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La réussite d’un mariage artistique et pédagogique exceptionnel

2 Le département photographique devient une école autonome, 1951-1961

2.1 Une direction à deux têtes : Harry Callahan et Aaron Siskind

2.1.2 La réussite d’un mariage artistique et pédagogique exceptionnel

2.1.2.1 Des photographes autodidactes

Callahan et Siskind ont en commun d’être autodidactes en photographie. Ils n’ont pas suivi de formation, ont choisi ce médium de manière spontanée et ont appris seuls à s’en servir. S’ils sont devenus artistes – ou se sont reconnus comme tels – c’est à la suite d’une rencontre avec un photographe. Pour Harry Callahan, qui exerçait déjà la photographie depuis

Pressures : The Photographer Categories/ Levels of Perception/ Objective and Subjective Approaches/ Sources of Visual Insight/ The Creative Photographer. » Ibid.

le milieu des années 1930 mais de manière anecdotique, l’engagement dans la pratique de la photographie a lieu à la suite d’une rencontre avec Ansel Adams en 1941 au Camera Club de Détroit où il anime un atelier photographique le temps d’un week-end sur l’invitation d’Arthur Siegel323. La rencontre de Callahan avec Adams est décisive pour plusieurs raisons.

D’une part il l’introduit à la scène photographique américaine historique, Callahan visite ainsi Alfred Stieglitz à New York en 1942 à An American Place sur les conseils d’Ansel Adams324.

D’autre part, c’est à la suite de leur rencontre que Callahan décide de dédier sa vie entière à une pratique artistique de la photographie et non simplement amateure. Todd Webb, qui faisait partie de cet atelier mené par Ansel Adams, se rappelle que Callahan y apprend à exposer ses négatifs et à tirer ses tirages de manière parfaite selon le zone system, technique avec laquelle il prendra ses distances par la suite325. Par ailleurs, en voyant les tirages contact

d’Ansel Adams, Harry Callahan abandonne son agrandisseur photographique et l’échange contre une chambre photographique Deardorff pour produire des tirages contact de format 8 x 10. Mais ce n’est pas l’esthétique ou la technique d’Adams qui transforment le plus Callahan. Il se convertit à la photographie en observant son dévouement à la photographie. Lorsque Callahan fait le récit de sa rencontre avec Alfred Stieglitz en 1942, il en tire la même conclusion, celle d’être inspiré davantage par la manière dont les photographes pensent que par la façon dont ils photographient : « Stieglitz a eu une grande influence sur moi. Je l’ai vu en 1942-1945. Mais je ne pense pas que mes photographies s’inspirent de qui que ce soit. Je suis plus ému par la façon dont les photographes pensent. C’est une des seules manières par laquelle je peux être influencé »326.

323 Ici, Siegel montre son talent pour réunir des personnalités importantes de la photographie. Après avoir

présenté Ansel Adams à Harry Callahan, il met en relation ce dernier avec László Moholy-Nagy. C’est dans le même esprit de rencontres et de collaborations qu’il organise le séminaire « New Vision in Photography » en 1946 à l’ID.

324 « Ansel talked with reverence about classical music and Stieglitz. So, I started collecting classical recors and

reading all I could about Stieglitz. I was powerfully moved by the music and what I learned about Stieglitz and his following. This was my first real introduction to fine art. I was inspired by Stieglitz’s photographs and writings and eventually want to New York to see him. » HarryCALLAHAN, « Editor’s Note », Ansel Adams in Color, Boston, Little, Brown and Company, p. 7.

325 Todd WEBB, « Interview with Todd Webb by Robert F. Brown, September 4, 1990- May 22 , 1992 ». Transcription papier, p. 12. Harry M. Callahan Papers, Archives of American Art, Smithsonian.

326« Stieglitz was a big influence on me. I saw him in 1942-1945. But I don’t think my pictures follow anybody. I

am more moved by the way photographers think. But that’s about the only way I can be influenced. » « Harry Callahan Informal Questions/ Answers Session », Entretien de Harry Callahan, 12 septembre 1978, enregistrement vidéo, Voices of Photography, CCP, DUB 78:03.

