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Une difficile transition après la mort de László Moholy-Nagy

1 Traditions et nouvelles visions au sein du département photographique de

1.2 Le passage d’une génération à l’autre : la transformation des héritages

1.2.1 Une difficile transition après la mort de László Moholy-Nagy

1.2.1.1 Serge Chermayeff, nouveau directeur de l’Institute of Design

A la fin de l’année 1946, l’héritage du New Bauhaus se révèle être un frein au développement de l’école. Moholy-Nagy représentait une autorité qui unifiait les membres de l’école. Sans elle, ils entrent en conflit. Aux querelles entre les « fondateurs » de l’ID s’ajoutent des problèmes financiers et un manque d’infrastructures. En outre, l’approche expérimentale de l’école se heurte aux exigences de rendement de la société américaine. Le premier conflit porte sur le successeur de Moholy-Nagy à la tête de l’Institut. La nomination de Serge Chermayeff, héritier pourtant légitime du Bauhaus allemand et designer de formation, soulève de nombreuses protestations de la part des membres de la faculté (fig. 24). Dès son arrivée le 15 janvier 1947, il souhaite réorganiser le programme de façon à ce qu’il soit mieux adapté aux besoins des industriels de la ville et qu’il forme véritablement des designers. Il fait face aux contradictions originelles de l’école. Fondée comme une école de design professionnelle, l’ID cherche à réaliser une synthèse entre art et commerce qui semble presque impossible sans les qualités de Moholy-Nagy. Comment concilier en effet formation

professionnelle et formation artistique, pluridisciplinarité et spécialisation, exigence des industries américaines et approche pédagogique purement expérimentale ?

Le 31 juillet 1946, László Moholy-Nagy propose à Walter Paepcke une liste de successeurs pour l’Institut dont la plupart sont des anciens du New Bauhaus allemand comme Marcel Breuer et György Kepes. Il affirme son désir de continuité avec les fondements du New Bauhaus et insiste sur les qualités artistiques que doit posséder son successeur afin que l’ID ne devienne pas une école d’ingénieurs de plus dans le paysage américain :

Tous les candidats pour la présidence de l’Institut devraient être considérés non seulement pour leurs compétences éducatives mais aussi pour leurs qualités artistiques. Autrement, l’école deviendra une école d’ingénieurs de plus, déjà bien trop nombreuses dans le pays. L’idée d’intégrer art, science et technologie nécessite toujours d’insister davantage sur les arts car les deux autres sont généralement acceptées comme évidentes150.

Le recrutement de Chermayeff, par Walter Gropius et Walter Paepcke, tient surtout à la volonté de coller à l’image d’une école professionnelle et fonctionnelle car Chermayeff est architecte et designer de formation. Né en Azerbaidjan dans le Caucase, élevé en Angleterre, il choisit d’abord de travailler dans le design d’intérieur puis en tant qu’architecte. En 1933, lorsqu’Eric Mendelsohn arrive en Angleterre, les deux architectes créent un cabinet d’architecture. En 1942, il émigre aux Etats-Unis où il devient directeur du département de design de Brooklyn College. Dès le départ, il entretient des liens étroits avec Moholy-Nagy et ses méthodes d’enseignement, passant l’été 1942 à Somonauk où est organisée une résidence de la School of Design. Au Brooklyn College, il s’inscrit dans la lignée du New Bauhaus puisqu’il y transfère le cours fondamental, l’approche pluridisciplinaire et transforme cette école d’art en école de design. Il affirme lui-même avoir repris toutes les idées de Moholy pour les mettre en application au Brooklyn College151.

Lorsqu’il arrive à l’ID, Chermayeff se désigne comme un intégrateur sur le modèle de Moholy-Nagy étant à la fois architecte, designer, peintre, enseignant. Mais devant les

150 « All candidates for the presidency of the Institute should be considered not only for their aptitude as

educators but also for their artistic qualities. Otherwise the school will be turned into just another engineering school of which there are already much too many in the country. The idea of integrating art, science and technology will always require a greater emphasis on the arts since the other two are usually accepted as a matter of course. » Lettre de László Moholy-Nagy à Walter Paepcke, 31 juillet 1946, New Bauhaus / Institute of Design Collection, UIC, Chicago, box 6, Folder 183.

151 « All of Moholy’s ideas, and added my own. Principally I added the architecture side. » Serge

CHERMAYEFF, « Interview with Serge Chermayeff by Betty J. Blum at Chermayeff’s home in Wellfleet Mass, May 23-24 1985 », entretient réalisé par Betty J. Blum, 1985. Transcription papier. Oral History, Archives of American Art, Smithsonian, Washington DC.

