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Analyse du mode de discours général

Deuxième partie :

2. Paroles réunionnaises : observables et modélisation qualitative. qualitative

2.1. Observations de la parole d’adultes

2.1.1. Discours d’une Professeure des Ecoles de créole à la radio

2.1.1.2. Analyse du mode de discours général

Nous analysons le discours de l’enseignante à la radio dans un premier temps à travers le continuum de Carayol et Chaudenson. De façon générale, au niveau

pareil pou la classe/ tout les aut’ classes i fé ça / i faut ou présente le projet à la réunion d’parents / bon nana inn façon d’présenter aussi confiance / depuis cinq ans bin zot i signe zot lé

zot navé la posibilité de shoizir in not projé/

2.1.1.2.1. Tentative d’analyse du mode de discours à travers le prisme du continuum.

L’émission radiophonique dont est issu ce passage prétend se dérouler en créole.

Tous les locuteurs présents déclarent s’exprimer dans cette langue avec même un certain militantisme linguistique et culturel. Néanmoins nous constatons que le mode de discours n’est pas conforme aux descriptions structuralistes faites de cette langue. Nous faisons ici une analyse en distinguant la phonologie du lexique.

La variété phonologique de créole est proche de ce que Chaudenson et Carayol (1978) pourraient appeler le créole acrolectal. Nous illustrons notre analyse en relevant l’emploi de sons particuliers relevant de micro-systèmes où il existe une variante acrolectale (proche du français) et une variante basilectale (éloignée du français) comme, dans la colonne 3, les emplois de :

- [ɔm] dans « kome » aux lignes 14, 36 et 44;

- [y] dans « justeman » (et non pas [i] comme dans « zisteman ») à la ligne 32, dans

« siniatur » (et non pas [i] comme dans « siniatir ») à la ligne 55;

- [ʃ] dans « shans » (et non pas [s] comme dans « sans ») à la ligne 23, comme dans

« shoizir » (et non pas [s] comme dans « soizir ») à la ligne 61;

- [ə] dans « de » (et non pas [e] comme dans « dé ») à la ligne 20, comme dans « pe » (et non pas [e] comme dans « pé ») à la ligne 56;

- [ʒ] dans « justeman » (et non pas [z] comme dans « zisteman ») à la ligne 32, comme dans « Joinville » (et non pas [z] comme dans « Zoinvil ») aux lignes 3, 13, 42 et 69, comme dans « projé » (et non pas [z] comme dans « prozé ») aux lignes 41, 42, 46, 47, 52, 60, 62, 68, comme dans « oblij » (et non pas [z] comme dans « obliz ») à la ligne 57.

Nous constatons un emploi lexical de certains mots français alors que des mots ou expressions équivalents existent dans le créole courant. Dans la colonne 3 ces mots sont les suivants :

- « ansègne » (au lieu de « fé lékol ») aux lignes 2 et 74;

- « pouvoir » (au lieu de « gagne ») aux lignes 26, 42;

- « avoir » (au lieu de « gagne ») à la ligne 60;

- « pe » (au lieu de « gagne ») à la ligne 61;

- « navé la posibilité » (au lieu de « i gagné/gingné » ou « té i gagne/gingn ») à la

De manière générale, on pourrait dire que le discours de LD s’effectue en créole, dans une variété qui se rapproche d’un créole francisé et de ce fait serait conforme au continuum de Chaudenson et Carayol (1978). Les phénomènes supra segmentaux témoignent d’une prosodie créole proche de la variété acrolectale. Néanmoins, vu la présence dans le discours d’éléments relevant aussi du français, et d’autres relevant, plus rarement, aussi du créole basilectal comme par exemple l’emploi de « bann marmay » (variété basilectale ) au lieu de « lé zanfan » (variété acrolectale), nous analysons le même segment conversationnel en adoptant un point de vue interlectal.

