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Parmi ces raisons, la différence de modèles. Le poète français et le poète négro-africain ne sont pas seulement de statuts différents, ils ne se créent pas non plus selon les mêmes modèles. La référence à Nietzsche nous paraît nécessaire pour mieux cerner cette notion : une

référence qui nous ramène à la distinction entre la création artistique avant le VIe siècle de

notre ère et la création artistique en Grèce depuis le VIe siècle, distinction dont il a été déjà

question plus haut, au début du chapitre.

Dans son livre de jeunesse, La Naissance de la Tragédie1, Friedrich Nietzsche lie l’évolution

de l’art grec2

« au dualisme de l’apollinisme et du dionysme.» Selon lui, il existe deux types

d’artistes : l’apollinien, représenté par le sculpteur et le dionysiaque, représenté par le musicien. Et les deux ne créent pas de la même manière : celui-ci crée à partir de l’ivresse et celui-là, à partir du rêve. Et d’opposer, pour mieux se faire comprendre, « les deux ancêtres et

précurseurs de la poésie grecque, Homère et Archiloque… »3

1 L’édition allemande date de 1872 ; l’auteur est âgé de vingt six ans.

2

« L’évolution de l’art est liée au dualisme de l’apollinisme et du dionysisme (…) Les deux divinités protectrices de l’art, Apollon et Dionysos, nous suggèrent que dans le monde grec il existe un contraste prodigieux, dans l’origine et dans les fins, entre l’art du sculpteur ou art apollinien et l’art non sculptural de la musique, celui de Dionysos. Ces deux instants si différents marchent côté à côté, le plus souvent en conflit ouvert, s’excitant mutuellement à des créations nouvelles et plus rigoureuses, afin de perpétuer entre eux, ce conflit des contraires que recouvre en apparence seulement le nom d’art qui leur est commun. » (La Naissance de la Tragédie

Editions Gallimard, Coll. Idées, Paris, 1949, Page 21).

3« Sur ce point, l’Antiquité elle-même nous renseigne de façon imagée, en palçant côte à côte sur des monuments (…) les deux ancêtres et précurseurs de la poésie grecque : Homère et Archiloque (…) Homère, le vieillard rêveur absorbe en lui-même, le type de l’artiste naïf et apollinien, contemple avec étonnement le visage passionné d’Archiloque, ce belliqueux serviteur des musées, aux innombrables et violentes tribulations ». (Op. cit. page 40).

Or, avec la révolution intervenue en Grèce, au VIe siècle, comme cela a déjà été dit, l’Occident a privilégié la veine apollinienne tandis que les Négro-africains restent fidèles à la veine dionysiaque : d’où cette différence de modèles entre les poètes français et les poètes

nègres. Cette différence peut être explicitée à partir de deux textes. Le premier s’intitule Don

du poème :

Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée ! Noire, à l’aile sanglante et pâle, déplumée, Par le verre brûlé d’aromates et d’or,

Par les carreaux glacés, hélas ! mornes encore, L’aurore se jeta sur la lampe angélique,

Palme ! et quand elle a montré cette relique A ce père essayant un sourire ennemi, La solitude bleue et stérile a frémi. O la berceuse, avec ta fille et l’innocence

De vos pieds froids, accueille une horrible naissance Et ta voix rappelant vide et clavecin,

Avec le doigt fané presseras-tu le sein

Par qui coule en blancheur sibylline la femme

Pour les lèvres que l’air du vierge azur affame ?

Ce poème est de Stéphane Mallarmé. Sa comparaison avec le texte de Léopold Sédar Senghor qui suit aidera à saisir la différence entre le modèle français et le modèle nègre. Senghor relate un fait vécu :

