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2 Le département photographique devient une école autonome, 1951-1961

2.1 Une direction à deux têtes : Harry Callahan et Aaron Siskind

2.1.3 Le programme de Siskind et Callahan

2.1.3.1 Les problèmes techniques

Dans un article de 1960, William Rohrbach, alors professeur d’art à l’Université de California, pose la question suivante : « La photographie en tant qu’art peut-elle être enseignée ? »362. Parce que le médium revêt des qualités diverses, à la fois technologie, art,

outil de documentation, son enseignement n’est pas aussi évident qu’il y parait. Comment combiner en effet un enseignement technique qui relève à la fois de la mécanique et de la chimie ; une formation documentaire liée à une lecture de la société et du réel ; et enfin une formation artistique en relation avec une vision personnelle du médium ?

360 Abigail SOLOMON-GODEAU, « The Armed Vision Disarmed: Radical Formalism from Weapon to Style », in Richard BOLTON (dir.), The Contest of Meaning: Critical Histories of Photography, op. cit.

361 « I think that each man was an artist in photography, and they found that Moholy’s system allowed them to

have a base, an armature for a teaching program. But they realized that’s not how they did photography or got in to it. » Entretien de Joseph D. Jachna avec Elizabeth Siegel, op. cit.

Le nouveau programme mis en place par Siskind et Callahan répond à cette difficulté en formant l’élève à des approches photographiques diverses. De 1951 à 1961, ils recentrent le programme autour de trois grandes visions pour concilier une formation technique de la photographie avec une vision romantique – l’expression individuelle du photographe – et une vision documentaire tournée vers la société et le monde extérieur. Ils détaillent ce programme dans un article co-écrit pour Aperture363 en 1956 puis dans une version légèrement modifiée

dans le magazine Infinity en 1960364. La formule pédagogique qu’ils élaborent est la suivante :

Le but principal de cette formation est de passer par l’abstraction, l’impersonnel, de l’exploration à l’expression personnelle. Et notre objectif peut être ainsi décrit : fournir une formation professionnelle et éducative la plus large possible ainsi que l’ouverture à une voie individuelle365.

Il s’agit bien de partir d’une formation professionnelle de base où l’élève explore un certain nombre de techniques, de sujets et de points de vue pour parvenir à trouver sa propre voie. Elle se fait de manière progressive, de l’apprentissage technique au cours des deux premières années au développement d’une vision personnelle pendant le reste du cursus. La première année est celle du cours fondamental fondé sur l’expérimentation et une pluridisciplinarité des pratiques. Elle suit le programme établi par Moholy-Nagy. L’élève y pratique aussi bien le dessin, la sculpture que la photographie. La seconde année est consacrée à l’approfondissement et à la clarification des exercices photographiques du cours fondamental. Une plus grande liberté d’interprétation des exercices est donnée aux élèves. Certains exercices, à l’instar du volume virtuel, sont pratiqués sur des modèles vivants au lieu d’être appliqués uniquement à des objets. Thomas Knudston photographie ainsi Harry Callahan effectuant une démonstration du volume virtuel à l’aide d’une chaise pivotante en 1958 (fig. 99).

Par ailleurs, Callahan et Siskind, fatigués des expérimentations qu’ils trouvent trop abstraites, créent des problèmes techniques spécifiques au médium photographique. Le sky problem inventé par Callahan dans les années 1940 devient un des problèmes majeurs du programme. Il s’agit de prendre une image dont les trois-quarts de la composition représentent le ciel. Cet exercice permet d’une part de s’assurer que les élèves savent nettoyer leur négatif

363 Harry CALLAHAN et Aaron SISKIND, « Learning Photography at the Institute of Design », op. cit.

364 Harry CALLAHAN et Aaron SISKIND, « Four Years of Study Earns a B.S. in Photography », Infinity, février 1960, vol. 9, no 2, pp. 10‑11.

et leur appareil photographique, autrement des traces de poussière apparaissent sur le tirage. D’autre part, ils apprennent à exposer leur négatif et leur tirage de façon à différencier les tonalités du ciel de celles du reste de l’image. Joseph Jachna366 justifie également cet exercice

par l’utilisation par tous les élèves d’appareils photos de moyen et grand formats. Les négatifs, par leur taille, étaient ainsi plus souvent exposés à la poussière. Harry Callahan propose également un lighting problem à partir duquel l’élève doit photographier un même sujet à partir de cinq types d’éclairage différents, afin plus tard de répondre à tous types de commandes professionnelles : « d’abord, un ciel nuageux, sans ombres qui peut être reproduit au sein du studio ; puis, une source lumineuse comparable au soleil qui peut aussi être imitée en studio. Les trois autres sortes d’éclairage sont la silhouette, l’ombre d’un objet et le contour367. »

