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L’œuvre et son ’’milieu’’

Chapitre 2 Langue et littérature libanaise d’expression française

1.1. La langue arabe

Lorsque la langue arabe devient, selon les conceptions religieuses, une langue sacrée avec la naissance de l’Islam au VIIe

siècle626, elle s’ancre certes dans un environnement culturel et historique, mais d’abord et avant tout religieux. Elle est malgré cela un facteur d’unification entre les différents peuples du monde arabe créé au cours des conquêtes musulmanes627 car comme l’affirme Taha Hussein dans L’Avenir de la culture

en Égypte, « la langue arabe n’est pas l’apanage des hommes de religion… Elle appartient

à toutes les nations et aux générations qui la parlent628 ». Cependant, la langue arabe étant trop proche de l’islam pour les chrétiens et les populations conquises tenant à leurs propres langues, un bilinguisme s’est maintenu, à l’instar du syriaque de la Montagne qui a résisté le plus longtemps629.

Au Liban, le français et l’arabe ne sont pas deux langues rivales630. La langue maternelle est l’arabe, le français est, après son emploi pour la défense du nationalisme et au lendemain de la Première Guerre mondiale, une seconde langue maternelle, celle de la ’’sœur patrie’’631

. Nagib Dahdah insiste sur la prééminence de l’arabe et rappelle dans les années 60-70 que « l’arabe reste encore notre commune langue maternelle632 » pour que le processus d’unification de la population dans une nation libanaise se déroule selon les vœux du Pacte national, car le rassemblement autour de la langue crée un « véritable monde original dont nous faisons partie633 ». À ce sujet, Éric Chevillard insiste quant à lui sur le rôle capital de la langue, notamment lorsque l’on parle de la construction de

626 Rita Rached précise que la « langue arabe écrite (…) celle du Coran était proche de la langue syriaque », rappelant ainsi le rôle joué par les chrétiens sur la formation et le développement de cette écriture, in Rita Rached, L’Identité libanaise, la langue et les valeurs, op. cit., p. 82.

627 L’arabité s’étend ainsi au-delà des frontières de l’Arabie et de la région syro-mésopotamienne. Cf. Saher Khalaf, Littérature libanaise de langue française : essai, Ottawa, Éd. Naaman, coll. « Littératures 2 », 1974, p. 18.

628www.tlfq.ulaval.ca/axl/Langues/2vital_inter_arabe.htm, consulté le 31 janvier 2014.

629 Saher Khalaf, Littérature libanaise de langue française : essai, op. cit., p. 18.

630 Le français est au moment de la naissance du Liban la langue officielle, puis l’arabe prend naturellement cette place. Après 1943, le français ne sera plus autant considéré comme une langue ’’communautaire’’.

631 Pour Charif Majdalani, le français est sa langue maternelle et l’arabe sa langue paternelle. (Entretien le 29 septembre 2015 à la librairie al burj de Beyrouth).

632

Nagib Dahdah, Évolution historique du Liban, Beyrouth, Librairie du Liban, [1ère Éd. Oasis 1964], 3e Éd., 1968, pp. 79-80.

633 Ibid., p. 90. À noter qu’il revient quelque peu sur une première déclaration, dans laquelle il disait que le Liban n’a pas de langue spéciale, en parlant de la langue arabe.

153 l’identité et souligne qu’il faut « s’approprier [sa] langue maternelle comme [l’on s’est] approprié [son] corps634 ».

Les nationalistes de la Nahda n’ont d’ailleurs eu de cesse de privilégier le critère linguistique de l’arabité635

sur le critère religieux pour rassembler le peuple en « ’’désislamis[ant]’’ l’arabité636 », seul moyen de réunir chaque libanais autour de cette identité arabe (non islamique) portée notamment par la langue. Notre poétesse s’appuie sur tout autre chose pour réunir ses compatriotes. Elle évoque la douceur de vivre dans un pays où l’un partage avec l’autre, avec les allitérations si douces du murmure calme de la mer et cette exhortation à se souvenir de ces moments si agréables :

L’amour mouvement de la mer. (…) Vous en souvenez-vous ? Il était plus simple de vivre. (…) Vous en souvenez-vous ? Nous gardions des couchants sur nos blanches terrasses. (…) Nous referons la vie (PPH, 178)

Les pronoms possessifs [« notre » et « nos »] et personnels [« nous »] sont très fréquents dans les textes tuéniens (plus de 250 occurrences) et démontrent une vraie volonté de rassemblement dans une nation libanaise, ’’originale’’, intégrant « deux sangs à une distance d’amour » (PPH, 187). Ce serait peut-être le français, qui « traduit à merveille des réalités au premier abord si dissemblables » (P, 65), qui permettra à ces cultures apparemment différentes non pas de ’’s’entrechoquer’’ mais de se présenter l’une à l’autre, de communiquer, grâce à ce véhicule « souple et fidèle, orgueilleux et humble » (Ibid.).