2.1.1.2.2. Tentative d’analyse du mode de discours avec une démarche interlectale.

Même en possédant les « normes » admises du français et du créole (du fait de sa formation universitaire et professionnelle), cette enseignante utilise (consciemment ou pas) un discours que l’on pourrait qualifier d’interlectal. Nous constatons la présence de technolectes français, des segments de discours français et un grand usage de prépositions.

Le thème du débat tournant autour du monde de l’école, l’enseignante militante ne recherchant pas une attitude de déviance maximale par rapport au français qui consisterait à remplacer (même artificiellement) tout terme issu du français par un terme en créole, nous constatons une intégration « naturelle » (c'est-à-dire conforme à un mode de discours observé quotidiennement à La Réunion) de nombreux technolectes ou autres éléments lexicaux courants en français prototypiques du discours enseignant. Dans la colonne 3 nous avons relevé ces mots :

- aux lignes 2 et 74 ( ansègne / enseigne) ;

- à la ligne 3 (à lékol Joinville / à l’école Joinville) ; - à la ligne 6 (ma sinkième ané / ma cinquième année) ;

- à la ligne 8 (klas à opsion LCR lang è kultur réjional / classe à option LCR langue et culture régionales) ;

- à la ligne 14 (in CM2 à Joinville / un CM2 à Joinville) ;

- à la ligne15 (sé ma sinkième ané [kome i di] d’enseignement dan sèt ékol / c’est ma cinquième année d’enseignement dans cette école) ;

- à la ligne 19 (opsion LCR kréol / option LCR créole) ; - à la ligne 20 (mé zélèv / mes élèves) ;

- à la ligne 21 (anglé ou alman / anglais ou almand) ;

- aux lignes 21 et 24 (lang vivante / langue vivante) ; - à la ligne24 (mé dan ma klas / mais dans ma classe) ;

- à la ligne 26 (lang é kultur réjional / langue et culture régionales) ;

- à la ligne 35 (sé [ inn] ékol d’in bon nivo / c’est une école d’un bon niveau) ; - à la ligne 37 (plus frankofone / plus francophone) ;

- à la ligne 42 (é i fo pour pouvoir fèr sa / et i faut pour pouvoir faire ça) ;

- à la ligne43 (sé in avenan au projé d’ékol / c’est un avenant au projet d’école) ;

- à la ligne 45 (donk le projé d’ékol de Joinville sé la litératur fransèz / donc le projet d’école de Joinville c’est la littérature française) ;

- à la ligne 49 (é mon projé d’klas / et mon projet de classe) ; - à la ligne51 (le projé d’ékol / le projet d’école) ;

- à la ligne 52 (sé dékouvèrt de la litératur réunionèz / c’est découverte de la littérature réunionnaise) ;

- à la ligne 56 (à la réunion d’paran / à la réunion d’parents) ;

- à la ligne 59 (i fo avoir lakor é la siniatur de tou lé paran / i faut avoir l’accord et la signature de tous les parents).

Au lieu de créer des néologismes, la locutrice a recours au français de façon tout à fait fluide quand le lexique lui ferait défaut en créole. D’après une vision diglossique des langues, on pourrait analyser ce mécanisme sous l’angle de l’emprunt ou du switching.

Pour notre part, le point de vue interlectal nous conduit à parler d’intégration ou de partenariat du lexique à l’intérieur du macro-système de communication.

En plus des technolectes ou mots proches du discours enseignant, nous pouvons relever des segments de discours apparemment en français mais que nous pouvons difficilement assigner uniquement à cette langue. Dans la colonne 3 nous avons relevé ces énoncés :

- à la ligne 2 ( o santre vil de Sin Dni / au centre ville de Saint Denis) ; - à la ligne 3 (a lékol Joinville / à l’école Joinville) ;

- à la ligne 4 (à de pas de radio Arc en Ciel / à deux pas de radio Arc en Ciel) ; - à la ligne 5 (ma sinkième ané / ma cinquième année) ;

- à la ligne 25 (la shans de pouvoir osi fèr lang é kultur réjional / la chance de pouvoir aussi faire langue et culture régionales) ;

- à la ligne 59 ( i fo avoir lakor é la siniatur de tou lé paran / i faut avoir l’accord et la signature de tous les parents) ;

- à la ligne 65 ( la posibilité de shoizir in not projé / la possibilité de choisir in aut’

projet).

