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2 Le département photographique devient une école autonome, 1951-1961

2.1 Une direction à deux têtes : Harry Callahan et Aaron Siskind

2.1.1 Une rencontre en miroir

2.1.1.1 Quand Harry rencontre Aaron

« Le fait est qu’on avait l’habitude de dire ‘HarryetAaron.’ On ne disait pas ‘Harry’, on ne disait pas ‘Aaron,’ on disait ‘HarryetAaron.’ »

Kenneth Josephson311

Le couple pédagogique que forment Harry Callahan et Aaron Siskind a souvent été célébré comme le plus important et inattendu de l’histoire de l’enseignement de la photographie américaine. Il est vrai que la force de leur amitié qui durera toute leur vie, leur collaboration en tant que professeurs pendant presque plus de vingt ans312 malgré leurs

personnalités et leurs approches photographiques différentes, n’ont de cesse de questionner l’incongruité et la beauté d’une telle association.

En mai 1949, après la démission d’Arthur Siegel, Harry Callahan prend la tête du département photographique à l’ID et se retrouve face à un immense défi. Il est seul à enseigner la photographie à plein temps – Art Sinsabaugh est encore inexpérimenté et Gordon Coster n’enseigne qu’à mi-temps en raison de sa carrière de photojournaliste – et il doit renouveler un programme qui ne correspond plus aux attentes des jeunes étudiants américains. Les successeurs de László Moholy-Nagy ont tous quitté le programme, Arthur Siegel et Frank Levstik étant les derniers à partir en 1949. Harry Callahan est amené à défendre une tradition expérimentale dont il n’adhère pas à tous les principes. De plus, le programme dessiné par Arthur Siegel en 1945-1946 est déjà obsolète face à l’engouement des étudiants pour la photographie documentaire et sociale et à leur désir d’approfondir une vision personnelle de la photographie. En 1948, Harry Callahan rencontre pour la première fois

311 « The thing was, we used to say ‘HarryandAaron.’ We didn’t say ‘Harry’ or we didn’t say ‘Aaron,’ we

said‘HarryandAaron.’ » Kenneth JOSEPHSON avec David NORRIS, Joseph STERLING, et al., « Talk about ID photography and IIT architecture held at Gallery 312, Chicago », discussion modérée par Richard Sessions, 13 avril 1995. Transcription papier. Department of Photography, AIC.

312 Aaron Siskind et Harry Callahan enseignent ensemble à l’ID de 1951 à 1961, puis à la Rhode Island School

Aaron Siskind à Chicago par l’intermédiaire d’un ami commun, Todd Webb, ancien camarade de photographie de Callahan à Détroit, et nouveau complice de Siskind à New York313

(fig. 97). Pendant le séjour de Siskind à Chicago, Callahan et lui commencent à photographier ensemble la ville. Lors d’une excursion dans une décharge pour voitures, tandis que Callahan prend rapidement quelques clichés à l’aide d’un appareil photographique de 35 mm, Siskind installe sa chambre photographique et capture minutieusement son environnement pendant plusieurs heures. Harry Callahan est à la recherche de formes et d’une lumière qui correspondent à sa sensibilité ; à l’inverse, Aaron Siskind s’inspire de l’environnement extérieur pour s’exprimer. La ville de Chicago, sa violence, ses divisions sociales et raciales sont déjà à l’œuvre chez lui. Selon Carl Chiarenza314, c’est d’ailleurs au cours de cette

excursion que Siskind commence à être fasciné par Chicago et à enregistrer une forme de tension qui n’apparaissait pas dans ses œuvres antérieures. L’œuvre Chicago (Auto Graveyard) 3 représente ainsi le nom « Chicago » tracé sur un mur criblé de balles (fig. 98). La beauté des tonalités du tirage contraste avec la violence suggérée par le thème de l’image315.