Nadia Tuéni a toujours invité les libanais à réprouver l’exclusion quelle qu’elle soit et à chercher sans cesse à communiquer pour survivre, peu importait la langue. Cette dernière permettrait donc de faire se rejoindre les différences et de se construire ensemble. C’est d’ailleurs peut-être dans ce but que les textes de notre auteure présentent dans le recueil Juin et les mécréantes une mixité dépassant le clivage entre prose et poésie637, où le vers et la prose se rapprochent, réunissant ainsi les deux types d’écriture au gré des chapitres.

634 Philippe Beck, Thierry Beinstingel et al., Écrire, pourquoi ?, Paris, Argol, 2005, p. 24.

635 « La langue arabe, puissant ferment identitaire, est le trait majeur de la culture arabe », in Béligh Nabli,

Comprendre le monde arabe, op. cit., p. 12.

636

Ibid. Nous tenons à souligner que la langue vernaculaire (c’est-à-dire la langue locale communément parlée au sein d'une communauté), la langue orale libanaise, est très différente de l’arabe standard, qui est peu employé par la population.

637 Inès Horchani, « MIXITÉ FORMELLE ARABE : EXEMPLES ET ENJEUX », Atlantide, n°. 1, 2014, pp. 4-8, http://atlantide.univ-nantes.fr/Mixite-formelle-arabe, consulté le 25 février 2017.

154 Chérif Choubachy, tout en affirmant que la langue est un « moyen d’unification, d’harmonie et d’entente638

», crée la polémique en posant la question d’une relation, claire à notre avis, entre la stagnation des esprits et le conservatisme de la langue639. La plupart des intellectuels souhaitent justement l’ouverture à d’autres langues, un multilinguisme qui ne se développe pas contre la langue maternelle mais qui pourrait être « le facteur le plus sûr du progrès des lettres arabes (…) [car] la confrontation continuelle de la langue arabe avec les langues occidentales (…) [et la] connaissance des langues occidentales (…) [ce qui] fit des Libanais les initiateurs640 de la Renaissance641 ». La Nahda, en étant à la fois médiatrice et critique, permet l’introduction de modèles littéraires européens dans la littérature arabe et tente de mettre en place une transformation de la société et de sa culture. Aux XIXe et XXe siècles les intellectuels libanais, qui considèrent que la langue arabe n’a pas de vocabulaire scientifique, décident de la transformer afin d’ouvrir de nouvelles possibilités d’expression dans les domaines de la technique et de la politique642

. En plus, écrire en arabe de la poésie, c’est désacraliser la langue, la vider de sa valeur sacrée. Selon Adonis il y a d’ailleurs là la double problématique de l’écriture coranique qui « a mis fin à l’écriture643

». Les intellectuels ont donc tenté de simplifier la langue classique et instauré une diglossie en arabe644 :

la nouvelle révolution littéraire impliquait la langue arabe tout entière, la simplifiant, l’assouplissant, élaguant sa grammaire touffue, essayant d’opérer un rapprochement entre sa forme écrite et sa forme parlée645.

638 Chérif Choubachy, Le Sabre et la virgule. La langue du Coran est-elle l’origine du mal arabe ?, Paris, L’Archipel, coll. « Essai », 2007, p. 31.

639 Soulignons à ce propos les dérives racistes qui présentent la religion chrétienne comme celle de la modernité et de la tolérance et la religion musulmane comme celle de l’autoritarisme et de l’obscurantisme.

640 Il ne faut pas oublier l’apport égyptien. Voir à ce sujet les travaux de Daniel Lançon, notamment « Fortune et infortune du champ littéraire francophone au Caire », in Entre Nil et sable. Écrivains d'Égypte

d'expression française (1920-1960), op. cit., pp. 27-50.

641 Sélim Abou, Le Bilinguisme arabe-français au Liban, Essai d’anthropologie culturelle, op. cit., pp. 471-472.

642 Nadia Tuéni rappelle que la « ’’momification’’ de la langue arabe fut rendue en grande partie responsable d’une forme de pensée statique qui aurait, (…) mené à ce qui doit être considéré comme une des plus grandes défaites militaires et sociales de notre temps », La Prose, op. cit., p. 48.

643 Adonis, La prière et l’épée, essais sur la culture arabe, Paris : Mercure de France, [trad. Leila Khatib et Anne Wade Minkowski], 1993, p. 124.