Aaron Siskind inscrit un autre problème au programme qu’il nomme copy problem ou « problème de la copie ». Il s’agit de reproduire à la perfection un tirage en le prenant en photographie. Il propose trois types de tirage à ses étudiants : le premier noir et blanc avec des tons continus, le second noir et blanc et contrasté, le troisième en couleur avec des tons continus comparables au premier tirage. Les élèves doivent photographier ces trois types de tirage puis présenter les trois reproductions côte à côte avec les tirages originaux. Cet exercice permet de vérifier que les élèves maitrisent l’éclairage, l’exposition, la composition et le développement. Siskind se sert également de ce problème pour enseigner l’agrandissement photographique en s’assurant que les élèves rendent bien la totalité de l’image368.

Joseph D. Jachna et Bluhma Lew, un autre étudiant, créent une maquette vers 1958369

qui résume bien l’orientation du cours fondamental sous Siskind et Callahan (fig. 100 et 101). La première et la deuxième années sont fondées sur « l’investigation du médium lui-même

366 Entretien de Joseph D. Jachna avec Elizabeth Siegel, op. cit.

367 Harry CALLAHAN et Aaron SISKIND, « Learning Photography at the Institute of Design », op. cit.

368 « With that simple problem, I could find out whether they knew how to use the lights, to get even lighting—if

you can do even lighting, you can do uneven lighting ; whether they could stand their camera up so it was absolutely parallel, and if they could get it parallel, to use their swings a little bit, if it had a rectangle they’d have to have a rectangle ; and then expose, how to make a proper exposure, and also the proper exposure being not only the obvious exposure but underexposure and overdevelop, for the line drawing. And then how to develop it, and print it. So if they could do all those things, a very simple problem which would take say two or three weeks to do, two weeks, then I was sure that they knew the basics. » Harry CALLAHAN et Aaron SISKIND, « Learning Photography at the Institute of Design », op. cit.

369 Joseph D. JACHNA et Bluhma LEW, « Foundation Course », Institute of Design, c. 1958-1959, maquette avec tirages contact originaux, Collection SDG, Chicago.

pour apprendre ses limitations, sa force et son potentiel370.» L’approche photographique est

décrite comme « abstraite » de manière à développer une sensibilité à la beauté du quotidien à partir des « textures et des formes. » Les problèmes énoncés dans cette présentation reprennent à la fois des exercices originaux du programme (le photogramme, le modulateur de lumière, la macrophotographie) et d’autres sont spécifiquement photographiques sur un plan technique. Ainsi le problème du Near & Far (inverser les échelles de grandeur), de l’exposition multiple, du changement de point de vue, permet à Siskind et Callahan de proposer des exercices simples dans leur énoncé mais complexes dans leur exécution. Les professeurs s’assurent ainsi que leurs élèves contrôlent l’ensemble des outils photographiques, de la prise de vue au développement.

Mais cet enseignement technique n’a pas pour but de former des techniciens. Il n’est pas une fin en soi, il s’agit plutôt de fournir aux élèves toutes les bases de la photographie afin qu’ils soient en mesure de trouver une expression personnelle371. Comme le soulignent

Callahan et Siskind, « [ces exercices] sont destinés à devenir des moyens à des fins d’expression, non pas juste des artifices techniques 372. » Par ailleurs, comme le montrent les

tirages originaux de la maquette qui illustrent les exercices, l’élève est invité à photographier le monde extérieur, que ce soit sa classe de cours ou la ville de Chicago.

370 « The Foundation Course in photography is part of the total foundation course and as such participates in its

general aims. More specifically, in photography we investigate the médium itself to learn its limitations, strength and potentials. We aim to develop photographic seeing as well as an awareness of the beauty of textures and shapes in our everyday life. The approach is basically abstract. » Ibid.

371 « My feeling is that they taught technique because they had to. That was not the core of photography to them.

[…] You need to have a control of your tools so then eventually you can get to the ideas, to the reasons to make a picture in the first place. That s a very important distinction. A technical assignment was only done out of necessity. It was not a priority in itself. The sky problem was unique in this way. And it was just teaching you to keep your camera clean. » Entretien de Joseph D. Jachna avec Agathe Cancellieri, op. cit.