étudiants et l’équipe pédagogique au printemps 1947, il oriente les objectifs de l’école vers la formation de designers et de pédagogues au service d’une société industrielle : « En résumé, nous croyons que le travail de l’Institut consiste à produire des designers qui combinent imagination et compétences techniques et des éducateurs capables de transmettre [ces qualités] à d’autres dans le cadre d’une société industrielle extrêmement développée152. » Outre son caractère autoritaire, Chermayeff est très vite accusé de vouloir

détruire l’héritage de Moholy-Nagy en faisant de l’ID une école commerciale, assujettie aux demandes du monde industriel américain. Cette accusation est portée notamment par la femme de Moholy-Nagy, Sibyl Moholy-Nagy. Le 26 février 1948, elle écrit à Robert Wolff à propos de Chermayeff : « Le problème n’est pas qu’il déteste tous les membres de l’équipe de l’ère Moholy. Le problème c’est qu’il ruine les principes de l’école qui en font une école véritablement différente de toute autre école dans le pays153. »

Cette lutte interne, qui conduit à la démission de Sibyl Moholy-Nagy en 1948, peut paraitre anecdotique mais elle révèle la difficulté de l’école à se positionner au sein du monde éducatif américain comme école artistique ou d’ingénieur. Cette problématique identitaire sera au centre des difficultés de l’école jusque dans les années 1990.

1.2.1.2 Les difficultés du département photographique

Arthur Siegel décrit son parachutage à la tête du département photographique de l’ID de cette manière : « Un vendredi de l’année 1946, j’étais dans l’armée de l’air, le lundi j’étais à la tête du département photographique à l’invitation de Moholy. Des centaines de vétérans, peu d’équipement, un amoncellement de problèmes154. »

152 « In short, we believe that the Institute’s work is to produce creative designers who combine imaginativeness

with technical skill and educators able to transfer those in their turn to others within the framework of a highly developed industrial society. » Serge CHERMAYEFF, « Serge Chermayeff’s adress to students, spring 1947 », New Bauhaus / Institute of Design Collection, UIC, Box 5, Folder 145.

153 « The point is not that he hates all of the Moholy-era staff members. The point is that he ruins the school

principle which made this school distinctly different from any other school in this country. » Lettre de Sibyl Moholy à Robert Wolff, 26 février 1948, New Bauhaus / Institute of Design Collection, UIC, Box 7, Folder 209.

154 Arthur Siegel, « Photography Is » in Minor WHITE (dir.), Five Photography Students from the Institute of Design, Illinois Institute of Technology, op. cit.

Dès la création du département, les investisseurs comprennent mal à quoi sert le département photographique et les problèmes d’ordre matériel et financier deviennent récurrents. En 1945, Walter Paepcke et Moholy-Nagy cherchent tous les deux à consolider financièrement le département photographique avec l’aide de partenaires extérieurs. La Fondation Rockefeller est l’un des principaux actionnaires mais le directeur n’y voit qu’un investissement sur le court terme lié à l’effort de guerre. David H. Stevens, directeur du département des humanités de la Fondation Rockefeller, demande dans une lettre adressée à Walter Paepcke de lui fournir une démonstration écrite de la nécessité d’un tel département, ce qu’il représente pour l’école mais également pour le monde industriel :

Sur le programme photographique aidé par une petite bourse de la Fondation, je peux seulement vous donner mon opinion d’amateur. Le film montré ici m’a impressionné par la qualité photographique et par l’originalité des étudiants dans la sélection du sujet. Ce n’est pas facile, à partir du matériel, y compris avec le commentaire oral de se faire une idée de ce que Moholy-Nagy a voulu accomplir avec ces étudiants en particulier. Je voudrais dire que nous avons besoin d’une explication écrite sur la façon dont la photographie peut être un médium dans un programme éducatif et industriel155.

Dès lors, le département photographique ne représente pas une priorité pour l’Institut, encore moins sous la direction de Chermayeff. Le matériel photographique proposé aux élèves est ainsi particulièrement vétuste et à son arrivée à la tête du programme Arthur Siegel est contraint d’acheter un appareil grand-format et un appareil 35 millimètres du modèle Contax qu’il met à la disposition des étudiants :

Et je me rappelle avoir apporté avec moi un Contax. Il n’y avait pas d’équipement. C’était sans espoir. Il n’y avait jamais eu aucun équipement jusqu’à ce que je commence à me battre pour cela. Finalement j’en ai obtenu à la fin des années 1940. Mais j’avais apporté avec moi un 4 x 5 [ndlr appareil grand format] et utilisé principalement le Contax pour les problèmes.

