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1. La rencontre avec Georges Pompidou.

Suivant les conseils de M. Ernout, professeur à la Sorbonne, il s’inscrit en hypokhâgne, au Lycée Louis-le-Grand. Là se situe sa rencontre avec Georges Pompidou. Entre eux se noue une solide et fructueuse amitié ; fructueuse surtout pour le jeune sérère qui, reconnaissant sa dette envers son camarade de promotion écrira, plus tard [ 1963 : 405]:

Pourquoi ne pas le dire ? L’influence de Georges Pompidou a été, ici, sur moi, prépondérante. C’est lui qui m’a converti au socialisme, qui m’a fait aimer Barrès, Proust, Gide, Baudelaire, Rimbaud, qui m’a donné le goût du théâtre et des musées.

Influence déterminante donc, tant sur le plan politique que sur le plan littéraire. Pompidou aide Senghor à combler des lacunes, à parfaire la formation reçue au Sénégal, oriente son choix

politique, ses lectures ; et, l’écartant du Paris by night 1, lui fait découvrir le monde des arts et

des spectacles.

Cette influence fut telle que Senghor jugea minime l’apport de ses maîtres. Certes, il ne prétend pas qu’il n’ait rien appris en année de Khâgne. Seulement, de ses déclarations, il ressort qu’il y a eu complémentarité entre l’apport de Pompidou et l’apport de ses professeurs : celui-là l’a aidé à parfaire des connaissances, à acquérir de nouvelles connaissances ; ceux-ci lui ont fait acquérir

« l’esprit de méthode» 2[ 1963 : 404]:

1 Ce qu’il a surtout intéressé, ce fut « moins le Paris by night que le capitale aux visages si divers sous la lumière du jour. » (Op. cit. Page 312). « C’est, peut-être, une lacune, j’ai fréquenté les théatres et les musés, les salles de concert et les salons d’art, puisque les night-clubs (Idem. Page 313).

Des leçons de mes maîtres, j’ai retenu, essentiellement, l’esprit de méthode. je l’ai souvent dit (…), la seule chose que j’ai apprise en khâgne, c’est la méthode. Encore une fois, pour être précis, l’esprit de méthode.

Examinons à profondeur ce en quoi la rencontre avec Pompidou fut déterminante aussi bien au plan des études, de la formation en générale qu’au plan politique ; en d’autres termes ce que l’amitié entre les deux hommes a recouvert.

De l’amitié entre Senghor et Pompidou, il a été plusieurs fois question. Nouée en 1930, alors que les deux jeunes gens étaient en classe préparatoire à l’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, elle a survécu à bon nombre de vicissitudes et ne prit fin qu’avec la mort de Pompidou, en 1974. A un certain moment, leurs voies ont divergé : après ses études, Senghor est devenu professeur, chercheur et parlementaire ; après ses études, Pompidou fera carrière, non dans l’enseignement, mais dans le monde de la finance, occupant un poste de cadre à la banque Rothschild. Cependant, les rigueurs des milieux financiers ne lui ont pas oublié son passé de littérature,

surtout, d’amateur de la poésie : il rédige une Anthologie de la poésie française qui reproduit,

abondamment, et ce n’est pas surprenant, des poèmes extraits des Fleurs du Mal de Baudelaire.

Il en adresse un exemplaire dédicace à son ami Senghor, dédicacé comme il suit : « Cher « Ghor » ce n’est pas au président c’est au poète et à l’ami que j’adresse ce modeste ouvrage.

Affectueusement Georges 27/10/61. »1 Dans sa lettre de remerciements datée du 16 novembre

1961, Senghor écrit 2

Merci et bravo ! Merci de m’avoir envoyé ton anthologie dédicacée, ce qui signifie que tu n’as pas oublié ton vieux Ghor.