Cette capacité à s’imprégner du monde extérieur et à l’exprimer de manière expressionniste et passionnée fait l’admiration de Callahan. Pour Siskind, la photographie n’est pas qu’un travail sur la forme. Tout élément du réel porte la trace de l’homme et la photographie représente sa présence ou sa trace. De plus, il a été formé au sein de la Photo League comme un photographe documentaire et social dans un souci de représenter son environnement extérieur. Siskind se confronte au réel en choisissant de capturer ce qui se trouve directement face à lui dans l’instant présent. Le réel devient visuellement intéressant par ce que tout y est déjà là. L’approche photographique de Callahan n’est pas complétement divergente de celle de Siskind mais son rapport au médium est plus méditatif et formel. Il ne

313 Aaron Siskind visite Chicago en compagnie de son galeriste Charles Egan pour rencontrer un ami et

collectionneur d’œuvres d’art, Noah Goldowsky. Sur les conseils de Todd Webb rencontré à la Photo League, il décide de contacter Harry Callahan et Arthur Siegel. Voir Paul RAEDEKE, « Interview with Harry Callahan », Photo Metro, juillet 1988, pp. 5‑19.

314 Ibid.

315 « The pictures Siskind made have a complexity and an undercurrent of violence. In one, the word Chicago

runs from edge to edge across the middle of the rectangle. Only four of the letters are completely legible. The rest are riddled away as if by bullets. Thoughts of machine guns and speeding, bullet-proof cars, of neon lights and shady night life, all fuse together into a festering mass. But the print itself is beautiful. The blacks are rich and velvety, the lights are alive and glowing. » Ibid.

cherche pas la complexité, la violence, ou l’expression de ses sentiments intérieurs. S’il les représente, c’est presque malgré lui316.

En mai 1949, Siskind s’arrête à Chicago en revenant d’une visite de quelques mois chez le photographe Frederick Sommer à Prescott dans l’Arizona. Callahan en profite pour lui proposer officiellement de venir enseigner à l’ID. Aaron Siskind correspond exactement au profil qu’il recherche. C’est une personne de confiance, un photographe dont il admire le travail, avec une expérience importante dans l’enseignement :

Quand Siegel est parti, j’ai essayé de faire venir Aaron. J’étais vraiment tout seul – même si j’avais Sinsabaugh […] Sinsabaugh venait de terminer l’école, et je lui apprenais le cours fondamental. C’était un gars intelligent, et tout ça, super, et si j’avais eu assez de professeurs, il aurait été bien, et il aurait évolué en tant qu’enseignant. Mais à ce moment-là – j’avais beaucoup de choses sur le dos, et j’avais besoin d’une personne plus expérimentée317.

Harry Callahan choisit Siskind car il représente un miroir inversé de ses propres capacités. Callahan est de nature réservée et solitaire et doute de ses capacités à enseigner. Il se considère comme un mauvais professeur, peu à même de fournir un regard critique qui fasse progresser ses élèves. Dans plusieurs entretiens, Callahan se décrédibilise en tant que pédagogue et attribue sa carrière d’enseignant uniquement à la chance. Il va même jusqu’à comparer ses trente années d’enseignement à un « meurtre »318. En fait, Callahan maitrise bien

le cours fondamental et l’enseignement des exercices mais il se trouve en difficulté avec des élèves de niveau plus élevé qu’il s’agit d’aiguiller dans leurs projets personnels. A l’inverse, Siskind est le prototype de l’artiste new-yorkais, sociable et cultivé. Qui plus est, l’enseignement constitue pour lui une véritable passion. Il a été professeur de littérature anglaise dans le secteur public à New York de 1926 à 1949, et il a également l’habitude de diriger des groupes de photographes grâce à son expérience au sein de la Photo League. Ce lien avec l’organisation new-yorkaise en fait un photographe de formation documentaire, ce qui ne manque pas d’attirer l’attention de Callahan toujours à la recherche d’un autre point de

316 Voir John SZARKOWSKY, Callahan, cat. exp. New York, Museum of Modern Art/ Aperture, 1976.

317 « When Siegel left, I tried to get Aaron to come. I was really by myself – even though I had Sinsabaugh,

Sinsabaugh had just got out of school, and I was sort of teaching him the foundation course. He was a bright guy, and everything, super, and if I had enough faculty he’d have been nifty, and grown as a teacher. But right then I really needed – I had the whole damn thing on my back, and I needed more of a person, a more experienced person. » Entretien de Harry Callahan avec Charles Traub, 30 novembre 1977, op. cit.

