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L’œuvre et son ’’milieu’’

Chapitre 2 Langue et littérature libanaise d’expression française

1.2. Un bilinguisme nécessaire

Il faut prendre conscience que cette langue arabe semble bâillonnée par l’obligation d’exprimer des thèmes religieux et par les contraintes de l’imitation du patrimoine poétique traditionnel. Plusieurs thèmes doivent donc être évités. Il faut savoir qu’elle est la seule langue à n’avoir connu aucune modernisation depuis plus de 1500 ans mais c’est aussi la seule langue qui soit ’’sacrée’’ car langue du Coran, elle est intouchable, ce que soulignent d’ailleurs nombre d’écrivains : « Il faudra des esprits véritablement révolutionnaires pour séparer la langue arabe du Coran655 ». Pour pouvoir ’’parler’’, il va falloir dépasser la résistance de l’arabe en employant une autre langue. Nadia Tuéni s’y emploie déjà puisqu’elle entremêle prose et poésie or l’étude d’Inès Horchani montre que cette ’’cohabitation’’ des genres « s’apparente à une transgression [et que cette création] brise certains tabous idéologiques656 ».

Le poète Adonis est l’un de ces esprits offensifs, puisque dans une interview pour le journal Kabyle universel du 15 juin 2015, il déclare qu’« avec l’islam, la poésie a dû se séparer de la pensée657 ». Il y a selon lui dans le monde arabe :

la poésie et la religion, dans cet ordre, car la poésie a précédé l’islam. Il en a découlé un conflit entre la religion et la poésie préislamique, qui prétendait dire la vérité. Or, après la ’’révélation’’ [coranique] la poésie n’a plus eu le droit de

652 Luc Norin et Édouard Tarabay, Anthologie de la littérature arabe contemporaine, op. cit., p. 22.

653 Rappelons que ’’l’esprit’’ de l’Orient a pu nourrir les textes de Gabriel Bounoure qui s’est installé au Liban pendant le Mandat et se disait « pèlerin d’Orient » dans son ouvrage Pierre Jean Jouve entre abîmes et

sommets, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1989, p. 120. Il a toujours misé sur le dialogue entre

monde arabo-musulman et monde occidental.

654 Henry Laurens, Orientales II,La IIIe République et l'Islam, Paris, CNRS éditions, [1ère Éd. 2004] 2007, p. 37.

655 Kateb Yacine, « Les intellectuels, la révolution et le pouvoir », Jeune Afrique, 26 mars 1967, n°. 324, pp. 26-33.

656 Inès Horchani, « MIXITÉ FORMELLE ARABE : EXEMPLES ET ENJEUX », Atlantide, op. cit, p. 1,

http://atlantide.univ-nantes.fr/Mixite-formelle-arabe, consulté le 25 février 2017.

657

http://kabyleuniversel.com/2015/06/15/adonis-avec-lislam-la-poesie-a-du-se-separer-de-la-pensee/, consulté le 25 décembre 2015. Il affirme par ailleurs au cours d’une interview que « l’homme ne peut exister qu’en opposition à la religion accusée d’annihiler toute identité », in « La culture arabe islamique en

157

prétendre qu’elle disait la vérité. D’ailleurs le Coran s’en prend aux poètes - on le voit dans la sourate ’’ les Poètes’’ - comme Platon dans La République, qui recommandait de les chasser de la Cité658.

En empruntant une autre langue, la langue d’écriture peut donc ignorer les tabous imposés par la langue maternelle et devenir, en plus de la liberté créative, une « force de libération idéologique659 », à l’instar du français devenu langue de la lutte contre l’Empire ottoman :

C’est dans la langue française que ce sentiment national allait trouver son expression la plus directe. C’est la langue française qui, vers la fin du XIXe

siècle, devient, sous la plume d’écrivains libanais, l’arme principale de la lutte pour la libération du Proche-Orient arabe660.

L’arabe ayant été imposé et étant par métonymie devenu une référence identitaire avec l’islam, seul un bilinguisme pouvait permettre de nourrir et maintenir la « double allégeance culturelle arabo-occidentale661 », sans obliger les chrétiens à choisir entre leurs deux attaches, sur les plans linguistique et culturel :

La langue arabe véhicule essentiellement les valeurs humaines et religieuses de l’Islam ; elle est sans doute devenue, pour les Chrétiens aussi, une langue maternelle (…) mais c’est à l’époque même où l’usage de l’arabe se généralisait dans le pays, que les Chrétiens du Liban ont commencé à s’ouvrir à la culture occidentale pour y retrouver leurs propres valeurs humaines et religieuses662.

