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L’œuvre et son ’’milieu’’

Chapitre 1 Présentation générale du Liban

1. Repères géographiques

Pour faire connaissance avec le pays, qui est un jeune État bien que son nom existe dans la Bible125, et avant de voir plus en détail sa représentation dans les recueils de notre poétesse, commençons par présenter sa situation géographique. Le « pays longiligne a des bras de prophète » (LVP, 276) : il occupe dans le monde méditerranéen une longue bande de littoral de 250 km et a des frontières conventionnelles au nord et à l’est avec la Syrie, au sud avec Israël. Il est divisé en huit mohafazat126 (provinces), elles-mêmes subdivisées en

caza (genre de cantons ou districts)127.

Du nord au sud, la côte du pays est échancrée par les ports de Tripoli, Batroun, Jbeil/Byblos, Jounieh, Beyrouth, Saïda/Sidon et Tyr128, des noms qui s’égrènent dans le recueil Liban : 20 poèmes pour un amour, vingt lieux chers au cœur de notre poétesse et dont la transfiguration poétique va tenter de s’opposer à la guerre, à la destruction systématique du pays et à la haine.

124 Le Liban est constitué, ce qui en fait la richesse, d’une agrégation de plusieurs communautés, qui cependant ne parviennent pas à se réunir sur une seule terre, qui s’en trouve profondément ’’ébranlée’’.

125 Il ne s’agit dans l’Ancien Testament que d’une expression géographique d’un territoire ; le pays n’avait pas de nom jusqu’à la fin du XVIIe

siècle (la Montagne est la partie sud du Mont-Liban, un espace que les Druzes et les Maronites se partagent depuis toujours). Le « Liban » n’existe que depuis 1920. Son nom proviendrait d’un mot araméen ayant pour signification ’’montagne blanche’’ qui désignait depuis le IIIe

millénaire av. J.C. l’ensemble des montagnes enneigées rejoignant la côte orientale de la Méditerranée. Associé à la blancheur de la montagne libanaise enneigée, ce mythe permet à une partie de la population libanaise, chrétienne, de revendiquer des racines phéniciennes. Cf. Ahmad Beydoun, Identité confessionnelle

et temps social chez les historiens libanais contemporains, Beyrouth, Librairie orientale, coll. « Publications

de l’Université libanaise », 1984, p. 54.

126 Les huit mohafazats en 2003 : Beyrouth, Akkar, Liban Nord, Baalbek-Hermel, Mont-Liban, Békaa, Liban Sud et Nabatieh.

127 Les Maronites sont à Beyrouth, au Mont-Liban et au Liban Nord ; les Grecs catholiques à Zahlé et au Liban Sud ; les Grecs orthodoxes à Beyrouth et au Liban Nord ; les Sunnites à Beyrouth, Saïda, Tripoli et dans le Akkar (au Nord). Cette répartition laisse sous-entendre un regroupement uniquement confessionnel mais il y a une certaine mixité.

128 Les premières traces de l’homme préhistorique se trouvent à Jbeil, fondée vers 7000 avant J.-C. Quant à la ville de Tyr, elle date de 2750 avant J.-C. Cf. Jacques Nantet, Histoire du Liban, Paris, Téqui, [1ère Éd. 1963] 3e Éd., 1989, p. 22.

37 Après le littoral s’étagent de l’ouest à l’est, deux chaînes de montagnes, cette montagne si chère au cœur de notre auteure129

. Cette topologie explique à la fois le dynamisme de la population dans les échanges commerciaux maritimes et la protection procurée par la montagne à ses habitants. La montagne libanaise a effectivement joué un rôle prépondérant dans l’histoire du Liban comme terre d’accueil et de protection des populations luttant contre l’orthodoxie religieuse ou l’autorité impériale, mais est surtout le noyau de ce pays. La première chaîne montagneuse est le Mont-Liban130 qui aurait donné refuge à de nombreux groupes persécutés131 qui s’organisent en communautés sociales et religieuses parmi lesquelles les Maronites et les Druzes depuis les Ve et VIe siècles. Leur importance varie avec la durée de leur présence sur les plans sociologique, linguistique, politique et religieux. La seconde chaîne montagneuse est constituée par l’Anti-Liban et le Mont Hermon qui limitent la plaine de la Békaa dans laquelle s’écoulent vers le nord l’Oronte (Nahr el Assi) et vers le sud le Litani. Cette géographie physique participe à la personnalité libanaise : les zones montagneuses s’élevant très haut, il a été difficile aux différents pouvoirs de soumettre leur population.