155 « On the photographic program aided by a small grant from the Foundation, I can give again only an

amateur’s opinion. The film shown here impressed me by the quality of its photography and by the originality of the young students in selection of subject. It is not easy from this material, even with the oral comment, to get an idea of what Moholy-Nagy accomplished with those particular students. I should say that we need an exposition in writing of the way that photography can be made a médium in an educational and industrial program. […] Of course this is only a minor element in the work of the School, and one that now is put in the background by need of the war for essential materials and probably for the men and women using theses materials experimentally. I think that the one part of the School that we endeavored to help has been well developed with our fund, but I do not now see cause to propose a larger or a renewed grant for that purpose. » Lettre de David H. Stevens, directeur de la Fondation Rockefeller à New York à Walter Paepcke, 19 février 1945, UIC, box 2, folder 37.

Et nous avons fait des études de lumière, et c’est de là que viennent les études de Nathan [Lerner]156.

Le faible nombre d’appareils photographiques limite l’apprentissage des étudiants. La pratique importante de photogrammes jusque dans les années 1950 en est d’ailleurs une conséquence puisqu’elle ne requiert pas de matériel autre que de la lumière, une feuille et des substances chimiques. David Windsor, arrivé en tant qu’étudiant au début des années 1950, se rappelle aussidu faible nombre d’appareils photographiques et de leur vétusté. D’après son récit, la chambre noire reste inaccessible avec seulement deux éviers à partager pour l’ensemble des étudiants. Deux étudiants prometteurs de la fin des années 1940, Marvin E. Newman et Yasuhiro Ishimoto, utilisent ainsi une chambre noire à l’extérieur de l’école, au sein du Fort Dearborn Camera Club, un club de photographie auquel Yasuhiro Ishimoto est inscrit. David Windsor insiste : « La nature exploratoire du curriculum ne pouvait être explorée si bien que cela dans [ces] circonstances. Il fallait un enthousiasme considérable pour surmonter tout un tas de choses que des circonstances plus favorables auraient rendues un peu plus faciles157. » Le manque de matériel répond aussi à un manque d’espace. Plusieurs

clichés pris autour de 1945-1946 montrent ainsi Arthur Siegel obligé de donner des cours d’histoire de la photographie sur le parking qui jouxte l’arrière de l’immeuble occupé par l’ID. Entouré d’un petit groupe d’étudiants, il leur présente des livres de photographies tels que The Inhabitants de Wright Morris et Paris de Nuit de Brassai (fig. 25).

Cette critique du mauvais entretien et de la médiocre organisation du département se poursuit jusque dans les années 1950 et est un des sujets de discorde régulier qui opposeront Harry Callahan et son assistant Arthur Sinsabaugh. Ce dernier compare dans une lettre datée du 13 décembre 1950 la stature d’artiste de son mentor aux faibles moyens qui lui sont octroyés : « Ici nous avons un des meilleurs photographes d’aujourd’hui donnant une bonne part de lui-même pour créer et développer le meilleur programme photographique au monde à

156 « And I remember I brought along a Contax. There was no equipment. It was hopeless. There was never any

equipment there until I started fighting for it. Finally got some in the late 1940s. But I had brought along a 4 x 5 and mainly used the Contax to do the problems with. And we did light studies, and that’s where Nathan’s things came from. » Entretien d’Arthur Siegel avec James McQuaid, op. cit.

157 « The exploratory nature of the currivulum couldn’t get explored all that well under the circumstances. It

took tremendous enthusiasm to overcome all of those things that under more relaxed circumstances might have been a little easier. » DavidWINDSOR, « Telephone interview with Liz Siegel », entretien réalisé par Elizabeth Siegel, 30 mars 1999. Transcription papier. Department of photography, AIC.

notre connaissance et je me sens gêné par l’état des équipements et des installations que j’offre à mes étudiants158. »

De plus, Arthur Siegel fait face à un manque de vision de la part de l’équipe pédagogique en place. Depuis le départ de György Kepes de la School of Design, les professeurs qui dirigent le Light Workshop puis le programme de deux ans souhaité par Moholy-Nagy sont principalement Frank Levtsik et Frank Sokolik, deux techniciens qui n’ont pas d’œuvre photographique originale. Frank Levstik est recommandé par Henry Holmes Smith à László Moholy-Nagy pour ses qualités de « bon technicien en photographie159» en

1939. Né à Chicago, il a été formé à la photographie pictorialiste dans les écoles d’art et au sein de studios photographiques de type commercial. Moholy-Nagy l’engage en 1939 pour assister György Kepes au sein du Light workshop où il devient un référent sur les différentes techniques photographiques enseignées. Emerson Woelffer, peintre et enseignant de 1941 à 1949 à l’ID décrit Frank Levstik comme un homme insignifiant, toujours muni de son Speed Graphic et qui photographia son mariage. S’il est un bon technicien, Emerson Woelffer dit qu’il n’a jamais vu d’œuvres produites par ce dernier160. Lorsque Ferenc Berko, enseignant au

sein du département de 1947 à 1948, est interrogé sur ses relations avec Frank Sokolik et Frank Levstik, il fait la même remarque :

Ils étaient tous les deux, de mon point de vue, en train de réaliser des choses qui ne m’intéressaient pas terriblement. Harry était différent, et Arthur je n’avais pas vu grand-chose de lui à ce moment-là. Je savais qu’il avait publié, et qu’il avait travaillé pour des magazines de temps à autre auparavant, mais les autres je les ai juste rencontrés parce que nous enseignions ensemble […]. Ils étaient probablement de bons enseignants, mais je ne me rappelle pas du tout leurs photographies161.