L’écrivain.e francophone, qui n’est pas seulement celui/celle qui écrit en français mais celui/celle qui choisit d’écrire en français663, ne fait donc que traduire dans une autre langue les valeurs qui sont les siennes, son identité. À ce sujet Wafa Berri écrit qu’« une même langue peut avoir plusieurs identités et une même identité peut s’exprimer à travers plusieurs langues664 », un multiple que Gilles Deleuze complète en le définissant comme

658

« La culture arabe islamique en question », Entretien, France 24.com, consulté le 25 décembre 2015.

659 Martine Paulin, « Langue maternelle et langue d’écriture », Hommes & Migrations, vol. 6, n°. 1288, 2010, p. 119.

660 Sélim Abou, Le Bilinguisme arabe-français au Liban, Essai d’anthropologie culturelle, op. cit., pp. 436-437.

661 Ibid., p. 49.

662

Ibid., pp. 106-107.

663

Cf. www.christianeachour.net, consulté le 31 janvier 2014. Nous soulignons.

664 Wafa Berri, « Francophonie et Dialogue des cultures dans le monde arabe », actes du colloque de l’Université libanaise, XXIX, Beyrouth, Publications de l’Université libanaise - section des Études littéraires, 2001, p 276.

158 « [n’étant] pas ce qui est fait de beaucoup de parties, [mais] (…) ce que l’on plie de différentes manières665 ».

Bien que l’arabe soit défendu par la communauté musulmane et le français par les chrétiens, engendrant apparemment une division dans la population, la langue n’est au Liban ni un facteur d’unité ni un facteur de séparation666

. Cette constatation semble correspondre aux vœux de notre auteure qui, à l’instar de l’un de ses poètes de prédilection - Georges Schéhadé, écrit en français. Ce dernier, tout « en refusant toute autre nationalité que celle de son pays natal (…) se réclamait d’une langue, le français, qu’il a fait sienne : une langue de création qui fait reculer les frontières entre l’Orient et l’Occident667 ». En ce qui concerne Nadia Tuéni, il faut ajouter à cette conception de la langue et au souhait d’une ouverture culturelle qui lui fait « attraper un coup de lumière » (P, 242), que c’est aussi par aisance linguistique668 qu’elle écrit en français (n’oublions pas que sa mère était française). Vénus Khoury-Ghata, qui a le même profil que notre auteure, tient elle aussi un discours sans culpabilité lorsque l’on l’interroge sur les modalités de son écriture :

J’aurais pu écrire en arabe. Avant d’écrire mon premier roman en français, je faisais du journalisme en arabe. Mais le fait d’avoir fait des études de lettres en français, et de vivre en français, a fait que j’écrive en français669

.

Hormis la connotation négative que recèle la langue française aux yeux des nationalistes proarabes, elle présente un autre inconvénient : parmi les langues introduites par le biais des missions et de l’enseignement, le français est en général choisi par la bourgeoisie moyen-orientale, et l’on dit qu’elle est une ’’langue de salon’’, une langue ’’chic’’, celle de l’élite intellectuelle issue des écoles de missionnaires. Pourtant l’on parle français dans toutes les couches sociales : « C’est un fait de culture et un choix de

665 Gilles Deleuze, Le pli, Leibniz et le Baroque, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1988, p. 5.

666 Lorsque l’ethnie arabe est oubliée au profit de l’ethnie arabophone, la langue est bien un facteur d’unification.

667 Zahida Darwiche Jabbour, Littératures francophones du Moyen-Orient (Égypte, Liban, Syrie), op. cit., p. 102.

668 Taha Hussein s’exprimait au sujet des difficultés inhérentes à cette langue en 1956 : « la plupart de ceux qui lisent et écrivent sont incapables de s’exprimer en cette langue littéraire. Pis que cela : nous voyons beaucoup de jeunes gens, dans plus d’un pays arabe, qui croient et proclament que cette langue est devenue incapable de répondre aux exigences de la vie moderne, qui croient et proclament que cette langue est devenue incapable d’exprimer les profondeurs de l’âme en ce siècle moderne... », in Sélim Abou, Le

Bilinguisme arabe-français au Liban, Essai d’anthropologie culturelle, op. cit., p. 322.

669 Patrice Martin et Christophe Drevet (dirs.), La Langue française vue de la Méditerranée, Léchelle, Zellige, coll. « Lingua », 2009, p. 99.