Poursuivons par la situation culturelle et sociale du pays et sa particularité, qui est d’être composé de visages multiples issus de vingt-deux communautés132

. Cette région du monde, qui a une histoire d’invasions récurrentes, est sous

129 Nous avons relevé plus de 40 occurrences de ce substantif dans son œuvre poétique.

130 Les habitants historiques de cette région sont druzes, maronites et chiites et vivent soit dans des villages de confession unique, soit multiconfessionnels. C’est d’ailleurs l’une des régions qui pendant la guerre de 1975 a le plus conservé cette symbiose transcommunautaire. C’est là que réside le berceau familial de la famille de notre auteure.

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Kamal Salibi considère que « les ancêtres de la plus grande partie de la population du Mont-Liban et de ses environs immédiats n’arrivèrent pas au Liban en fuyant les persécutions (…) ils étaient déjà établis localement, comme d’autres tribus et clans arabes avant l’Islam, pour certains d’entre elles peut-être dès le troisième siècle », in A House Of Many Mansions. The History of Lebanon Reconsidered, Londres, I.B. Tauris, 1988, p. 170. Les historiens du XIXe siècle expliquent largement le peuplement de la montagne par l’idée de protection grâce au relief.

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Arabes libanais (70,1 %), les Druzes (10,1 %), les Arméniens (4,9 %), les Alaouites (2,8 %), les Chaldéens (0,5 %), les Araméens (0,1 %), les Assyriens et les Juifs. Tous les autres sont des communautés immigrantes : Palestiniens, Égyptiens, Syriens, Français, Irakiens, Américains, Kurdes, Turcs… À noter qu’aucun recensement officiel n’a été organisé depuis 1932, mais en 1998 la population libanaise a été estimée à quatre millions trois cent mille personnes, dont 52 % de musulmans et 44.8 % de chrétiens d’après Feki Masri et Arnaud de Ficquelmont, Géopolitique du Liban : constats et enjeux, Levallois-Perret, Studyrama, coll. « Studyrama perspectives », 2ème Éd., 2011, p. 35. Ces données ne peuvent être qu’approximatives, les recensements étant interdits pour éviter les tensions intercommunautaires. La CIA aurait des chiffres quasi identiques en 2015 : 54% de musulmans (27% Sunnites, 27% Chiites) avec 5,6% de Druzes, 40.5% comme chrétiens (21% Maronites, 8% Grecs orthodoxes, 5% Grecs catholiques, 6,5% autres),

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les influences de trois grands socles géographiques qui ont servi de point d’appui à toutes les conquêtes : le haut plateau anatolien (…), les hauts plateaux iraniens (…), le désert arabique. Les cultures et les religions (…) se sont superposées dans le patrimoine historique (…) et restent enfouies dans l’inconscient collectif. (…) les structures politiques, religieuses et linguistiques se sont succédé (…) en différentes synthèses de culture et de civilisation133.

Dans cette région entre Afrique, Asie et Europe ont coexisté de grandes civilisations134, notamment sémitique vers 3400 av. J.- C. Le pays a effectivement commencé à se constituer quand des Cananéens, peuple d’origine sémitique, se sont établis sur la côte, puis des Amorrhéens135.Les Phéniciens, issus des Cananéens et des Amorrhéens, sont au nord et au centre du futur « Liban », ainsi que sur le littoral où ils fondent les villes côtières de Byblos136, Beyrouth, Sidon et Tyr. Ils étendent leur territoire de l’une à l’autre de ces cités et même en profondeur jusqu’au Mont-Liban137 mais la Phénicie n’est constituée que de cités-États138. Grands navigateurs [« c’est le bruit-plein des vaisseaux qui ramènent, / un peu de sable, un océan, / un équateur, un occident » (LVP, 279)] et excellents commerçants, ils créent de nombreux comptoirs en Méditerranée [« un matin à Carthage. /

133 Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté, 1956-2000, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », [1ère Éd. 1999] 2001, p. 85.

134 Georges Corm, Histoire du Moyen-Orient, De l’Antiquité à nos jours, Paris, La Découverte, coll. « La Découverte-poche. L'État du monde », 2007, pp. 7-33 ; Jacques Nantet, Histoire du Liban, op. cit.

