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2. Une prodigieuse production

2.2. L’œuvre poétique

Léopold Sédar Senghor a exprimé sa préférence pour son œuvre poétique, et cela, à juste titre. En effet, c’est réellement avec ses poèmes qu’il s’impose par son pouvoir de créateur original.

1 Editions du Seuil, 1962. Il s’agit d’un important texte de conférence auquel Senghor a voulu conserver son autonomie en ne l’incorporant pas dans un tome des Liberté.

2 On notera l’importance de l’expression sans beaucoup ».

La rédaction de ses essais est toujours liée à des circonstances déterminées : prononcer un discours ou une conférence, préfacer un livre, présenter un rapport devant les assises du parti... La rédaction des poèmes, elle, répond à cette éternelle ambition de l’homme de se prolonger pour se perpétuer, par l’intermédiaire de l’œuvre d’art car :

Seul l’homme peut rêver et exprimer son rêve en des œuvres d’art qui le dépassent. 1

C’est de cette œuvre qu’il attend l’immortalité. Il a eu à le dire à Alexis Gnononfoun qui l’interviewait après son élection à l’Académie française, pour le compte de l’hebdomadaire

Afrique nouvelle ; il avait déjà eu l’occasion de la préciser, également, à Edouard Maunick

Il faut attaquer la mort sur son terrain, sur le terrain de l’existence. Et le seul moyen d’exister et de prévaloir contre la mort, c’est d’exister, non seulement dans le corps de ses enfants, mais surtout dans l’esprit des autres, dans l’esprit des générations suivantes. On ne peut exister que par la poésie.

Entretien avec Edouard Maunick

On pourrait, à propos de cette préférence accordée à la poésie, reprendre la distinction établie par

Paul Valéry entre l’œuvre en prose et l’œuvre en vers, dans son essai : Poésie et pensée

abstraite. Etablissant la supériorité de celle-ci sur celle-là, Valéry fait remarquer : «la prose est, par essence ; elle s’abolit dès qu’elle a atteint son but, a servi ; la poésie, au contraire ; est « re-création » par la vertu de procédés stylistiques qu’exige son élaboration ; elle ne s’abolit pas mais se perpétue par le plaisir toujours renouvelé qu’elle procure à chaque lecture. » La préférence de Senghor se justifierait donc au nom de l’excellence du genre.

D’autre part, c’est grâce à cette œuvre poétique que Senghor est celui sous le patronage de qui les autres écrivains noirs ont accepté de se ranger. Depuis que francophones et anglophones ont

choisi de mettre fin à leur différend, ils mirent sur pied une Union des Ecrivains du Monde noir

ouverte à la diaspora. Et, comme pour lui rendre hommage, ces écrivains le choisissent

président d’honneur de leur association 2

1 Nous avons déjo dégagé l’impact de la mort sur ce désir du poète de réaliser ses projets. Dans son entretien avec Senghor.

2 Union créée à Dakar en 1976 par le Guinéen Djibril Tamsir Niane, le Camerounais Engelberg Mveng, le

Bien sûr, par l’âge, il est leur doyen. Mais, il n’est pas le seul à détenir le privilège de l’âge. Il le partage avec bien d’autres. Avec Birago Diop, par exemple ; ou Amadou Hampaté Ba ; tous deux nés en 1906, comme lui. Ce qu’il ne partage avec nul autre, c’est bien cette œuvre poétique qui, dès le départ, tout en étant fonctionnelle, sut s’élever à la hauteur d’un art original, s’affranchir des contingences pour accéder à l’universel, éviter de n’être qu’un discours versifié.

Léopold Sédar Senghor se distingue des autres poètes négro-africains par un ensemble de traits caractéristiques, constituant, chacun, un motif de satisfaction.

D’abord, ses poèmes sont rédigés après qu’il eut conscience d’une esthétique à respecter : l’esthétique négro-africaine. Comme pour se laver de toute influence qui n’autoriserait pas l’épanouissement de l’originalité, il n’hésitera pas à « détruire » ses premiers poèmes, après

avoir découvert la rythmique des chants gymniques 1 de son Sine natal.

Puis, dès le départ, il sut varier ses sources d’inspiration, diversifier la gamme des thèmes à développer. Certains l’accusent d’avoir consacré sa poésie à l’unique exaltation de la race noire.

A tort. Ainsi, croyant déceler dans les Lettres d’hivernage un renouvellement de sources

d’inspiration de leur auteur, le poète congolais Jean-Baptiste Tati Loutard déclare : « Même

Senghor vient de trouver une très belle porte de sortie avec ses Lettres d’hivernage » 2. A

travers une telle déclaration, il précise plutôt sa méconnaissance de l’œuvre poétique de

Senghor : les Lettres d’hivernage ne font que continuer le développement d’un thème déjà

amorcé des Chants d’Ombre et continué dans Chants pour Naëtt, Ethiopiques: le thème de

l’amour. Tati-Loutard a lu Senghor, mais il n’en a retenu que ce qui sert sa cause et justifie sa critique.

