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Place et fonction de l’Art dans les sociétés occidentales

L’Occident, de nos jours, est constitué par des sociétés hautement industrialisées. Le progrès, toujours accru, des sciences et des techniques, le matérialisme et la désacralisation de l’univers qu’il engendre, ont assigné à l’art une place et une fonction plutôt secondaires.

Certes, dans ces sociétés, l’on reste conscient que l’on ne pourrait se passer des artistes, que l’art n’est pas constitué par un ensemble d’activités, de productions totalement insignifiantes. En

effet, dans l’ouvrage collectif L’Homme et son Art, on lit : « Dans une société d’esprit

scientifique comme la nôtre (…) bien qu’aucun mot ne puisse le définir, nous éprouvons l’importance de l’art dans notre vie. On ne peut imaginer un monde sans musique ni danse, sans théâtre ni littérature ; un monde privé de sculpture, d’architecture, de peinture ; un monde où les

objets familiers seraient dépourvus de décors et de formes esthétiques. » (1)

De cette citation après avoir souligné l’expression « société d’esprit scientifique » retenons la dernière proposition et, plus particulièrement, le mot « décor », l’expression « formes esthétiques ». Ils résument bien la fonction de l’art en Occident : l’art y est, d’abord, ornement. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter au dialogue entre M. Beckford, le lord-maire de la

ville de Londres et le jeune poète Chatterton (2).

Paris, 1956) : est essentiel ce qui est « de première importance, en parlant d’un élément nécessaire, indispensable, sans lequel une chose ne peut exister » ; est fondamental ce qui sert de fondement à une chose. Ainsi, avec la découverte essentielle, Senghor trouve ce sans quoi on ne saurait expliquer, justifier le contenu de la découverte fondamentale.

(1) Collection « Les Chemins de l’Humanité ». Editions Tallandier, Paris ; 1966. Page 20.

(2)

M. BECKFORD. Votre histoire est celle de mille jeunes gens. Vous n’avez rien pu faire que vos maudits vers, et à quoi vous sont-ils bons, je vous prie ? Je vous parle en père moi, à quoi vous sont-ils bons ? Un bon Anglais doit être utile à son pays. Voyons un peu, quelle idée vous faites-vous de nos devoirs à, tous tant que nous sommes ?

Bien sûr, les choses ne sont pas aussi simples que cela. Le caractère sublime de l’acte créateur reste reconnu. Des artistes produisent pour témoigner. S’opposant à Malherbe, Hugo sacre la poésie arme de combat. A sa suite, bon nombre d’écrivains, d’artistes, récusant la théorie de « l’art pour l’art », insistent sur la nécessité de s’engager, de mettre l’art au service d’une cause généreuse, d’où la célèbre diatribe de Jean Paul Sartre contre Gustave Flaubert.

Mais, tout cela ne suffit pas pour que l’on puisse parler, en Occident, du rôle primordial (1)

de l’art. C’est encore deux phrases de M. Beckford qui, le mieux aident à clarifier le débat. Reconnaissant que, jeune, il écrivait lui aussi, composait des poèmes, il prend soin de préciser : « Mais je ne donnais aux Muses que le temps perdu. Je savais bien ce qu’en dit Ben Johnson : que la plus belle Muse du monde ne suffit pas à nourrir son homme, et qu’il faut avoir ses

demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes. » (2) En un mot, M. Beckford conseille

que la poésie et, partant, l’art en général, soit considérée, non comme la principale activité de l’homme, mais comme une activité secondaire ; pire, comme un simple passe-temps. Certes,

l’on ne saurait oublier un fait : M. Beckford est le représentant d’une bourgeoisie ascendante (3)

très peu portée sur les choses de l’esprit, plus préoccupée par des questions de productivité, de rentabilité : de gestion. Son cas peut donc être un exemple probant. Mais, il est une seconde certitude : en matière de conception artistique, M. Beckford est le représentant d’un courant d’opinion très répondue dans les sociétés occidentales, depuis que le succès de la Renaissance fit reculer le mysticisme médiéval, d’où la remarque de Senghor [1964 : 34] :

Comment en aurait-il été autrement dans un monde asservi à la matière et à la raison, où l’on ne dénonce la raison que pour proclamer le primat de la matière ?