135 Ceux qui parlent des langues sémitiques sont les Juifs, les Arabes, les Araméens et des Éthiopiens. Ils ont migré avant l’ère chrétienne d’Arabie en Mésopotamie et sur les rives de la Méditerranée.

Les Sémites sont nommés Araméens au sud et vers le Mont Hermon, Amorrhéens à l’est, dans la Békaa au nord ; Cananéens, également au sud de la Syrie et en Palestine. La Phénicie disparaît officiellement en 64 av. J.- C., à l’arrivée des Romains. L’empire romain ou byzantin dominera la région jusqu’en 635 après J.- C., le christianisme étant religion d’État dès 330 après J.- C. Cf. Denise Ammoun, Histoire du Liban contemporain,

1860-1943, t. 1, Paris, Fayard, 1997, pp. 8-15, Adil Ismail, Le Liban, Histoire d’un peuple, Beyrouth, Dar

al-makchouf, 1965, p. 13 et le site http://antikforever.com/Syrie-Palestine/Phenicien%20Cananeen/cananeen. htm, consulté le 12 février 2016.

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En 3300 av. J.-C. l’écriture pictographique naît en basse-Mésopotamie et vers 2800 l’écriture sumérienne est cunéiforme. Cet alphabet cunéiforme était utilisé au Liban au XIIIe siècle av. J.-C. Plusieurs auteurs pensent que ce que l’on désigne comme alphabet phénicien a été transmis aux Grecs par les Phéniciens mais ignorent si ce sont eux qui l’ont inventé. En tout cas notre auteure fera référence à Byblos comme lieu où aurait été inventée l’écriture (vers 1200 av. J.-C). Pour certains, c’est le nom de cette ville qui a été donné à la Bible et non le terme latin ’’biblia’’ issu du grec ancien.

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Cf. Jacques Nantet, Histoire du Liban, op. cit., p. 21 et le site http://www.archipress.org/batin/ts20add .htm,consulté le 5 juin 2015.

138 La Phénicie est « une invention des antiquisants » et le Liban n’a été qu’une région « apparten[ant] à des ensembles politiques plus grands » pendant au moins vingt-cinq siècles, in Henry Laurens, « Une histoire du Liban », Historia, Hors-Série, déc.-janv. 2017, p. 8.

39 Une histoire de vaisseaux qui émigrent encore » (LVP, 282)] favorisant les relations entre ses deux rives139.

Parmi les autres civilisations qui se sont succédé et ont laissé leur empreinte sur ce territoire140, citons les Égyptiens, les Hittites, les Assyriens, les Hébreux, les Romains, les Byzantins, les Arabes en 636141, sans oublier les Européens, avec les Croisés, ainsi que les groupes dissidents ou opposants à la religion imposée. Les habitants se sont imprégnés de ces migrants, de leurs langues, de leurs cultures et de leurs religions, d’où la richesse et la diversité culturelle de ce pays particulièrement mise en exergue par Georges Corm : « Beyrouth est ottomane, arabe et française142 » ou par Nadia Tuéni :

Qu’elle soit courtisane, érudite, ou dévote (…)

Qu’elle soit religieuse, ou qu’elle soit sorcière, Ou qu’elle soit les deux, ou qu’elle soit charnière, du portail de la mer ou des grilles du levant, (…)

en étant phénicienne, arabe ou roturière (LVP, 278).

Les libanais sont arabes (hormis ceux d’origine arménienne) et ont l’arabe comme langue nationale, même s’ils parlent une autre langue (français, anglais, arménien…). En ce qui concerne l’aspect social du Liban, Kamal Hamdan parle d’« un pays [qui a] une expérience distincte des autres pays arabes voisins (...) du fait de ses caractéristiques aux niveaux : démographique, d’éducation, de sa structure sociale et économique aussi bien

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C’est ainsi que des libanais (notamment de la communauté maronite) font référence aux compétences commerciales des Phéniciens pour revendiquer une identité phénicienne (sous prétexte qu’ils sont eux aussi particulièrement habiles en matière d’entreprenariat).

140 Asher Kaufman, « Phoenicianism: The Formation of an Identity in Lebanon in 1920 », Middle Eastern

Studies, [En ligne], vol. 37, n°. 1, 2001, pp. 174-176, http://www.academia.edu/5561748/Pheonicianism_the_ Formation_of_an_Identity_in_Lebanon_of_1920, consulté le 31 janvier 2014. Les inscriptions des stèles taillées de Nahr el-Kalb (le Fleuve du Chien) et le site de Baalbek, aux vestiges phéniciens, romains et grecs, témoignent de cette diversité ethnique.

