

militaires. Odette Oligny376, Claudius Corneloup377 et Jean-François Simon378 sont des Français

immigrés au Canada. Jules Jéhin fit des études en médecine en Allemagne, en Belgique et à Londres. Il passa de nombreuses années en Europe avant de revenir s’établir à Montréal379.

Robert de Roquebrune380 et Ringuet381 ont aussi étudié et séjourné en Europe. Claudius

Corneloup a quant lui été soldat pendant la Grande Guerre dans le 22e régiment, ce qui lui donna

une expérience de première main de la Première Guerre mondiale.

Plusieurs des écrivains à l’étude ont aussi collaboré à des journaux, Michelle de Vaubert (Odette Oligny382) et Robert de Roquebrune notamment. Jéhin fut également un auteur

dramatique et un journaliste culturel. Dans ses chroniques, Jéhin cite souvent l’Allemagne comme exemple culturel à suivre383. Les auteurs examinés étaient donc certainement au fait de

l’actualité; un relatif silence à propos de l’Allemagne dans la fiction ne semble pas dès lors résulter d’un manque de connaissance du pays384.

375 L’auteur de la préface du roman L’orgueil vaincu, l’Abbé F. Charbonnier, affirme que Françoise Morin a déjà

visité l’Europe malgré son jeune âge et a donc une expérience de terrain pour sa fiction.

376 Oligny immigra au Canada en 1919.

377 Corneloup arriva au Canada en 1908. Il s’engagea dans le 22e bataillon en 1914. 378 Simon immigra au Canada en 1904. Il retourna vivre en France en 1931.

379 H. Guay, « Jules Jéhin-Prune ou l’appartenance à deux continents », L’éveil culturel : théâtre et presse à

Montréal, 1898-1914, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010, p. 175; p. 177.

380 Roquebrune vécu en Europe pendant l’entre-deux-guerres; il y travailla aux Archives publiques du Canada à

Paris. Il revint au Canada en 1939.

381 Il fit un séjour en Europe de 1920 à 1922.

382 Olivar Asselin, journaliste très connu à l’époque et collaborateur pour le même journal qu’Oligny, Le Canada,

fut le signataire de la préface du roman Le talisman du pharaon.

383 H. Guay, « Jules Jéhin-Prune ou l’appartenance à deux continents », L’éveil culturel : théâtre et presse à

Montréal, 1898-1914, op. cit., p. 189-190.

384 Le fait que ces écrivains soient aussi journalistes nous permet de souligner ici une des formes de parenté et de

circulation entre le discours de presse et celui de fiction : celui qui rédige les deux types de discours est parfois la même personne.

Reste que ces auteurs sont au Québec au moment de la publication de leurs ouvrages et qu’aucun d’entre eux ne vécut la guerre 1914-1918 sur le terrain, sauf Corneloup. C’est d’ailleurs son œuvre qui, parmi les dix, touche de plus près la Grande Guerre. La plupart des auteurs des œuvres que nous étudions vont tout de même chercher une représentation de l’Allemagne ennemie, ce qui leur permet de reprendre une série de stéréotypes qu’ils n’ont pas besoin d’expliquer à leur lecteur, puisque l’Allemagne était déjà un ennemi dans le traitement de l’actualité pendant la Grande Guerre.