372 « It is intended that these become means for expressive ends, not just so many technical gimmicks. » Harry

2.1.3.2 Apprendre « à voir », la photographie-créative

Ce qui intéresse Siskind et Callahan c’est que les élèves apprennent à voir373, et ce à

travers l’objectif photographique. Mary Ann Dorr (Lea) parle ainsi d’une pédagogie nouvelle où l’élève développe sa capacité à voir dans le studio et au sein du monde objectif :

[…] et puis venir à l’ID représentait un changement complet pour moi en ouvrant le monde extérieur, le monde réel, [afin d’] y voir et découvrir des images excitantes. Il s’agissait vraiment de développer une manière de voir pour moi, ce qui était très excitant374.

Cet apprentissage se fait en continu, à l’intérieur et à l’extérieur de la classe, lors des critiques et des excursions. Art Sinsabaugh prend ainsi l’habitude d’accueillir ses étudiants à chaque rentrée en leur demandant s’ils peuvent décrire avec certitude la porte par laquelle ils sont entrés : de quelle couleur était-elle ? était-elle ouverte ou fermée ? Il finit par faire comprendre à ses élèves que « voir n’est pas automatique. [Qu’il] faut s’entrainer pour voir375.» Callahan et Siskind proposent une série de problèmes sur des formes similaires à

retrouver dans le réel. Il peut s’agir de retrouver la forme d’un cercle dans différents objets du quotidien, tels que les roues d’une voiture ou une boite de conserve vue de haut. L’intérêt de cet exercice est « d’entrainer à percevoir les objets dans la nature comme des formes basiques376.»

Aaron Siskind instaure un second type de séries photographiques consistant à interpréter une forme trouvée dans la nature. Il invite ses élèves à visiter le jardin botanique de Chicago et à y étudier de manière formelle des plantes (fig. 102 à 104). Cet exercice d’apparence simple appelé significant form ou « forme significative » permet d’approcher un sujet de manière descriptive, poétique ou conceptuelle et de rendre les élèves « conscients de ces choses très basiques en art qui ont à voir avec la transformation d’un objet en une chose

373 « Photography is really only about one thing, at least that’s what I got out of it, and that is seeing. Learning

how to see. » Richard Sessions in « Talk about ID photography and IIT architecture held at Gallery 312, Chicago », op. cit.

374 « […] and then coming at the ID was a complete shift for me in opening up the outside world, the real world,

and seeing and discovering exciting images there. It was really developing a way of seeing for me, which was so exciting. » Entretien de Mary Ann Dorr (Lea) avec Elizabeth Siegel, op. cit.

375 « Seeing is not automatic. You have to train yourself to see. » Art Sinsabaugh in S.P. KARR, « The Third Eye », Art Photography, septembre 1952, vol. 4, no 3-39, p. 33.

376 « To train the seeing of objects in nature as basic forms. » Harry CALLAHAN et Aaron SISKIND, « Learning Photography at the Institute of Design », op. cit.

esthétique, fondée sur la forme 377.» Cet exercice, Siskind l’utilise dans son propre travail afin

de créer des formes pures qui ne sont pas forcément en rapport avec le sujet décrit. Il s’agit pour lui de partir d’une idée et d’investir des formes dans le réel de manière à transformer l’objet photographié. La photographie d’une plante peut ainsi être d’ordre descriptif de manière à être publiée dans un magazine, d’ordre purement formel, ou bio-morphique. De cette façon, l’élève passe d’une conception de la photographie comme image-taking à celle d’image-making. Siskind demandait également à ses élèves de faire du jardin botanique leur propre studio privé378. Plutôt que de photographier tout de suite, ils devaient prendre leur

temps, observer, puis expérimenter à partir de techniques directes afin de transformer ces organismes sur le papier en termes de formes, de tonalités et de textures. Au sein du laboratoire expérimental qu’est le jardin botanique, « petit à petit [les étudiants] se familiarisaient avec l’idée de ressentir l’image que vous êtes en train de réaliser, de voir en termes de lumière, forme, tonalité. C’est très difficile d’expliquer quand une image est une image et pas seulement une illustration379. »

Aaron Siskind explique ainsi que ce qui différencie le département photographique des autres écoles c’est qu’il ne s’appuie pas seulement sur un enseignement technique ou théorique, mais qu’il est essentiellement d’ordre pratique, en relation avec le monde. L’ID pousse les élèves à créer des images dans le réel, de manière à développer une vision qui leur soit propre. L’appareil photographique doit devenir une sorte de troisième œil. Lorsqu’il lui est demandé s’il considère que le dénominateur commun entre les photographies de ses étudiants est leur caractère formel, il répond :

Ce n’est pas vrai. Cette qualité n’est pas du tout formelle. Ça a à voir avec l’image-créative, c’est une des choses que [les élèves] apprenaient. Nous étions en priorité préoccupés par, et nous insistions toujours là-dessus, ce qui se passait dans le cadre de l’image. Si vous regardez le travail de tous les gens qui sont sortis de cette école, vous trouverez une grande variété.

