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L’œuvre et son ’’milieu’’

Chapitre 2 Langue et littérature libanaise d’expression française

2. La francophonie et la littérature de langue française au Liban

2.1. La francophonie 743 : un héritage historique

Nous avons souligné l’importance des missions françaises (catholiques) venues dès le XVIIIe siècle dans la région. Un nombre important d’écrivains ont fréquenté les établissements français, ce qui explique qu’ils soient imprégnés par la langue et la littérature françaises. La France, ’’sœur-patrie’’, se retrouve d’ailleurs largement célébrée dans la littérature libanaise francophone de la première génération, celle de l’époque de Charles Corm, Michel Chiha, Élie Tyan ou Hector Klat. Leurs textes, « à la faveur d'un ciel, d'une lumière, d'une mer, d'une montagne, d'un climat, d'une tradition propres, (…)

740 Lise Gauvin, in « Passage de langues », Écrire en langue étrangère, interférences de langues et de

cultures dans le monde francophone, op. cit., pp. 23-42. Voir également pour la notion de déterritorialisation

(la langue maternelle elle-même devenant étrangère après que les écrivains n’aient plus de territoire précis) l’ouvrage de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka pour une littérature mineure, op. cit., p. 29.

741 Salah Stétié soutient par exemple que « les notions de liberté, d’égalité et de fraternité [sont] (…) profondément attachées [à] la langue française », in Le Français, l’autre langue, Paris, Imp. nationale, 2001, p. 33.

742 Vénus Khoury-Ghata, in Marco Diani, « Littérature féminine et francophonie », Hermès, [En ligne], n°. 40, 2004, p. 329, http://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2004-3-page-328.htm, consulté le 20 mars 2014.

743 Le Liban adhère à l’Organisation internationale de la Francophonie en 1973. Dans son discours de 2001 à l’Université Saint Joseph, Sélim Abou disait : « Si le Liban venait à être privé de langue et de culture françaises, plus rien ne le distinguerait des autres pays arabes de la région et il perdrait sa raison d’être la plus fondamentale : celle de constituer un lieu de rencontre et de dialogue entre la civilisation occidentale et la civilisation arabe. », http://slpsleb.org/2013/05/le-liban-dans-la-francophonie-alfred-gilder/, consulté le 22 mars 2016.

172 exprime[nt] l'âme singulière d'un peuple744 ». Par la suite, dans la production libanaise, la célébration de la patrie, l’héroïsme, la gloire du passé, puis le contact avec l’Occident, la bâtardise, l’identité sont les thèmes majeurs des œuvres produites, mais l’on constate, à l’instar d’Heidi Toëlle et Katia Zakaria que « rarement une littérature aura été autant marquée par la politique745 ». Car elle est en fait essentiellement un acte de combat contre l’Empire ottoman et c’est en français que les écrivains dits ’’de la première génération746’’, sensibilisés aux valeurs révolutionnaires françaises, écrivent pour défendre le nationalisme arabe contre le pouvoir de la Sublime Porte :

Au Levant, d’abord, au Maghreb ensuite, s’étendait un puissant mouvement de libération. Le poète, jadis chantre et chroniqueur de la tribu, devenait hérault de la nation arabe, l’incitant à secouer les chaînes rivées du dehors ou du dedans : croyances stériles, tabous sociaux, politiques, culturels, sentimentaux747.

Puis le rôle du français se modifie en liaison avec les revendications d’un Liban souverain, le Liban des ’’libanistes’’ : il ne s’agit plus de se libérer de la tutelle ottomane mais d’éviter l’absorption du Liban dans la Grande Syrie, une assimilation qui impliquerait le renoncement à cette culture particulière, une culture ’’non arabe’’748. Il est en effet hors de question pour les libanistes (majoritairement des chrétiens) de s’engager dans une arabité synonyme d’hégémonie musulmane. Ils restent résolument tournés vers l’Occident en s’appropriant une langue française qui leur « permet la transgression des tabous et de la loi du groupe749 », loin des discours religieux et de l’arabe classique du Coran. Zahida Darwiche Jabbour rappelle à ce propos que ces ’’phénicianistes’’, penseurs et écrivains de

La Revue Phénicienne, parmi lesquels Charles Corm son fondateur, défendent dans leurs

744 Maurice Sacre, Anthologie des auteurs libanais de langue française, Beyrouth, Commission libanaise du mois de l'Unesco, 1948, p. V.