Sa remarque, à propos de la place qu’occupe l’art dans les sociétés occidentales, est plus explicite quand, s’adressant aux professeurs de la Sorbonne, il déclare : [1964 : 317]:

CHATTERTON. (…) Je crois les comprendre, milord. – l’Angleterre est un vaisseau. Notre île en a la forme : la proue tournée vers le nord, elle est comme à l’ancre au milieu des mers, surveillant le continent. Sans cesse, elle tire de ses flancs d’autres vaisseaux faits à son image, et qui vont la représenter sur toutes les côtes du monde. Mais c’est à bord du grand vaisseau qu’est notre ouvrage à tous. Le Roi, les Lords, Les Communes sont au pavillon, au gouvernail et à la boussole ; nous autres, nous devons tous avoir les mains aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons ; nous sommes tous de l’équipage et nul n’est inutile dans la manœuvre de notre glorieux navire.

M. BECKFORD. Pas mal, pas mal, quoiqu’il fasse encore de la poésie ; mais en admettant votre idée, vous voyez que j’ai encore raison. Que diable peut faire le poète dans la manœuvre ?

(1) L’épithète « primordial » est prise, ici, au sens premier du terme : « qui existe depuis l’origine. »

(2) Vigny (A) Op. cit.

(3)

Ce n’est pas hasard si, depuis 1930, le terme bourgeois est employé au sens péjoratif pour désigner une « personne incapable d’apprécier ce qui est désintéressé, gratuit, esthétique », par opposition à « artiste ». D’où la phrase de Flaubert : « j’appelle bourgeois quiconque pense bassement. » (Cf. Petit Robert 1).

Vos tentations, auxquelles vous avez parfois succombé, c’est la dichotomie et, partant, l’idéalisme ou le matérialisme. Vous avez trop souvent opposé l’esprit à la matière, la raison au cœur, la science à la foi – ou à l’art – pour ne pas vous être aperçus du danger. Le danger de créer un monde de machines sans âme, je veux dire sans chaleur humaine.

La parenthèse contenue dans la citation retient l’attention : de l’opposition de « la science à la foi – ou à l’art – résulte le drame de l’artiste ; de Chatterton, par exemple ; mais aussi, avant lui, du poète de la Bohème, des « poètes maudits ». Cette opposition engendre le divorce entre l’artiste et son public. Celui-là se fait une haute idée de son métier, lui assigne une noble fonction, le considère comme une activité vitale. Malheureusement, auprès de celui-ci, du grand public, il ne trouve pas l’écho souhaité. Quelques cénacles, quelques chapelles, quelques esprits distingués, généralement des universitaires, s’intéresseront à la signification de son œuvre, à la révolution qu’elle opère dans le monde des idées ; le gros du peuple ne la considérera que comme simple objet de loisir.

Les origines de ce drame se situent assez loin, dans l’histoire. L’Occident, près de deux mille ans durant, est resté, en matière de création artistique, tributaire de la Grèce. Or, de l’art, de la

sculpture grecque en particulier, on admire, principalement, les chefs d’œuvre du Ve

siècle. Mais, avant cette période qui est également celle du classicisme grec, une autre forme d’art a existé, dont la parenté avec l’art sacré de l’Egypte pharaonique a été soulignée par les

spécialistes : 1 par Senghor qui, également, a reconnu la similitude entre la statuaire égyptienne

et la statuaire pré-hellène : le petit bonhomme des Cyclades.

L’histoire de l’art grec fait donc constater qu’il y a eu évolution. On est passé des koraï et kouroi

du VIIe siècle aux dieux et éphèbes du Ve siècle car : « la dynamique propre qui anime toute la

civilisation hellénique, un goût prononcé du mouvement et de la vie se lasseront vite de la raideur de leurs modèles égyptiens. La transition des figures extrêmement stylisées, telles que les

premiers kouroi du VIIe siècle et du début du VIe siècle, aux statues viriles du Ve siècle avant

Jésus Christ s’effectue très rapidement : la rigidité, la gravité engendre progressivement la

souplesse. »2

1

A propos de cette parenté, on lit dans Univers des connaissances (vol 4 Editions Edilec page 802) : « Les Grecs surgiront d’une quantité de petits royaumes dont les cultures auront subi l’influence des cultures périphériques (…) Il n’est donc pas surprenant que leurs premières styles offrent des affinités avec l’art égyptiens. Les stèles ou monuments funéraires de l’ancienne Grèce font preuve d’une technique similaire à celle des reliefs des tombes égyptiennes et l’influence nilotique se révèle aussi dans la frontalité des korai et kouroi» .