Et d’ajouter, le 1er

décembre de la même année 3 :

Tu penses bien que je n’ai pas manqué de parcourir, le soir même du jour où je l’ai reçue, ton Anthologie. Depuis, j’ai relu ta préface à tête reposée, admirant que les hautes finances ne t’aient pas fait perdre le goût de la Poésie française, à laquelle tu m’initiais dans les années 28-31. Je t’entends encore lisant Baudelaire d’une voix grave et chaude. Vraiment, c’était l’âge heureux...

1

Bibliothèque Nationale, Paris, 1972.

2 Idem

Le 16 juin 1969, Pompidou est à l’Elysée, après avoir succédé à Charles de Gaulle démissionnaire. Le temps n’a pas effacé le souvenir des jeunes années comme en témoigne ce passage de lettre datée de ce jour : « J’évoque avec nostalgie Louis le Grand... Nous voici tous deux chefs d’Etat. Quelle aventure ».

Des études récentes ont jeté plus d’éclairage sur les différentes facettes de cette amitié. Parmi ces études, celles de Janet G Vaillant qui constate : « ... que la première impression que Senghor avait eue de Paris, perçue comme une ville sombre et austère s’était prolongée durant ses deux premières années à Louis-le-Grand. A Senghor qui n’avait pas de goût pour Paris, Pompidou a ouvert les portes d’une nouvelle ère au cours de laquelle il passait moins de temps à sa table de travail, moins de dimanches chez Blaise Ndiagne et plus de temps à musarder dans les rues avec son nouvel ami (...). La pluie froide de la première année ne domine plus les souvenirs de Senghor, à l’époque suivante. Et les moments passés avec Georges Pompidou sont ceux qu’il a

choisis de se remémorer plus tard parmi les plus chaleureux de tous ».1

Pompidou a fait découvrir bon nombre d’écrivains français à Senghor, lui permettant ainsi de parfaire sa formation littéraire, lui qui, au Sénégal, ne possédait pas de bibliothèque personnelle suffisamment riche. Il lui fit découvrir également la famille du Docteur Cahours à

Château-Gontier. De ce château est daté le poème Que m’accompagnent koras et balafong

(octobre-décembre 1939).

Je n’amène d’Europe que cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes.

Qui est « cette enfant amie » restée si longtemps énigmatique pour bon nombre de critiques ? Robert Jouanny lève le coin, du voile en l’associant à une brève aventure amoureuse qu’aurait eue Senghor à Château Gontier. Le Docteur Cahours avait deux filles dont l’une, Claude, sera,

par la suite, l’épouse de Pompidou 2

. Et, commentant le verset ci-dessus, Jouanny écrit : « Senghor a toujours été d’une extrême discrétion tant en ce qui concerne sa vie privée que ses douloureux problèmes de père. Mais nul n’ignore qu’il fut introduit par son ami Pompidou dans la famille du Docteur Cahours à Château-Gontier et que les deux filles de ce dernier firent rêver les futurs Présidents... Senghor m’a confirmé que le vers cité ici est en relation avec un projet (ou un rêve) de mariage auquel il aurait renoncé au nom de la Négritude. Une seule fois, me parlant de la sœur de Madame Pompidou (...) il fit allusion à un projet de mariage, sans que je

1 Vaillant (J.G.) .- Vie de Léopold Sédar Senghor, Karthala Sépias, Paris, 2006, pages 103, 104

sois en mesure de dire qui aurait été l’élue ? La seule certitude est que l’enfant amie » est

attachée au souvenir de Château-Gontier de même que les poèmes de Par-delà Eros (Chants

d’Ombre) suggèrent une aventure sentimentale sur les bords de la Méditerranée. »1