141 En 628, les Arabes envahissent la région et, après la défaite byzantine à la bataille de Yarmouk en 636 (conquête musulmane de la Syrie de 633 à 640), les villes de la côte libanaise tombent entre les mains des musulmans. Par suite de cette conquête arabe, un mouvement d’exode amène au Liban divers groupes de réfugiés, chrétiens d'abord, musulmans dissidents ensuite (ainsi que des Perses et des Juifs). L’arabe avait déjà pénétré en Syrie cinq siècles avant la conquête musulmane. Les langues en présence sont désormais l’araméen, l’arabe et le syriaque. Signalons qu’« à l’intérieur de l’Empire omeyyade, aucune animosité n’oppose les chrétiens et les musulmans », in Denise Ammoun, Histoire du Liban contemporain, 1860-1943,

op. cit., pp. 18-19.

40 que politique143 ». Du côté occidental l’on perçoit cette zone du Proche-Orient comme un lieu de rassemblement de communautés qui sont progressivement devenues antagonistes et dont les différences confessionnelles seraient à l’origine de tous les conflits. Nous devons relativiser cette interprétation car bien que les facteurs religieux entrent en compte dans le déclenchement des guerres qui s’y sont déroulées, la dimension communautaire n’est pas la seule cause des drames qui ont dévasté et touchent régulièrement le Liban144. Pour dire la particularité libanaise le journaliste Georges Naccache, fondateur du journal L’Orient également ministre dans les années 60, souligne que

parmi les pays du Proche-Orient, et peut-être même comparé à quelques-uns des pays les mieux avancés, ce Liban, tel qu’il est - avec ses lacunes, ses anomalies, l’effroyable incurie de sa classe politique - peut s’honorer d’avoir créé, non pas certes une société heureuse et juste, mais la société peut-être la moins inhumaine du monde145.

Il nous semble à présent nécessaire d’analyser comment un déséquilibre s’est créé entre les collectivités, certaines s’orientant plus facilement vers l’Occident, ses enseignements (en français ou en anglais), ses techniques nouvelles et son libéralisme économique, tandis que d’autres sont plus attachées à leur référence arabe, à l’umma islamique et à ses traditions, et sont moins favorisés dans cette démocratie libanaise où il faut prendre en considération le fait que chaque groupe soit représenté146. Il y a donc deux influences, ayant engendré des visions différentes, réparties suivant la diversité religieuse qui caractérise la société libanaise. Deux positions, l’une proarabe et l’autre libaniste147, dont dépendent le « vivre ensemble » ou une irréductible opposition entre les

143 Kamal Abou-Hamdan, Le conflit libanais. Communautés religieuses, classes sociales et identité

nationale, Institut de recherches des Nations unies pour le développement social (U.N.R.I.S.D.), Garnet Éd.,

Genève, 1997, pp. 7-19.

144 Géraldine Châtelard observe que « lorsque les hommes entrent en conflit, ce n’est pas parce qu’ils ont des coutumes ou des cultures différentes, mais pour conquérir le pouvoir. Lorsque les conflits prennent une forme confessionnelle, c’est que le confessionnalisme est le moyen le plus efficace pour accéder à des ressources. Les groupes religieux peuvent, bien sûr, préexister à la confessionnalisation. Mais cette dernière est entendue comme une politisation des différences religieuses, voulue par l’intérieur ou favorisée de l’extérieur lorsque des groupes sont en compétition pour l’accès à des ressources matérielles et/ou symboliques. », in Riccardo Bocco et Géraldine Châtelard (dirs.), Jordanie : le royaume frontière, Paris, Autrement, 2001, p. 111.

145 Georges Naccache, L’Orient-Le Jour, 15 juin 1971.

146 Le régime libanais est de type parlementaire confessionnel. La Constitution a même prévu en 1936 une communauté de droit commun pour les libanais qui ne veulent pas que les lois de la communauté régissent leur vie privée, une communauté jamais créée. (Même chose pour le mécanisme de sortie du confessionnalisme politique, discuté à Taëf en 1989.)

147 Kamal Abou-Hamdan, Le conflit libanais. Communautés religieuses, classes sociales et identité

41 communautés. Avant cela et pour mieux saisir l’histoire de leurs relations il nous faut décrire de façon assez schématique les différentes composantes du Liban.