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La remise en cause du continuum de Carayol et Chaudenson

Première partie :

1. Problématique générale

1.1. Description linguistique du créole réunionnais

1.1.2. Littérature sur la cohabitation du créole et du français à La Réunion

1.1.2.2. La remise en cause de la diglossie par les créolistes

1.1.2.3.2. La remise en cause du continuum de Carayol et Chaudenson

La théorie du continuum linguistique a permis une avancée dans la recherche fondamentale en sociolinguistique en permettant de dépasser les critères trop rigides de la diglossie. Néanmoins des critiques et des remises en causes du concept sont apparues dès la fin des années soixante dix. La principale critique faite au modèle est l’existence et la délimitation de la zone mésolectale qui reste floue. Les auteurs reconnaissent eux-mêmes que le « continuum […] ne permet pas de tracer des frontières nettes entre les différentes variétés de créole et le français » (Carayol et Chaudenson, 1978 : 177) et que lors d’une

enquête chez un couple d’informateurs « le mari mêle les variantes basilectales aux variantes acrolectales » (Carayol et Chaudenson, 1978 : 186). Ils reconnaissent également que « l'acrolecte et le basilecte possèdent en commun un nombre considérable de traits linguistiques et la différenciation ne porte que sur un nombre limité d'éléments, ce qui permet une relative intercompréhension entre les deux pôles du continuum » (Carayol et Chaudenson, 1978 : 182). Il semble difficile ainsi de tracer une ligne de fracture nette entre les glossies réunionnaises à l’intérieur d’un système échelonné.

Dans Moreau (1997 : 100), Chaudenson imagine un exemple des relations d’implication entre les différentes variantes intermédiaires :

Un exemple (imaginé) pour la situation réunionnaise :

Nous mangions un peu de morue chez notre oncle. (français ; acrolecte) Nous mangions un peu la morue chez notre oncle.

Nous i mangeait un peu la morue chez not tonton.

Ni manzé in pé la mori sé not tonton.

Nou té ki manz in pé la mori la kaz nout tonton. (créole basilectal).

On pourrait proposer plusieurs autres variantes intermédiaires, en jouant sur les variantes phonétiques, lexicales et morphosyntaxiques.

Le terme continuum a fait parfois l’objet d’un usage abusif, qu’on peut limiter en recourant à la méthode d’analyse implicationnelle (Bickerton, 1975 ; Carayol et Chaudenson, 1978, 1979). Il est souhaitable de restreindre l’usage du terme aux cas où l’on peut mettre en évidence certaines formes et règles d’organisation de l’ensemble mésolectal (relations d’implication en particulier), qui permettent d’ordonner et de classer les variantes intermédiaires, sans faire appel à des éléments extralinguistiques et/ou à des catégories sociales pré-établies.

En tant qu’observateur des productions langagières des Réunionnais nous constatons que les relations d’implication sont loin d’être la règle. En reprenant les exemples donnés par Chaudenson nous pourrions proposer d’autres exemples de productions langagières, que nous attestons, qui ne respectent pas les relations implicationnelles comme par exemple :

- nous manzé un peu la morue la kaz nout tonton ; - nou té (i) mange un peu la moru chez not tonton.

En fait, pour le créole réunionnais, plusieurs possibilités de combinaison des différentes variantes sont possibles.

Nou/ni manjé/manzé/téi manz/té i manj/té ki manj/té ki manz in/un pé/pe la mori/la moru shé/sé/la kaz not/notre/nout tonton.

On pourrait peut-être dégager une certaine échelle de probabilité d’association des différentes variables mais difficilement une échelle implicationnelle. Le modèle continuiste adopte une certaine vision structuraliste des langues et réduit la zone mésolectale à une zone interférentielle entre le pôle acrolectal et le pôle basilectal.

« Pourquoi penser que la valeur symbolique du français pousserait les créolophones à combler la « faille » créole-français de façon structurée ? Autrement dit que les « fautes » des créolophones produisent quelque chose d’intermédiaire nul n’en doute ! Mais que cet intermédiaire soit structuré hiérarchiquement, et que le scalogramme en soit la preuve, cela est autrement plus difficile à montrer ». (Prudent, 1982 : 37).

Le modèle continuiste ne prend pas suffisamment en compte la variation liée à la situation de communication à travers une certaine approche interactionnelle. Le concept est conçu comme respectant une certaine homogénéité. De ce fait il ne permet pas de décrire et de fixer sur un axe toutes les productions langagières observées comme par exemple le contact créole/français que l’on pourrait par moment étudier en ethnographie de la communication en tant que « parlers bilingues » ou alors des énoncés où un locuteur s’exprimant en créole utiliserait toute l’étendue du champs de variation du créole. De tels actes de parole sont quotidiens pour qui est attentif à la parole réunionnaise dans les espaces publics, dans les médias ou dans les conversations de la sphère privée. Nous pourrions citer ici une multitude d’exemples pris dans ces différents lieux et moments, exemples actuels ou anciens. Nous étudierons de tels énoncés dans notre seconde partie, notamment à l’aide de segments conversationnels de parents d’élèves.

Malgré les apports en créolistique réunionnaise des concepts de diglossie et de continuum linguistique, ceux-ci ne permettent pas une description globale des actes de parole quotidiens des locuteurs. La vision structuraliste du langage, à la recherche d’une parole homogène, explique en partie cet échec partiel.

« De manière très caractéristique, les linguistes ont toujours eu du mal à décrire ces situations. En effet, ils ont souvent cédé à la tentation de radicaliser les pôles de ces situations, et de minimiser l’entre-deux. […]

Depuis qu’ils ont commencé à s’intéresser à ce type de discours, les linguistes n’ont eu de cesse de tenter de retrouver des fragments de langues « pures » dans les mélanges les plus complexes et intriqués, à la granulométrie la plus infime. Pour tenter d’y parvenir, un peu comme quelqu’un qui voudrait démontrer que du taboulé, ce sont simplement des composants séparés, accidentellement mélangés, ils ont découpé les « mélanges » en segments de plus en plus petits (phrases ou périodes, mots, morphèmes…) pour tenter de montrer que, sous l’apparence de mixité, on pouvait toujours retrouver les systèmes de départ, ce qui a fait passer, on s’en souvient, du code switching au code mixing, etc ». De Robillard (2007 : 27).

Une linguistique de la parole tente, elle aussi, de décrire les usages quotidiens à travers une approche sociolinguistique.