C’était un soir, sur une place publique, où le « Parti dominant » tenait un meeting populaire. J’ai invité François Perrier qui était de passage à Dakar. Nous avons toujours, dans ces meetings, des poètes populaires qui rompent la monotonie et aussi l’ennui des discours politiques. Je demandai à Badara MBaye, le troubadour, de composer un poème, pour saluer François Perrier. Il donna l’ordre au tambourinaire de battre et il se concentra, le visage tendu, à écouter. Vous demandez quoi ? Eh bien, le silence : le battement des tam-tams. A écouter le tam-tam majeur, qui battait le rythme de base, et le tam-tam coryphée, qui improvisait à contre temps et syncopes. L’attente, l’attention dura cinq minutes environ. Puis, soudain, fusa une longue phrase mélodique, aussitôt reprise et répétée par la foule. Le troubadour se tut, écouta de nouveau. Trois minutes après, c’était une seconde phrase, de nouveau reprise et répétée par la foule. A mesure que l’on avançait, le poème se déroulait, soutenu par le rythme des tam-tams, et les phrases fusaient l’une après l’autre de plus en plus rapidement. Jusqu’à ce que le poème se terminât par une fusée d’images. [ 1977 : 384-385].

Don du poème de Mallarmé1 et le « fait vécu » de Senghor sont assez révélateurs. Ils renseignent sur : les lieux où s’élabore le poème, les conditions dans lesquelles s’effectue cette élaboration, les sentiments du poète une fois son œuvre achevée.

a. Les lieux.

Pour rédiger son poème, Stéphane Mallarmé choisit de s’isoler dans le calme et la solitude

d’un cabinet2

avec ses « carreaux glacés », « mornes ». Il travaille la nuit, à la lumière d’une « lampe angélique » poétiquement désignée par la métaphore « verre brûlé d’aromates et d’or ». Le poète se trouve donc coupé du reste du monde, notamment de sa petite famille : de « la berceuse avec (sa) fille et l’innocence de (leurs) pieds froids ». La vie qui, pour lui, semble s’être arrêtée, continue ailleurs son cours et sa femme chante de sa « voix rappellent viole et clavecin » et allaite.

Le poète français ne peut donc rédiger que retranché du monde extérieur, isolé. Badara MBaye au contraire, pour « composer son poème » n’éprouve pas le besoin de s’isoler. La solitude recherchée par Mallarmé ne lui est pas propice. Pour lui, point de cabinet, mais la « place publique » ; point de silence, mais « le battement des tam-tams » ; point de rupture avec le reste du monde, mais le concours des musiciens et de l’assistance : « ordre » est donné au tambourinaire de battre et chaque vers, chaque « longue phrase mélodique » qui « fuse », engendrée et soutenue par le rythme des tam-tams est « aussitôt reprise et répétée par la foule. »

1 Nous aurions pu choisir également l’un des textes suivants de Valéry : Les Pas, La Pythie ou Palmes tous de

Charmes. Nous leur avons préféré ce poème de Mallarmé qui nous paraît plus complet parce que renfermant plus d’éléments de comparaison.

2 Avec le développement de ce que Nietzsche a appelé l’apollinisme, la création exclut le tumulte, d’où l’importance de l’atelier pour l’artiste, du cabinet de travail pour l’écrivain. Dans son livre intitulé De la Biologie à la Culture. Jacques Ruffié souligne l’importance de l’isolement pour le développement de la conscience réfléchie. Cet isolement « … permet à l’homme de s’abstraire de son environnement, (…) de négliger l’extérieur. Or, cette coupure sensorielle d’avec le monde est indispensable au développement de son psychisme. L’individu préoccupé par une menace n’arrive jamais à s’abstraire de l’instant qu’il vit ». (Editions Flammarion. Page 300). C’est durant cette période d’isolement que le créateur descend en lui-même, se découvre et confronte son mois profond avec les données de la réalité extérieure.

b. Les circonstances ou le rôle du silence

Dans le cas des deux poètes, il est question de silence. Mais les deux silences diffèrent de nature. Chez Mallarmé, il s’agit d’un silence total, absolu. Le poète, en créant « cette coupure sensorielle d’avec le monde » veut accéder à cet état d’ataraxie favorable au rêve et à la réflexion. Son désir de s’écarter de tout ce qui engendre le trouble l’amène à considérer la naissance du jour comme une catastrophe. L’aube vient dissiper la sérénité, rappeler à l’existence, mettre fin à l’état poétique. Aussi est-elle présentée contrairement à une tradition, sous un aspect sinistre : « noire », elle fait songer à un effroyable oiseau « à l’aide sanglante et pâle, déplumée. »

Ainsi, Mallarmé crée dans des conditions très précaires. Le silence dont il a besoin pour rédiger est de nature très instable : un rien, l’aurore, suffit pour le troubler et jeter le poète dans le désarroi.