Siskind découvre la photographie de manière similaire. Il pratique depuis un certain temps la photographie documentaire et est inscrit à la Photo League. Il fréquente des photographes et est régulièrement confronté à leurs images, à leurs idées et à leurs questionnements. Pourtant, il est toujours professeur d’anglais et ne considère pas la photographie comme un art ou un métier noble, digne d’y consacrer sa vie ou du moins sa carrière. C’est l’intervention de Paul Strand à la Photo League, dont l’œuvre n’aura pourtant que peu d’influence sur son travail photographique, qui l’amène à embrasser l’idée de devenir photographe. La passion et l’engouement de Paul Strand pour sa propre photographie résonnent chez Siskind :

Au départ j’étais vraiment sceptique sur le fait de sacrifier toute ma vie à la photographie. Et je me souviens du jour où Paul Strand a donné une conférence à la Photo League et je me suis dit : « oui je pense que la photographie représente quelque chose à laquelle un homme peut consacrer sa vie. » Cela n’avait aucun rapport avec l’œuvre de Paul, cela avait à faire avec la façon dont il travaillait. Bien sûr la qualité de son travail aussi. Paul Strand avait une philosophie, pour lui la photographie était une expression ou une objectivation de ses attitudes à propos de la vie. Le fait est qu’il avait consacré toute sa vie à cette expression. Il était aussi capable de mettre en relation sa photographie et sa vie avec ses idées, pour lui c’était le progrès social327.

D’un point de vue pédagogique, Siskind et Callahan tirent deux conclusions différentes de leur expérience d’autodidacte. Pour Callahan, la créativité ne peut être enseignée et il est donc illusoire de vouloir former des artistes. La seule chose qu’une école de photographie puisse proposer à ses élèves c’est un environnement propice au travail artistique. Il fait référence ainsi à la vision de Moholy-Nagy pour qui « le Génie venait sous toutes les formes »328. Mais il s’appuie également sur son propre rapport à la photographie,

327 « At the beginning I was very skeptical about sacrifying my whole life to photography. And I remember one

day Paul Strand gave a talk at the Photo League and I said to myself « yes I think photography is something a man can devote his life to. » It had nothing to do with Paul’s works, it had to do with the way he was working. Of course the quality of his work too. Paul Strand had a philosophy, for him photography was an expression or an objectivisation of his attitudes about life. The point is that he devoted all his life to this expression. He was also able to relate his photography and life to his ideas, for him it was social change. » Aaron Siskind, « Aaron Siskind at Columbia College », 19 novembre 1982, enregistrement audio, Aaron Siskind Archive, CCP, AG 35 : 11.

328 « You can’t teach creativity. It’s a mystery you found yourself. And teaching is as mysterious as making art.

You communicate in endless ways you don’t understand. In Moholy’s words, « Genius comes in all forms. » You just try to give them an environment that Works. I had a student, Ray Metzker, who was quite succesful. Well, he gave a talk in Atlanta a little while ago and they asked him what I did in terms of teaching him and he said I gave him faith, but somehow I communicated what I felt. That’s what I meant when I said Ansel Adams made me free. He gave me faith, you know, confidence in myself which I never had before. I think that’s one thing you can teach. » Harry Callahan in Paul RAEDEKE, « Interview with Harry Callahan », op. cit.

d’ordre presque mystique, puisqu’il dit avoir embrassé la photographie comme on embrasse une religion329. Sa rencontre avec Ansel Adams l’a aussi rendu « libre » en lui donnant

confiance en lui. Et c’est cette confiance qu’il transmet à ses élèves. Des années plus tard, Ray K. Metzker raconte ainsi que Callahan l’a influencé par la foi qu’il avait en la photographie330.

Pour Aaron Siskind, professeur de formation, la créativité n’a rien de mystique, elle vient de l’interaction avec d’autres et l’école offre un environnement idéal à son épanouissement en étant un lieu de sociabilité, culturel et collectif. L’apprentissage se fait par une stimulation mutuelle et la confrontation de son propre travail à celui des autres :

Mais une école peut faire bien plus, bien plus de choses : premièrement, une école, en plus de réunir tous les éléments culturels qui rendent une image possible, peut aussi vous mettre dans un environnement, vous voyez, où vous êtes en relation avec d’autres étudiants, et vous tirez de cela beaucoup de stimulations. Vous voyez des photographies réalisées par des gens qui sont plus ou moins de votre niveau, cela vous indique les possibilités qui s’offrent à vous. Ça a un effet important en termes de stimulation, d’encouragement, de camaraderie, et tout ça. Tout cela est très important pour apprendre un art. L’école vous apporte des choses que vous ne pourriez pas voir autrement, en termes d’expositions, de rencontres avec des personnes qui viennent et ont fait des choses, vous leur parlez, vous voyez leur univers et tout ce qui s’en suit331.

Callahan a donc une vision de l’enseignement photographique fondée sur l’individu, Siskind au contraire en a une vision collective. Ces deux approches, loin de les opposer, sont conciliées à l’intérieur du programme par une pédagogie qui refuse l’imitation et encourage l’apprentissage par l’émulation et la critique.

329 Harry Callahan explique qu’il a été élevé dans une famille chrétienne très pieuse. Devenu athée, il éprouve le

besoin de trouver un sens à sa vie et la photographie va remplir ce rôle. Voir Harry CALLAHAN, in Kelly JAIN (dir.), Nude: Theory, New York, Lustrum Press, p. 29.