158 « Here we have one of the finest photographers today giving a good part of himself to create and develop the

best photographic course in the world that we know of and I have to feel embarassed about the state of the equipment and facilities I have to offer to my students. » Lettre de Art Sinsabaugh à Harry Callahan, 13 décembre 1950, Art Sinsabaugh Archives, IUH Bloomington.

159 « fine photographic technicien » Lettre de Henry Holmes Smith à L. Moholy-Nagy, 18 janvier 1939, Henry

Holmes Smith Archive, CCP, AG12 :28.

160Emerson WOELFFER, « Emerson Woelffer, Telephone interview with Liz Siegel », entretien réalisé par Elizabeth Siegel, 12 mai 1999. Transcription papier. Department of photography, AIC.

161 « They were both, from my own point of view, both sort of doing things that I wasn’t terribly interested

in. Harry was different, and Arthur I really at that point hadn’t seen very much of. I knew he published, and was doing work for the magazines off and on before, but the others I just sort of met because we were teaching together […]. They were probably good teachers, but I don’t remember anything about their photography at all. » Ferenc BERKO, « Ferenc Berko, Telephone Interview with Liz Siegel », entretien réalisé par Elizabeth Siegel, 7 avril 1999. Transcription papier. Department of Photography, AIC.

En outre, les étudiants sont d’horizons si divers qu’il est difficile de créer un programme qui leur soit adapté. Parmi les élèves, dont une majorité de vétérans, une grande partie souhaite travailler dans la photographie commerciale ou le photojournalisme. La pédagogie expérimentale de l’ID et le fait qu’ils doivent commencer par la manipulation de modulateurs de lumière les font parfois renoncer à cette école dont ils jugent l’enseignement « aberrant », « fascinant », « obscur »162. Allen Porter, arrivé en 1942 à l’ID, raconte avoir été

surpris par l’enseignement non conventionnel de László Moholy-Nagy dont le vocabulaire « incongru » dénotait avec son costume-cravate. Il décide de ne pas s’inscrire à l’ID car il pense que cette formation ne lui sera d’aucune utilité dans son parcours professionnel de reporter pour la presse. Il décide finalement de s’y inscrire en 1946 après avoir découvert l’ouvrage de György Kepes, Language of Vision163. A l’inverse, d’autres élèves souhaitent

devenir des artistes-photographes et trouvent le département trop technique et pas assez porté sur le développement d’une vision individuelle. En outre, à la mort de László Moholy-Nagy, l’école est encore une école de designers peu connue dont la plupart des étudiants apprennent l’existence par hasard, souvent par le bouche à oreille. Art Sinsabaugh déménage de Californie pour Chicago après avoir entendu parler d’un programme photographique de quatre ans. A son arrivée, il confond l’ID avec la School of the Art Institute (SAIC) et est déçu d’apprendre que cette école n’a pas de véritable programme photo. Lors de son passage à la SAIC, personne ne mentionne l’ID qui est alors une école marginale dans la ville, connue uniquement de quelques-uns. Ce n’est qu’en entendant par hasard la voix de László Moholy- Nagy un soir à la radio qu’il réalise son erreur. Il devient étudiant à l’ID en juin 1946 pour le lancement du programme photographique, sans jamais avoir rempli de fiche d’inscription164.

Arthur Siegel hérite donc d’une situation particulièrement compliquée lorsqu’il arrive à la tête du département photographique. La nouvelle direction de l’ID ne reconnait pas la nécessité de son existence, les professeurs sont majoritairement des techniciens qui ne proposent pas de vision photographique artistique, et sur le plan matériel, le manque de moyens ne permet pas d’aller au-delà de l’approche expérimentale du cours fondamental. Il décide alors de restructurer le département en proposant un programme de quatre ans qui lie formation technique et formation artistique.

162 Allen PORTER, « Meeting The Bauhaus : First Impressions of A New Vision », 1987, p. 2, Allen Porter collection, Evanston, Illinois.

163 Gyorgy KEPES, Language of vision, Chicago, Paul Theobald, 1944.