Des spécialistes outre que Janet G. Vaillant et Robert Jouanny se sont penchés sur les raisons de cette amitié. Ainsi, Buata B. Malela les cerne en ces termes : « La proximité entre Senghor et Pompidou, qui fait partie de la même génération que lui (né dans le Cantal en 1911), s’explique par les dispositions communes des deux hommes : l’un est fils de grand propriétaire terrien en AOF, l’autre petit fils de paysan dans le Sud-Ouest. En plus, tous les deux sont en ascension

sociale grâce aux pères : pour l’un, le père est devenu instituteur de la IIIè République, pour

l’autre les affaires ont prospéré grâce au commerce avec les maisons bordelaises. Enfin les deux agents ne sont pas parisiens et leur entrée à l’Ecole Normale Supérieure au début des années trente constitue pour eux l’occasion de connaître la société et la vie culturelle parisienne ainsi que d’y nouer de profondes amitiés. C’est sans doute là l’une des origines du rapprochement

entre Pompidou et Senghor. »2

Sur les origines de ce rapprochement, Daniel Delas a des propos plus explicites. D’abord, au

rapprochement, à l’amitié entre Senghor et Pompidou il consacre douze pages 3

qui, sous le

sous-titre : les années Pompidou (1928-1931)... traitent successivement de la khâgne4et

de Georges Pompidou une amitié qui catalyse les premiers choix 5. Il commence par faire constater, à propos de Senghor : « Mais ce sont sans doute ses relations avec Georges Pompidou et avec Aimé Césaire qui accompagnent le plus en profondeur la constitution de la personnalité affective et intellectuelle de Léopold Sédar Senghor ». Ensuite, deux questions : « Pourquoi Georges Pompidou (...) qu’est-ce qui peut expliquer la profonde amitié de ces deux khâgneux qui devaient plus tard devenir, l’un et l’autre et en même temps, présidents de leurs pays respectifs ? » A ces deux questions, Delas trouve trois réponses, trois justifications qui ne sont pas loin de recouper celles de Malela.

La première tient aux origines sociales des deux hommes : « Georges Pompidou est certes un pur produit de la méritocratie républicaine tandis que Senghor sort de la filière confessionnelle, mais ils sont l’un et l’autre de souche paysanne et le revendiquent haut et fort. »

1 JOUANNY (R.) .- Senghor « le troisième temps ». Edition L’Harmattan, Paris, 2002, page 20.

2 MALELA (B.B.) .- Les écrivains Afro-antillais à Paris ( 1920, 1960)Carthala, Paris 2008, page 156.

3

DELAS (D.).- Léopold Sédar Senghor. Le maître de langue. Editions Aden, Paris 2007, pp. 72-83.

4 Idem. Page 72.

La seconde justification se fonde sur « les sympathies politiques ». Senghor a confié à ses biographes Ernest Milcent et Monique Sordet qu’à son arrivée en France, il était monarchiste, ce qui inspire à Delas le commentaire suivant : « Il aurait donc pu sympathiser avec Thierry Maulnier son disciple de khâgne qui affichait des convictions puisées à la lecture de Mauras, mais il ne semble pas y avoir eu aucun atome crochu entre ce bourgeois, cet héritier et le jeune Sénégalais alors que le courant est passé avec Georges Pompidou (« qui a toujours gardé le sens populaire » dit son ami qu’il surnommait Ghor), dont les opinions politiques se situent, elles, résolument à gauche. Cet ancrage à gauche est naturel pour Georges Pompidou dont le père était un administrateur de Jean Jaurès ( par ailleurs professeur de philosophie au lycée d’Albi) et qui à l’époque de la khâgne milite dans les rangs d’une organisation opposées aux menées fascisantes, la Ligue d’action universitaire républicaine et socialiste (LAURS), créée à l’initiative de Pierre Mendès-France et qui regroupe des gens qui feront parler d’eux plus tard : Jacques Soustelle, Roger Ikor, Léo Hamon et Maurice Schumann par exemple. (...) Et voilà Senghor petit à petit entraîné par son ami dans les débats passionnés entre socialistes, voire dans les bagarres homériques qui étaient fréquentes en ce temps-là au Quartier latin, où les Camelots du Roy tenaient le haut du paré malgré l’opposition des étudiants de gauche. Senghor se met lui aussi à

lire l’éditorial de Léon Blum chaque jour dans Le Populaire, fréquente les cercles d’étudiants

socialistes et s’inscrira quelques années plus tard à la SFIO. »

Outre les origines sociales et « les sympathies politiques », il existe une troisième justification de l’amitié entre les deux jeunes normaliens : « Le troisième lien entre Senghor et Pompidou, le plus solide peut-être, c’est l’amour de la littérature, et singulièrement de la poésie ».