Ensuite, Senghor sut maintenir constant le rythme de sa production poétique. Il sut se préserver d’être l’auteur d’un seul recueil quand, en Afrique noire, beaucoup d’écrivains, à partir d’un moment déterminé, sont comme frappés de stérilité et cessent d’écrire. Là où la majorité d’entre eux reste l’auteur d’un seul livre, lui a continué de produire ; et, comme pour attester la fécondité de sa créativité, il ne manquait pas de donner, des années à l’avance, des indications sur ses projets.

1

Chants de lutte que composent les athlètes ou leurs admiratrices soit pour défier l’adversaire, soit pour célébrer le triomphe.

Enfin, il a eu des épigones. C’est là un trait très important car seul le Maître est continué même si lui-même ne s’est pas voulu maître. Son influence s’est fait sentir sur beaucoup de poètes appartenant aux deux générations qui suivirent la sienne : sur David Diop comme sur Lamine Diakhaté, sur Lamine Niang comme sur Mbaye Gana Kébé ou Siriman Sissoko. Les épigones sont nombreux. Si nombreux qu’il a déclaré sa gêne d’être ainsi continué alors qu’il s’attendait plutôt à être remis en question, quand il écrit [1977 : 279] :

Quand, dans les poèmes à lire que m’envoient de jeunes écrivains noirs de langue française, je reconnais des réminiscences de Damas, de Césaire ou de Senghor, je résiste difficilement à l’envie de bâiller. Et je pense en moi-même : « Ce n’est pas bon. « Et quand je lis, quand j’entends un écrivain de moins de trente ans s’écrier : « La Négritude deCésaire, de Damas ou de Senghor doit être dépassée, j’applaudis des dix mains comme on dit au Sénégal.

Donc, une poésie qui est l’illustration d’une poétique nègre, une diversité de sources d’inspiration, un rythme de production soutenu, l’existence d’épigones : ce sont là autant de traits pour lesquels Senghor a raison d’être satisfait de son œuvre poétique.

Outre ces traits, une autre raison justifie la préférence pour l’œuvre poétique : c’est par son intermédiaire que Senghor est mondialement connu en tant qu’écrivain.

Les poèmes, à l’heure actuelle, sont traduits dans la plupart des langues du monde 1

: en serbo-croate comme en japonais, en portugais comme en roumain, en anglais comme en russe, en tchèque comme en arabe. En Allemagne, Janheinz Jahn lui a consacré, en plus d’une anthologie,

divers travaux destinés à la faire découvrir Outre-Rhin. 2 Après la disparition de Jahn, l’œuvre de

diffusion en Allemagne est continuée par Janos Riesz.3 Au Sénégal même, avec la renaissance

des langues nationales de plus en plus utilisées comme support de la création littéraire à côté du français toujours considéré comme langue officielle, s’effectuent les premières traductions en

ouolof de ses poèmes. 4

1

Nous recevant le 23 janvier 1985, il nous a déclaré : « Actuellement, un Polonais est en train de me traduire. Ce sera la dix-huitième traduction de mes poèmes en langue étrangère.

2 La plupart des œuvres de Janheinz Jahon sont restés non traduits de l’allemand. Mais, grâce aux soins de Briand de Martinoir, le public francophone put apprécier Muntu (Le Seuil, 1958).

3

Riesz, actuellement professeur émérite à l’Université de Beyraut et l’auteur d’une série d’études sur la littérature négro-africaine en général, sur la littérature de la négritude et sur la littérature togolaise en particulier. Nous reviendrons en détail sur son œuvre de vulgarisation de la poésie de Senghor lorsque nous aborderons la réception de cette œuvre en Allemagne.

4L’Unité Africaine, organe du Parti Socialiste Sénégalais publia certaines de ces traductions, dans le courant des années 1970.

Mais, ce n’est pas seulement la traduction qui vulgarise cette œuvre. Le XXe

siècle a fait renaître, à côté du public-lecteur, le public-auditeur et l’audio-visuel continue à accroître d’avantage le nombre de personnes sachant jouir de l’œuvre littéraire sans pour autant posséder le livre.