644 La diglossie est une situation de bilinguisme d’un individu ou d’une communauté. Pour l’arabe, il s’agit de l’arabe oral et de l’arabe écrit, http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/diglossie/25519, consulté le 10 décembre 2014.

645

Luc Norin et Édouard Tarabay, Anthologie de la littérature arabe contemporaine, la poésie, op. cit., p. 18. Ce groupe d’intellectuels incorpore pour cet enrichissement de la langue un nouveau lexique issu des langues européennes grâce aux traductions, ajoute des néologismes et simplifie la grammaire. Cf. Georgine Ayoub, « Parler sur la langue », in Boutros Hallaq et Heidi Toëlle (dirs.), Histoire de la littérature arabe moderne,

155 En s’appropriant d’autres langues, il s’agit d’enrichir la culture libanaise et surtout d’éviter la « momification » (P, 48) de la langue arabe646 car la diversité des langues est aussi un enrichissement du point de vue culturel puisque « chaque langue est l’expression d’une culture et d’une certaine conception de la vie647

», ce qui donne son caractère si particulier à la culture libanaise.

Nadia Tuéni souligne, quant à elle, l’importance des poètes dans cette évolution :

C’est aux poètes que l’on devra en grande partie la mue qu’est en train de faire la langue arabe. Ce sont eux qui, les premiers, ont senti la nécessité d’une métamorphose, d’un assouplissement du moyen d’expression, en somme d’une refonte qui ferait de l’arabe une langue plus apte à transcrire toutes les nuances de la pensée et des préoccupations de notre temps (P, 50)648.

Par exemple, dès 1954, Youssef al-Khal , qui a fondé la revue Chi`r649 avec Adonis, rassemble autour de lui des poètes voulant choisir une autre langue pour tout simplement pouvoir dire l’évènement650

ou souhaitant « transformer l’arabe poétique651 » pour enfin pouvoir s’exprimer sans tabou :

646 Georges Corm assure qu’il y a eu « fossilisation de la mémoire » des pays arabes, Le Proche-Orient

éclaté, 1956-2000, op. cit., p. 113. Daryush Shayegan ajoute que : « le problème du monde islamique réside

dans ses pesanteurs ataviques, ses réflexes de défense, ses blocages intellectuels », in Le regard mutilé, Paris, Albin Michel, 1996, p. 47. Nous rapporterons également les mots de Saïd Akl pour qui « la poésie arabe est faible. (…) Prenez al-qafieh, la rime arabe. Elle est répétitive à souhait, monotone. », in Alexandre Najjar, « Saïd Akl : ’’La langue arabe est vouée à la mort !’’ », L’Orient-Le Jour, [En ligne], 12 mars 2017,

https://www.lorientlejour.com/ article/1029266/said-akl-la-langue-arabe-est-vouee-a-la-mort-.html, consulté le 12 mars 2017.

647

Chérif Choubachy, Le Sabre et la virgule. La langue du Coran est-elle l’origine du mal arabe ?, op. cit., p. 31.

648 Lors de sa venue au salon du Livre de Beyrouth en 2016, Salah Stétié a insisté sur cette nécessaire adaptation de l’arabe (transformation d’ailleurs initiée par des écrivains ou des poètes arabes modernes depuis un siècle) en une tierce langue (entre langue littéraire et langue orale), un arabe médian, pour répondre aux exigences de réalisme en rappelant le processus continu d’adaptation de la langue française depuis le XVIIe siècle. Il faut trouver des issues là où on le peut pour faire avancer la langue, « en prenant des mots là où on peut ». C’est souvent le français qui permet de nommer ce qui ne peut pas l’être en arabe, jusqu’à ce qu’on l’ait trouvé dans cet arabe médian.

649 Le Chi`r, ou « poésie », serait l’art de sentir. Elle est en lien avec une sensibilité particulière car être poète est une façon d’être au monde, au contraire de la définition française où il s’agit de produire des poèmes.

650 Comment parler d’un tel désastre sinon dans une autre langue qui permette de considérer la situation avec un minimum de recul. De plus, comme le souligne Yves Clavaron, un « texte francophone réside dans le fait de ’’dire en français des réalités qui sont en partie éloignées de la culture et de la sensibilité françaises’’ », in

Poétique du roman postcolonial, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « Long-courriers »,

Essais, 2011, p. 25.

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pouvoir tout dire, tout hurler. Briser la langue, la métamorphoser (…) en faire une langue qui parle652.

À cette époque, il n’y avait rien de servile dans cette littérature dans une autre langue hormis, déjà, un dialogue des cultures653 entre des intellectuels qui, « Loin de perdre leur authenticité originelle largement imaginaire, (…) construis[ai]ent leur force et leur originalité dans cette civilisation du contact654 », dans cette interactivité des langues.