Cependant, « la dynamique », le « goût prononcé du mouvement et de la vie » ne suffisent pas, à eux seuls, pour expliquer l’évolution de l’art grec du hiératisme oriental à la souplesse de l’âge classique. Cette évolution s’explique, en premier lieu, par un changement de mentalité qui est à l’origine, sinon de la désacralisation de l’univers, du moins, de sa démythification.

« La raison est hellène », a écrit Léopold Sédar Senghor. Pour vraie qu’elle soit, cette phrase ne doit pas amener à ignorer que la Grèce, elle aussi, a connu une période mythique, illustrée, notamment, par les mystères d’Eleusis et l’orphisme, comme l’Afrique noire en connaît encore,

d’où la constatation de l’helléniste Senghor, à propos de la similitude…entre les mystères grecs

et les cérémonies négro-africaines d’initiation.

Mais, à partir du VIe siècle, les mythes ne donnent plus satisfaction. L’essor des cités grecques

d’Asie mineure favorise la naissance de l’esprit scientifique. Des essais d’explications rationnelles de l’univers tentés et proposés : à côté de la mythologie se développe la philosophie ; et, sous la plume de Pythagore et de ses continuateurs apparaissent des mots et

expressions comme : loi, mesure, proportion, nombre d’or, harmonie universelle… Ils finiront

par s’imposer dans les domaines de l’action, de la connaissance et de l’éthique, devenant ainsi les valeurs suprêmes de la civilisation hellène ; Apollon l’emporte sur Dionysos, les cultes

officiels sur les cultes populaires, la connaissance rationnelle sur la pensée magique.1

Cette révolution intellectuelle consacrant la naissance de l’esprit scientifique eut des conséquences sur la création artistique. Celle-ci cesse d’être le fait du peuple pour devenir l’apanage des spécialistes. Depuis cette révolution, on a pu écrire : « l’art grec est d’abord un art de l’intelligence et de la pensée qui s’appuie sur la vérité formelle de la nature ; l’homme y

maîtrise les forces extérieures de l’univers.» 2

Ainsi s’effectue le passage de l’art populaire aux

1 A propos de l’intellectualisation de l’Art, de sa rationalisation, deux passages du livre déjà cité. Univers des connaissances, sont assez révélateurs. Le premier (page 776) est relatif à Phidias qui, avec « son école élaborèrent en sculpture un idéal classique de la beauté fondé sur la perfection physique de l’athlète, perfection où se retrouve la recherche du fragile équilibre entre l’être et le mouvement, le temps et l’éternité, caractéristique de la pensée et de civilisation grecque dans son ensemble. » Le second passage est relatif au Parthénon (page 803) : « Le contenu idéologique du programme iconographique du Parthénon, son symbolisme, semble s’inspirer de la doctrine d’Anaxagore, l’ami de Périclès, de l’esprit divin se manifestant à travers l’ordre entier de la contingence. D’une manière plus précise, cette idéologie proclame la victoire de la Raison (Athéna) sur le chaos, de la pensée consciente sur les forces obscures de l’inconscient.

2

Beaux Arts dont les différentes esthétiques, s’inspirant toutes des données rationnelles, visent essentiellement à embellir.

En définitive, trois facteurs justifient qu’au XVIIIe

siècle, M. Beckford ait pu s’interroger sur la

place du poète, de l’artiste, dans la société. Il y a eu, d’abord, au VIe

siècle, en Grèce, une révolution intellectuelle qui a consacré le triomphe de la Raison sur la Magie, de la Philosophie sur le Mythe.

Cette révolution intellectuelle eut, comme conséquence, une intellectualisation de l’art, conçu,

désormais, comme simplement ornement. Enfin, au XVIIIe siècle, la bourgeoisie, avec sa

révolution industrielle (elle-même fille de la révolution intellectuelle amorcée depuis le VIe siècle) a accordé la priorité à la production des biens matériels, reléguant la production artistique en un rang secondaire. Ce développement sur la place et la fonction de l’Art dans les sociétés occidentales, loin de nous éloigner de notre sujet, nous y ramène. Senghor lui-même a constamment insisté sur les différences entre l’art « albo-euraméricain » et l’art négro-africain. Ces deux formes d’art sont les deux aspects, à la fois opposés et complémentaires, d’une même réalité. On ne saurait comprendre, objectivement, l’une, sans avoir, au préalable, des idées précises sur l’autre.