Ainsi, dans la diffusion de l’œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor, le rôle joué par les musiciens, la radio et la télévision n’est pas à négliger. Beaucoup de compositeurs ont mis en musique certains de ses poèmes, aidés, en cela, par les indications musicales qu’il place fréquemment en tête de ses morceaux pour en préciser la scansion. Des artistes comme Francis Bebey, Bachir Touré, Lamine Konté ont déclamé, s’accompagnant ou accompagnés

d’instruments de musique 1

certains de ces poèmes. La troupe du théâtre Daniel Sorano de Dakar

s’inspire de ces mêmes poèmes pour créer ou enrichir des Khawaré. 2

La défunte Office de Radio diffusion Télévision Française ( O.R.T.F.) a porté, au petit écran, le poème dramatique

Chaka. Enfin, l’œuvre poétique de Senghor a inspiré à Maurice Béjart un ensemble de ballets.

Donc, à l’égard de cette œuvre, Senghor a de réels motifs de satisfaction ; plus d’une raison pour lui accorder la préférence.

Cette œuvre a commencé à se constituer à partir de 1936, à la suite de l’acte de purification dont il a été question plus haut : donc, après que le poète se fut débarrassé des influences jugées stérilisantes. Ce ne sont pas d’abord des recueils qui sont publiés. Comme cela se passe avec la plupart des poètes, avec Paul Valéry ou Guillaume Apollinaire par exemple, ce furent des

poèmes isolés que commencèrent par publier différentes revues. Parmi ces revues, Les Cahiers

du Sud,3 Charpentes : revue mensuelle d’expression française 4

, l’Etudiant de la France d’Outre-Mer.

Le 20 juin 1940, le poète est fait prisonnier par les Allemands. Durant sa captivité, de

Front-stalag en Front-Front-stalag 5 il continue la rédaction de ses poèmes. Ainsi, en 1941, un prisonnier

autrichien libéré put-il remettre à Georges Pompidou, de sa part, deux cahiers constituant le

manuscrit du recueil Hosties noires.

1

La guitare pour Francis Bebey, la kora pour Lamine Konté.

2

Spectacle faisant revivre l’armosphère d’une veillée populaire avec chants, danses, récitals de poèmes et accompagnement musical.

3 Ils publièrent Neige sur Paris.

4

Il publia : In Memoriam, Lettre à un poète, l’Ouragan, Masque nègre, C’est le temps de partir, Chants d’Ombre,

Femme noire . (mars 1934).

Après sa propre libération, dans une lettre adressée à Maurice Martin du Gard et portant la date du 4 décembre 1943, il écrit :

Jusqu’ici, j’ai publié des poèmes dans différentes revues. J’ai actuellement la matière de deux recueils. Le premier doit paraître prochainement ( c’est une question de censure et de papier) sous le titre de « Que m’accompagnent Koras et Balafong ». Le second, intitulé « Hosties noires », paraîtra après la guerre.

in Léopold Sédar Senghor. B.N. page 84

Le titre Que m’accompagnent Koras et Balafong sera, par la suite, non celui du recueil, mais

d’un poème. Le premier recueil de vers de Léopold Sédar Senghor s’intitulera Chants

d’Ombre. Il sera suivi de sept autres recueils. L’œuvre poétique de Senghor se trouve donc

constituée par les recueils suivants : Chants d’Ombre (1945), Hosties noires (1948), Chants

pour Naëtt (1949), Ethiopiques (1956), Nocturnes (1961), Elégie des Alizés (1969), Lettres d’hivernage (1973), Elégies majeures (1979).

A ces recueils s’ajoutent des pièces encore dispersées dans différents journaux, différentes

revues : Chant pour Yacine Mbaye (1974), Chant pour Jackie Thomson (1973), Quand je

serai mort… sont également à signaler les Poèmes divers : une dizaine de poèmes rédigés à Tours en 1936. Après Elégies majeures, l’auteur entreprend de regrouper la totalité de cette production en un seul volume sous le titre Œuvre poétique (1990). Cette publication offrira l’occasion de faire apprécier des pièces que Senghor avait déclaré avoir brulées.

Les poèmes constituant les recueils obéissent à la même esthétique, illustrent la même poétique. Cependant, compte tenu des circonstances, ils possèdent également des caractéristiques les différenciant les uns des autres.

Cette présentation générale de l’œuvre de Léopold Sédar Senghor a fait ressortir la fécondité de cette œuvre, tant en ce qui concerne la prose qu’en ce qui concerne les vers. Avant d’en arriver au contenu et aux caractéristiques de l’œuvre en vers, il nous est apparu nécessaire d’esquisser une sociologie de cette production. Cette esquisse comprendra deux parties : une sociologie de l’auteur suivie d’une sociologie de l’œuvre.

II. SOCIOLOGIE DE L’AUTEUR

Qu’est-ce qui a incité Léopold Sédar Senghor à écrire ? Nul critique ne s’est encore posé cette question. Nous la posons et essayerons d’y répondre en examinant différents statuts afin de déceler ceux qui ont été déterminants dans la carrière littéraire de Senghor.