377 « Anybody can go and photograph plants. But can you photograph a plant so that you just describe the

plant ? You can make a selection, you can photograph the plant so that maybe you have a quarter of an inch in focus, more or less, you can make a poetical decision. You can photograph the plant as pure form – so it’s triangle, or a square, you know – you can break it down like that. So I liked that problem, because it made them very conscious of very basic things in art which had to do with the transformation of an object into an aesthetic thing, based on form. » Aaron SISKIND, « Where I find my pictures : nine photographers tell you where they search for pictures », Modern Photography, 1958, no 22, pp. 75-87.

378 Carl CHIARENZA, Aaron Siskind, Pleasures and Terrors, op. cit., p. 142.

379 « Little by little [the students] go the idea that you have to feel the pictures you’re making, see in terms of

light, shape, tone. It is very hard to explain when a picture is a picture and not merely a diagram. » Aaron Siskind in Carl CHIARENZA, Aaron Siskind, Pleasures and Terrors, ibid.

Vous trouverez qu’ils utilisent certains dispositifs, dont nous sommes peut-être conscients – comme ce gars qui utilise la solarisation, ce gars qui utilise l’exposition double, ils sont tous conscients de cela – mais c’est ce qu’on appelle l’image-créative. Ils ne sortent pas de [l’école] juste en ayant appris à prendre une photographie avec autant de profondeur de champ que possible et c’est tout380.

Pour permettre aux élèves de développer une vision personnelle, ces problèmes sont réalisés presqu’exclusivement à partir de séries photographiques dans lesquelles les images se répondent les unes aux autres.

Nous réalisions les problèmes en séquences… séries. C’était un important problème. La série d’images. Et là, vous voyez, notre souci était l’esthétique d’une forme similaire, et des séries sur un sujet similaire. Et il y avait le problème de savoir où vous placiez chaque [photographie], et nous avions l’habitude de leur donner cela. Bon est-ce que c’est une série, ou c’est juste dix immeubles ? Ils devaient voir que les dix immeubles devaient tous être photographiés d’une certaine manière pour être en relation les uns aux autres. Il ne peut pas s’agir de photographies aléatoires381.

Parmi les séries les plus importantes réalisées par les élèves dans les années 1950, on trouve celle de l’alphabet, créée par Joseph D. Jachna à son arrivée au département photographique autour de 1956 (fig. 105 et 106). A partir de formes trouvées dans la nature ou la rue, il réalise un alphabet en images. Le « A » est un trépied en bois, le « J » est un morceau de fer dans la neige, le « R » est formé par deux bâtons de bois. Cette série est particulièrement remarquée au sein du département et devient par la suite un exercice phare du programme que tous les élèves devront réaliser. L’étudiant apprend à repérer des formes dans la nature et à réaliser une série d’images en lien les unes avec les autres.

380 « That’s not true. That quality, it’s not formal at all. It has to do with picture-making, that’s one thing they

learned. That you were primarily concerned about, which we always stressed, is what’s doing on in that picture frame. If you look at the work of all the people who came out of the school, you’ll find that there’s a great variance. You will find that they use certain devices, which we may be conscious of—that guy might use solarization, this guy might use double-exposure, they’re all conscious of it—but that’s what we call picture- making. They don’t come out of there only just learning how to take a picture just getting as much depth of field as you can and let it go. » Entretien d’Aaron Siskind avec Charles Traub, op. cit.

381 « We did problems in sequences… series. That was a big problem. Series of pictures. And there, you see, our

concern was an aesthetic of similar form, and series of similar subject matter. And there the problem is how do you place each [picture], and we used to give them that. Make a series of similar subject matter. And then they’d make pictures, say, ten pictures of buildings. Well is it a series, or is it just ten buildings. They’d have to see that the ten buidings have to each to be photographed in a certain way to relate to each other. It can’t be any random photographs. » Ibid.

A la même époque, des élèves mais également des professeurs comme Aaron Siskind, cherchent des éléments typographiques à partir de façades d’immeubles ou de panneaux en bois. Outre le plaisir didactique qui ressort de cet exercice, les photographes créent des images extrêment graphiques. Les surfaces créent des design aléatoires, parfois symboliques que le spectateur doit déchiffrer. Dans l’œuvre de Siskind, Kentucky 4, 1951, le « A » fracturé