330 Harry Callahan in Paul RAEDEKE, « Interview with Harry Callahan », op. cit.

331 « But a school can do much more, many more things : in the first place, a school, besides bringing together

all cultural things that make a picture possible, it also can put you in an environment, you see, where you are relating, say, to the other students, and so you get a great deal of stimulation from that. You see pictures made by people who are more or less on your level, it tells you something about what the possibilities are for you. It does a great thing in terms of stimulating you, and encouraging you, and giving your companionship, and all that. It’s all very important in learning an art. The school brings together things that you probably could not see otherwise, in terms of exhibitions, in terms of visiting people who come and have done things, and you talk to them and see their world, and things of that sort. » « Harry Callahan and Aaron Siskind, Question and Answer Session », entretien de Aaron Siskind et Harry Callahan avec David Travis, 27 mai 1982, transcription papier, Department of Photography, AIC.

2.1.2.2 Le refus de l’imitation et l’importance de la critique

Siskind et Callahan s’accordent sur leur refus de l’imitation en photographie. Ils ne souhaitent pas faire du département photographique une école avec une esthétique unique, une marque de fabrique « ID ». Ils refusent ainsi de montrer leurs propres photographies à leurs élèves. La majorité de ceux qui viennent à l’ID jusqu’à la fin des années 1950 n’ont d’ailleurs aucune idée du travail photographique de Callahan et Siskind à quelques exceptions près. Joseph Sterling, par exemple, décide de quitter le Texas State College au Texas en 1956 pour rejoindre l’ID après avoir vu la reproduction d’une photographie de Callahan dans un magazine. A l’Institut, les étudiants deviennent des photographes-artistes en observant le dévouement de Siskind et Callahan à la photographie et la reconnaissance de leur propre talent par leurs professeurs. Cette transmission de la passion photographique permet d’une part la libre expression par les étudiants de leur sensibilité photographique, d’autre part la préservation d’une infinité de styles photographiques au sein de l’ID.

Aaron Siskind analyse ainsi le rapport de ses élèves à son travail. Ils apprennent en l’observant mais ne sont pas influencés par le contenu, la forme ou l’esthétique de son travail :

J’y pense souvent, parce que j’ai de très nombreux étudiants qui enseignent et de très nombreux anciens étudiants qui m’admirent, ils m’aiment vraiment et ils m’admirent. Mais peu d’entre eux, en apparence, semblent directement influencés par moi. Même si certains ont fait des tentatives vaines en réalisant des photographies semblables aux miennes ou en utilisant le même genre de matériel, ils ont presque tous abandonné rapidement. Je rencontre très peu de gens qui semblent vraiment connectés à moi en termes de photographie. Quelqu’un a demandé à un étudiant, « qu’est-ce que vous avez appris de Siskind ? » et il a répondu « j’ai appris le dévouement »332.

332 « I think about it often, because I have so many students who are teaching and so many of my former students

who are very beholden to me, they love me dearly and they admire me. But they are very few of them who, on the surface, seem to be directly influenced by me. Even though some have made futile attempts to make pictures like mine or to use the same kind of material, they almost always give it up very quickly. I find very few people who really seem to be directly connected to me in picture terms. Someone asked a student, « what did you get out of Siskind » and he said « I learned dedication from him. » » Aaron SISKIND in « Photography Interviews : Columbia », entretien réalisé par Alan COHEN et al., 1983, transcription papier, Aaron Siskind Archive, CCP, AG30:29.

En outre, le « mariage artistique exceptionnel333» de Siskind et Callahan devient un

modèle de collégialité pour leurs étudiants. Comme l’explique Siskind, à l’époque où ils se rencontrent, « ils n’avaient rien à perdre à être ensemble. Il n’y avait ni argent, ni célébrité qui leur étaient associés, rien334. » Au début des années 1950, les deux professeurs sont en effet

chacun reconnus dans des cercles fermés, pour Siskind celui en particulier des peintres abstraits de New York335, et pour Callahan le petit cercle d’admirateurs que constituent ses

élèves et quelques grands noms de la photographie dont Edward Steichen fait partie. Leurs différences leur permettent non seulement de se compléter – l’un préférant se concentrer sur l’aspect technique de l’enseignement, l’autre préférant animer des groupes collectifs critiques – mais aussi de s’appuyer l’un sur l’autre dans leur pratique photographique comme dans leur vie. En outre, parce qu’ils représentent deux modèles très différents pour leurs élèves, ces derniers s’acceptent plus volontiers comme différents et renoncent à la compétition et à l’imitation. Joseph D. Jachna, qui devient photographe en même temps qu’un homme adulte336, dit que l’exemple de leur amitié a dépassé le cadre de l’école pour être une

leçon de vie :

L’idée de deux personnes qui ont la chance de vivre et de se respecter était importante. Ils n’étaient pas comme des professeurs qui venaient de la même école. Ça rendait [leur relation] encore plus importante. […] Pour une personne qui était en train de grandir, et se demandait comment être quelqu’un dans le monde, ils représentaient deux exemples337.