318 « Verbalizing has been awful for me- I have a block. Teaching was 30 years of murder, although I got a lot

vue sur la photographie et son enseignement. En effet, Siskind apparait comme un profil original à l’ID car il n’est pas un héritier du New Bauhaus. Son intégration permettait au département d’être plus en phase avec son époque en formant les élèves à une vision documentaire et sociale et en se servant de l’environnement socio-économique de Chicago.

2.1.1.2 La résidence d’été au Black Mountain College

Malgré son intérêt pour la ville de Chicago et les amitiés qu’il y noue, Siskind refuse dans un premier temps de quitter New York où il bénéficie d’un réseau important de professionnels et d’amis. Sa troisième rencontre avec Harry Callahan est décisive. Elle se joue dans un endroit neutre mais non dépourvu de lien avec l’ID puisqu’il s’agit de Black Mountain College. Cette école expérimentale de Caroline du nord, fondée en 1933 par Joseph Albers, un ancien professeur du Bauhaus allemand, est une sorte de cousin germain de l’ID. Black Mountain s’appuie en effet sur les mêmes méthodes pédagogiques développées par Moholy-Nagy à Chicago. L’on retrouve, entre autres, les principes de pluridisciplinarité de l’enseignement, d’apprentissage par l’expérimentation et d’équité entre professeurs et élèves. Pendant l’été 1951, Harry Callahan, Aaron Siskind et Arthur Siegel sont invités par Hazel Larson, alors professeure de photographie, à y donner des cours de photographie du 9 juillet au 31 août 1951. Ils sont tous les trois choisis car chacun d’entre eux « a une vision particulière et leur travail est porteur de cette vision »319. Parmi les autres participants, on

compte notamment Robert Motherwell et Ben Shahn qui enseignent la peinture, Robert Rauschenberg et Cy Twombly comme étudiants et le poète Jonathan Williams. A la fin de l’été, ils font tous partie du cercle d’amis indéfectibles de Siskind. Callahan profite de ce lieu historique pour introduire Siskind à la pédagogie du Bauhaus et le convaincre de venir enseigner avec lui à l’ID. De son côté, Siskind revoit son jugement sur les idées expérimentalistes du Bauhaus qu’il pensait trop orientées vers le design. A sa grande surprise en effet, les classes proposées au Black Mountain College explorent des tendances plus romantiques, individuelles et expressives en lien avec l’individu et l’humain, proches de la New York School qu’il côtoie quotidiennement. Le programme d’été insiste ainsi sur une

319 « They each have a particular vision and have carried on their work according to that vision. » « Black

Mountain College, Bulletin Summer Session, July 9th to August 31st », vol. 9, no 1, 1951, non paginé, Arthur

pratique concrète de la photographie, en lien avec le monde extérieur et guidée par la vision personnelle de l’élève :

A Black Mountain College les cours de photographie s’intéressent fondamentalement au désir de prendre une image. […] Notre responsabilité consiste à permettre à l’esprit humain de maîtriser un bel outil mécanique afin d’être capable d’enregistrer une vision particulière. […] Le monde est grand ouvert pour le photographe qui sait voir. Et celui qui peut voir ne s’ennuie jamais ? On pourrait dire que nous insistons sur nos capacités intuitives bien plus que sur les méthodes d’apprentissage logiques et éducatives. L’intuition ne peut être enseignée, mais elle peut être développée. La décision ultime de ce que l’étudiant fera avec sa vision particulière, [lui] appartient. Il a désormais développé sa responsabilité en ajoutant une vision originale. Nous essayons d’enseigner l’amour de la photographie ; nous savons que l’étudiant prendra la bonne décision320.