159 société670 » écrit à ce sujet Sami Paul Tawil. Katia Haddad rappelle elle aussi que le français n’est pas « l’apanage d’une classe sociale privilégiée (…) ni le propre des seuls chrétiens, (…) contrairement à ce que l’on a tendance à croire671

». Contrairement à Katia Haddad, Nadia Tuéni relevait, elle, qu’

Écrire en français égale écrire en bourgeois, écrire en riche, écrire en élèves privilégiés d’écoles privilégiées où l’on paie…cher… (P, 63).

Ces préjugés créent une distance vis-à-vis du français et par conséquent entre un auteur écrivant en français et son lecteur, pour qui parler français est une marque de classe sociale672 et la signature d’un groupe confessionnel. Dans ce cas, pourquoi les écrivains se sont-ils dirigés vers une autre langue, s’interroge Salah Stétié :

Pourquoi écrire la langue de l’autre quand on est, comme moi, fils de la langue arabe qui fut langue d’empire, au sens historique et géographique du terme ?

En effet, la plupart des écrivains se sont ’’définis’’ en arabe, leur langue maternelle, et il n’y en a que peu, finalement qui ont choisi le français car on est « d’une langue, au sens ’’maternel’’ du mot, comme on est d’un lieu673

». Cette remarque nous évoque une observation de l’écrivaine libanaise Hanane El-Cheikh, exilée à Londres. Elle qui n’a jamais cessé d’écrire en arabe s’explique : « à travers la langue, je maintiens un lien qui me rattache puissamment et indéfectiblement au Monde arabe. Au point qu’il me paraît juste de dire que, plus qu’un pays, j’habite avant tout une langue674

», reprenant les mots d’Emil Cioran qui écrit qu’ « on n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre675

».

Zahida Darwiche Jabbour a examiné ce choix d’une ’’langue de l’autre’’ alors que l’arabe est une langue « dont la vitalité et la richesse sont incontestables676

». Le risque est

670 Pour Andrée Chédid, le libanais est plutôt bilingue par goût, http://www.cercle-richelieu-senghor.org/26- les-colloques-954890/senghor-et-la-francophonie/78-les-relations-de-senghor-et-de-charles-helou-lapport-du-liban-a-la-francophonie.html, consulté le 20 juillet 2014.

671 Katia Haddad, « Quels défis pour l’école ? », Revue internationale d’éducation de Sèvres, [En ligne], n°. 17, 1998, pp. 69-77, https://ries.revues.org/2950, consulté le 20 juillet 2014.

672 Daniel Lançon souligne lui aussi cette « marque d’une hiérarchie sociale » in Marc Kober, Irène Fenoglio, et Daniel Lançon (dirs.), Entre Nil et sable. Écrivains d'Égypte d'expression française (1920-1960), op. cit., p. 21.

673 Salah Stétié, Archer aveugle, St Clément de rivière, Fata Morgana, 1985, p. 182.

674 Georgia Makhlouf, « Entretien avec Hanane El-Cheikh », L’Orient littéraire, avril 2008,

http://www.lorientlejour.com/author/2954-Georgia-Makhlouf, consulté le 4 avril 2015.

675

http://www.dico-citations.com/on-n-habite-pas-un-pays-on-habite-une-langue-une-patrie-c-est-cela-et-rien-d-autre-cioran-emil-michel, consulté le 31 janvier 2014.

676 Zahida Darwiche Jabbour, « Francophonie et Dialogue des cultures dans le monde arabe », in Abdallah Ouali Alami et Colette Martini-Valat (dirs.), Horizons Maghrébins, Le Droit à la Mémoire, op. cit., p. 12.

160 grand, en effet, de se ’’perdre’’ puisque, entre des langues porteuses d’identités différentes, une fracture identitaire linguistique et une perte d’identité peuvent guetter l’écrivain. Salah Stétié insiste d’ailleurs sur l’équilibre à trouver pour éviter que la langue ne ’’domine’’ l'identité, car dans ce cas l’écrivain est susceptible de perdre son identité et c’est alors l’idéologie de l’autre, sa culture, qui va s’imposer. Toutefois

si, (…) les racines sont plus fortes, plus prégnante l’identité, alors il transportera cette identité dans la langue de l'autre, la cernant mieux peut-être grâce à ce regard en lui dégagé à la fois intérieur et extérieur, complice et libre, la définissant dans ce qu’elle est, mais aussi l’enrichissant d’harmoniques neuves et de diaprures conquises et, de ce qu’elle est, faisant non ce qu’elle n’est pas mais ce qu’elle ne savait pas être, ce qu’elle ne se savait pas contenir677

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