En définitive, l’amitié avec Georges Pompidou, comme celle qui sera nouée plus tard avec Césaire, sera déterminante pour les années de formation de Senghor en France. Ce ne sont pas seulement les cours que deux étudiants suivent ensemble. C’est également Paris, avec ses musées, ses théâtres, c’est également la France profonde avec « dix grandes vacances chez le docteur Pierre Cahour (...) à Château-Gontier ». Bien des années plus tard, cette amitié se révélera utile lorsque, par l’intermédiaire de Pompidou évoluant à l’époque dans l’entourage de Charles de Gaulle, Senghor réussira à faire admettre par ce dernier la possibilité pour les Territoires d’Outre-Mer d’évoluer vers l’indépendance après avoir voté oui au référendum constitutionnel de septembre 1958.

2. « La découverte des autres ».

Cependant, Pompidou n’est pas la seule personne que Senghor rencontre durant ces années

ardentes. Paris, surtout le Paris de l’entre-deux-guerres, est un carrefour où se rencontrent des hommes de toutes les nationalités. Dont, comme Senghor, des étudiants originaires d’Afrique occidentale. Ceux-ci se regroupent au sein d’une association, l’association des Etudiants

Ouest-Africains, fondée en 1934, pour défendre des intérêts corporatifs. D’eux, la postérité a retenu

certains noms : « Faisaient partie du Bureau de l’association, comme le fait remarquer Michèle Dorsmaine, responsable de l’exposition Senghor à la Bibliothèque nationale : L. Sédar Senghor, président ; Mlle A. Jallard, vice-présidente ; Soulèye Diagne, Secrétaire ; Ousmane Diop, secrétaire-adjoint et Aristide Issembe, trésorier ».

L’association profite de l’existence d’une revue fondée par des étudiants martiniquais1

pour faire entendre sa voix, préciser son objectif : « Mais encore et surtout, elle a un but culturel précis. On pourrait lui donner comme devise : « assimiler la culture européenne en restant près de son peuple. C’est à cela que répond l’organisation de ses causeries mensuelles suivies de discussion. C’est grâce à ces fréquents échanges d’idées que les étudiants Ouest-Africains pourront élaborer, peu à peu, un idéal commun, né de l’accord entre leurs civilisations indigènes

et les exigences du monde moderne. » 2

Mais Senghor ne restreint pas le cercle de ses amitiés aux seuls étudiants originaires d’Afrique occidentale. Il l’élargit aux Nègres de la diaspora ; aux Négro-Américains, aux Antillais et aux Guyanais. La fréquentation du salon des sœurs Nardal rendit possible cet élargissement.

Trois Martiniquaises : Paulette, Jane et Andrée Nardal, avec le concours d’un Haïtien, le Dr.

Sajou, avaient créé La Revue du Monde noir et dans leur salon de Clamart, recevaient des

intellectuels noirs originaires des Etats Unis et des Antilles. Ayant eu à fréquenter ce salon, Senghor, par la suite, déclarera [1977 : 274]

C’est grâce à Paulette Nardal, la Martiniquaise, fondatrice de La Revue du Monde noir, dans les années 30, que j’ai rencontré Alain Locke et Mercer Cook.

1L’Etudiant martiniquais.

Mais, si les rencontres furent nombreuses et instructives, il y en aura une qui sera plus décisive que les autres. Il s’agit de la rencontre avec le Guyanais Léon Gontran Damas et le Martiniquais

Aimé Césaire. A Edouard Maunick, Senghor a précisé : tout est sorti de cette rencontre.

Que recouvre ce « tout » ?

La réponse à cette question sera fournie par les trois développements qui suivent, développements consacrés, successivement, à la rencontre avec Aimé Césaire et aux

conséquences de cette rencontre sur le plan culturel et à la connaissance de soi.1