Au sein de ce séminaire d’été, les rôles pédagogiques de Callahan, Siskind et Siegel sont pour la première fois clairement définis. Trois sections d’étude de la photographie sont proposées : celle de l’image fixe (capturer un moment isolé), celle de l’image en mouvement (capturer des moments en continu), celle de son histoire (son développement, ses usages, ses résultats) 321. Harry Callahan est chargé d’enseigner la photographie sous un angle technique.

Il applique directement le cours fondamental de l’ID avec l’apprentissage des photogrammes, l’exploration des textures et des tonalités, et la maitrise des techniques d’exposition et du développement du tirage. De son côté, Arthur Siegel anime une série de conférences sur des notions liées à l’image et à la représentation photographique, son rapport au monde et à la société. Sa première conférence concerne la lecture d’une image et sa sémantique ; la deuxième s’intéresse aux sujets photographiques dans leur rapport à l’homme ; la troisième envisage la technique sous l’angle de la création ; enfin il aborde les différents points de vue et objectifs que le photographe peut adopter322. Les interventions de Siskind prennent la forme

320 « At Black Mountain College the photography courses have been basically concerned with the desire to take

the picture. […] We take on the responsibility of a human mind controlling a beautiful piece of mechanism so that it may be used to record a particular kind of vision. […] The world is open wide to the photographer who can see. And one can never be bored if one can see ? It may be said that we stress our intuitive capacities rather than the logical educational methods of learning. Intuitions cannot be taught, but it can be developed. The ultimate decision of what the student will do with his particular vision, rests with the student. He has now increased his responsability by adding a special vision. We try to teach the love of photography ; we know the student will make the right decision. » Ibid.

321 « […] that of still photography (the captured isolated moment) That of movie photography (the captured

continuing movement) That of its history (its growth, acceptance, uses, misuses, ITS RESULTS.) » Ibid.

322 1. « Reading the Image : Semantics ; Relation to verbal language/ Objective World/ Technical Translation/

Images/ Form/ Purpose. » 2. « Discovery and Transformation : Subject Matter ; Man to Nature/ Man to Society/ Man to himself. » 3. « Creative Seeing and Technique ; Light/Tone/Space/Time/Camera. » 4. « Purposes and

de critics, des entretiens individuels et collectifs au cours desquels il regarde et analyse les travaux des élèves, leur apporte son regard critique et les guide pour faire évoluer leur connaissance technique et créative de leur propre travail. Il organise également des groupes collectifs afin de favoriser une stimulation mutuelle et des échanges solidaires entre les apprentis photographes.

Cette répartition des rôles entre les différents acteurs se retouve au sein de l’organisation du département photographique de 1951 à 1961. Harry Callahan dirigera le cours fondamental et enseignera l’approche expérimentale sous un angle plus technique ; Arthur Siegel interviendra à temps partiel pour enseigner de manière théorique la lecture d’une image, son contenu, et l’histoire de la photographie ; Aaron Siskind se consacrera au suivi individuel de chaque élève et dirigera des groupes d’étudiants sur des projets spécifiques. En outre, ce programme non-académique qui laisse la part belle à l’intuition, à la créativité libre et au développement d’une vision individuelle, sera au centre de la pédagogie élaborée par Siskind et Callahan à l’ID.

A la fin de l’été 1951, Siskind se laisse convaincre par Callahan et le peintre Hugh Weber, enseignant à l’ID et qui deviendra un ami très proche, ainsi que par Serge Chermayeff lors d’une visite à New York, de s’installer à Chicago pour une période d’essai. Siskind pense s’engager pour une année mais il devient rapidement un acteur essentiel du département dont il prendra la succession en 1961 après le départ de Callahan. Il n’en partira qu’en 1971.