Comme le poète français, Badara Mbaye également a besoin du silence pour créer. Aussi, avant l’improvisation de son premier vers, est-il, au milieu du cercle des spectateurs, concentré, « le visage tendu » : il écoute « le silence ». Seulement, dans son cas, le silence ne se définit pas comme une absence totale de bruit. Si la foule s’est tue, le griot a sollicité le concours du tambourinaire et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le silence naît du « battement des tam-tams.» : le poète coule ses vers entre les différents temps forts de ce battement. Il s’agit donc, dans le cas de Badara Mbaye, et selon une expression de Senghor, de « silence rythmé ».

En définitive, tout ce qui est étranger au silence trouble Mallarmé et le frappe de stérilité, tandis que chez Mbaye, le silence n’inspire que soutenu par des manifestations rythmiques extérieures. Ici, un silence rythmé ; là, un silence absolu.

c. L’attitude des créateurs vis-à-vis de leur création

Cette attitude est faite de déception chez Mallarmé, de satisfaction, chez MBaye. Mallarmé, offrant son poème à sa femme, le présente comme « l’enfant d’une nuit d’Idumée ». La périphrase ne manque pas d’être suggestive. Idumée est la terre d’Edom dont parle la Bible, une terre habitée par Esaü à qui la bénédiction paternelle, celle d’Isaac, fit défaut. Elle est également, selon les Cabalistes, le territoire habité par des monstres asexués. Mallarmé poétisant ne s’assimile-t-il pas à un de ces monstres ? Pour enfanter, il faut être deux. Or, lui

enfante seul1. Il a plus d’une raison de présenter l’aurore sous un aspect sinistre. Elle ne vient

pas seulement troubler sa solitude : elle lui fait également découvrir son œuvre par l’azur symbole de pureté et de perfection, le jour naissant fait découvrir, non le chef d’œuvre de ses rêves, mais une « relique ». Sa nuit de veille n’a abouti qu’à cette « horrible naissance ». Ce résultat décevant explique ce « sourire ennemi » auquel s’essaye le père qui ne voit plus qu’un recours : appeler sa femme à l’aide.

Entre le poète et sa femme se note une similitude : les deux viennent d’enfanter. Mais là s’arrête la similitude : autant la femme est comblée, satisfaite, autant le père est déçu. On

relève en effet le contraste entre l’attitude de la mère vis à vis de son bébé et l’attitude du

poète vis à vis de son poème. Que faire de ce monstre qu’il a sous les yeux? Le confier à la femme, afin qu’elle le nourrisse du « lait de l’innocence », de la « blancheur », de la « sérénité » : qu’elle lui fasse respirer « l’air du vierge azur.»

En définitive, nous retenons que Mallarmé a enfanté dans la solitude, pour donner naissance à un monstre. Déçu, il confie ce monstre à sa femme, pour qu’elle lui insuffle la vie. Senghor ne s’est pas longuement prononcé sur les sentiments de Mbaye, une fois le poème composé. On relève seulement que cette composition débute dans la douleur et s’achève dans la joie. Nous aurons l’occasion de décrire les caractéristiques de cette joie lorsque nous aborderons l’étude de la poétique de Senghor. Pour l’instant, examinons le troisième et dernière raison justifiant la rupture avec les poètes français.

1

Mallarmé présentant son poème comme « l’enfant d’une nuit d’Idumée » n’attire pas seulement l’attention sur le dur labeur nocturne, il suggère plus ; soit qu’il veuille indique que Don du poème sert d’introduction à

Hérodiade (les Hérode étant originaires d’Idumée), soit qu’il veuille mettre l’accent sur la solitude du poète poétisant, d’où la référence à Edom, terre des monstres asexués. Nous avons opté pour la seconde suggestion.