745 Heidi Toëlle et Katia Zakaria, À la découverte de la littérature arabe du VIe siècle à nos jours, op. cit., p.

249.

746 Il s’agit par exemple de Najib Azouri pour son ouvrage Le Réveil de la nation arabe dans l’Asie turque, publié chez Plon en 1905, et « considéré comme le premier manifeste du nationalisme arabe », in Zahida Darwiche Jabbour, Littératures francophones du Moyen-Orient (Égypte, Liban, Syrie), op. cit., p. 85. Antar, pièce de théâtre de Chukri Ghanem jouée en 1910 à l’Odéon, est une autre représentation typique de ce nationalisme.

747 Luc Norin et Édouard Tarabay, Anthologie de la littérature arabe contemporaine, la poésie, op. cit., p. 21.

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C’est-à-dire non islamisée.

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Jean Déjeux, « L’Émergence du « je » dans la littérature maghrébine de langue française », Association

pour l’étude des littératures africaines et le Centre d’études littéraires francophones et comparées : Autobiographies et récits de vie en Afrique, Université Paris-Nord, Centre d’études littéraires francophones et

173 articles leur appartenance phénicienne, « l’ouverture séculaire sur l’Occident750 » mais aussi soutiennent la pluralité confessionnelle contre les partisans de l’union arabe qui tentent de les ramener dans le monde arabe en refusant cette pluralité et en arguant d’un partage linguistique et patrimonial uniquement arabe. Charles Corm leur rétorque écrire non en arabe mais en français, car les mots ne sont pas « tout à fait étrangers » :

Or ces mots étrangers que nos enfants apprennent Ne sont jamais pour nous tout à fait étrangers ; Il nous semble plutôt que nos cœurs se souviennent De les avoir forgés !751

Les liens affectifs sont d’autant plus forts que le français est ’’né’’ sur ce territoire et que cela rejette tout sentiment de méfiance ou d’opprobre.

Toutefois, pour les tenants de la Grande Syrie, l’obstination à refuser le monde arabe tient de la trahison et écrire en français revient à tourner le dos à la culture arabe752, la littérature française étant irréductiblement associée à la langue et la culture française753 et ce même si les écrivains libanais de langue française ont joué un rôle important dans la défense de la cause nationaliste754.

La littérature libanaise en français et en arabe reste une littérature de combat. Deux tendances émergent toutefois : l’une traditionnaliste voyant dans la modernisation de la langue arabe un rejet de l’héritage des ancêtres et une admiration doublée d’un attachement aux conceptions littéraires occidentales ; l’autre plus moderne, de culture plus européenne et souhaitant être « l’écho de l’humain et de l’universel755 ».

750 Zahida Darwiche Jabbour, in « Francophonie et Dialogue des cultures dans le monde arabe », Horizons

Maghrébins, Le Droit à la Mémoire,Abdallah Ouali Alami et Colette Martini-Valat (dirs.), op. cit., p. 40.

751 Charles Corm, La Montagne inspirée, op. cit., p. 102.

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Avec l’indépendance, le français va devenir langue d’enseignement et l’arabe retrouver son statut de langue nationale. Nous soulignons toutefois que la langue arabe ’’standard’’, dite classique, est maîtrisée par une minorité d’instruits, la population parlant le dialectal. Cette langue écrite n’a rien à voir avec le quotidien et ne peut donc être considérée comme la langue commune, partagée par tous.

753 Cf. l’article de Cyrille François, « Le Débat francophone », Recherches et Travaux, [En ligne], 2010, n°. 76, pp. 131-147, https://www.rechercheisidore.fr/search/resource/?uri= 10670/1.ntcfj7, consulté le 15 septembre 2015.

754 Le nationalisme n’est d’ailleurs pas accepté par les mouvements islamistes, puisqu’il dévie de la solidarité religieuse.

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