Cet apprentissage de la collégialité se retrouve dans les sessions de critique organisées par Callahan et Siskind. Elles ont lieu à la suite d’un exercice ou d’un problème donné aux élèves. Selon Mary Ann Dorr (Lea)338, élève à l’ID de 1951 à 1955, ces réunions ont lieu à la

333 « […] a very, very unique artistic mariage ». Kenneth JOSEPHSON, « Talk about ID photography and IIT architecture held at Gallery 312, Chicago », op. cit.

334 CarlCHIARENZA, Aaron Siskind, Pleasures and Terrors, Boston, Little, Brown and Company, 1982, p. 185.

335 A New York, Aaron Siskind est le seul photographe à être représenté par la galerie Egan dirigée par Charles

Egan qui a lancé la carrière de nombreux peintres expressionnistes abstraits. De 1947 à 1954, Siskind y bénéficie de cinq expositions personnelles. Lorsqu’il arrive à Chicago, Siskind promeut naturellement le travail de ses amis peintres. Il aide ainsi Frank Kline à obtenir sa première exposition dans cette ville en 1954 à la galerie Allan Frumkin.

336 « Figuring out how to be a father, husband, teacher and artist – a man – I was fortunate to learn the

importance of commitment from you two. » Joseph JACHNA,« For Aaron – a letter from Joe Jachna », 1er février

2003, Stephen Daiter Gallery, Chicago.

337 « The idea of two people in the good fortune that they lived and respected each other was important. Because

they were not like each other. It was not like teachers who came from the same school. This makes it even bigger. […] For a person who was growing, and questioning how to be a person on the world, there were two examples. » Entretien de Joseph D. Jachna avec Agathe Cancellieri, 20 novembre 2012, Chicago, Illinois.

fin de chaque semestre et chaque élève doit imprimer son travail accumulé depuis plusieurs mois et le présenter au reste de la classe. Les étudiants se réunissent avec leurs professeurs, accrochent leurs tirages aux murs de la classe ou se les font passer entre eux. Ensemble, ils commentent et critiquent leur travail sans jugement. Enfin Callahan et Siskind s’expriment sur les images en question. Pour chaque photographie, ils essaient de relever quelque chose de positif afin que les étudiants approfondissent leur jugement mais surtout que leurs réflexions les inspirent pour poursuivre leur travail. « Où cela peut-il mener ? Quelle est la prochaine étape ? Où pouvez-vous amener cette idée ? 339 » sont les questions qui reviennent à chaque

critique.

Leur critique ne porte pas sur le sujet, la technique, ou sur le point de vue adopté par les élèves mais sur l’intérêt visuel des photographies. L’élève peut choisir une approche personnelle, un sujet singulier, une technique particulière, l’important étant qu’il questionne en quoi une photographie est visuellement intéressante. De cette manière, Callahan et Siskind forment leurs élèves « à voir » par eux-mêmes. Dans un article de 1952 où Callahan présente sa pédagogie, il dit ainsi :

Notre approche n’est pas [celle] d’une école de commerce. Notre travail n’est pas de dire aux étudiants comment faire des photographies. Si nous faisions cela, nous produirions en masse des jeunes Callahan et Siskind. Nous indiquons à peine la voie à suivre, laissant l’étudiant trouver sa propre approche de la photographie340.

Si Callahan prétend ne pas être à même d’enseigner, Siskind assume son rôle de mentor auprès de ses élèves. Callahan tient ainsi un rôle ambigu puisqu’il détient de fait une autorité en tant que directeur du département photographique mais la refuse. Pour autant, Siskind n’usurpe pas son autorité. Il est souvent le premier à parler dans les critiques mais il s’adresse toujours à Callahan avant de prendre une décision341. Par ailleurs, la relation

339 « ‘Where can this lead ? What is the next step ? Where can you take this idea ?’ » Entretien de Harry

Callahan avec Charles Traub, op. cit.

340 « Our approach is not the trade school type of approach. Our job is not telling the students how to make

photographs. If we did that, we would be mass-producing junior Callahans and Siskinds. We merely point the way, letting the student work out his own approach to photography. » Ibid.

341 « It wasn’t like, say, at Rochester, where Minor and Hattersley couldn’t have been more different, and they

were constantly tangling, and there was tremendous tension between those two people. There was nothing like that at the Institute of Design. They were very compatible… It would be interesting, when there were problems