Nous nous posons ici la question de savoir si l’on peut considérer ces segments comme faisant partie du créole. Un point de vue normaliste puriste nous amènerait encore une fois à considérer ces segments comme des emprunts alors que le point de vue interlectal intègrerait encore une fois les segments au macro-système réunionnais.

Nous relevons aussi un grand nombre de prépositions « à » , « au » et « de » où on ne sait pas forcément si elles sont intégrées dans un segment en français ou propres à un créole proche du français comme dans « au centre ville / o santr vil » (ligne 2), « de Saint Denis » (ligne 3), « à l’école Joinville / a lékol Joinville » (ligne 3), « à deux pas » (ligne 4), « de Radio Arc-en-ciel » (ligne 4), « à option » (lignes 9 et 20), « à Joinville » (ligne 15), « à coté / a koté » (lignes 21 et 51), « de pouvoir » (ligne 28), « d’in bon niveau / d’in bon nivo » (ligne 36), « au projet » (ligne 46), « d’école » (lignes 47, 48 et 55), « de Joinville » (ligne 48), « d’classe » (ligne 53), « de la littérature » (ligne 56),

« d’parents » (ligne 61), « d’présenter » (ligne 63), « de tous les parents » (ligne 65), « à faire ça » (ligne 67), « aux parents » (ligne 68), « de choisir » (ligne 71), « de faire amoin confiance » (ligne 75).

Au vu de la difficulté de dresser des frontières nettes entre un pôle créole et un pôle français, il nous semble ainsi plus pertinent d’analyser le mode de discours de LD dans un cadre interlectal qui se consacre à l’ensemble du répertoire du locuteur.

2.1.1.2.3. Explication possible du mode de discours utilisé.

Un des objectifs de cette émission radiophonique était de promouvoir auprès du grand public l’enseignement du créole dans le système éducatif. Adopter volontairement un mode de discours interlectal proche du discours quotidien peut être une stratégie de communication visant à montrer que le créole parlé par les enseignants n’est pas un créole qualifié d’intellectuel, ou d’artificiel. Une telle stratégie peut également être à double tranchant, surtout dans une émission radiophonique militante, car une bonne partie de l’auditoire est composée de personnes déjà convaincues par « le créole à l’école » et qui adoptent parfois une attitude puriste envers la langue utilisée. Une représentation aussi régulière que celle du créole « intellectuel » est celle qui déclare que

ceux qui défendent le créole à l’école ne le parlent pas ou pas « bien ». Une stratégie de communication basée sur un discours interlectal peut s’avérer alors ici inefficace et produire les effets inverses que ceux recherchés, du moins auprès d’un certain segment social.

Une autre explication possible (que nous privilégions à la première) est que notre témoin se soucie plus du fond de son discours que de la forme. La forme employée est de ce fait plus relâchée que lors d’une situation normative et est conforme à son mode de discours quotidien, lui-même conforme au parler habituel d’une très large partie de la population réunionnaise. Ce corpus deviendrait ainsi un exemple de la parole réunionnaise qui invalide les approches diglossiques ou continuistes au profit de l’approche interlectale pour décrire les usages langagiers. Récemment, des chercheurs ont déjà confirmé cette approche notamment Ledegen (2003), Wharton (2002, 2006), Rapanoël (2007), Souprayen-Cavery (2005, 2007), Lebon-Eyquem (2004, 2007), Adelin (2007). Néanmoins, il nous semble que ces différentes études n’ont pas mis en évidence une certaine régularité dans la macro-langue réunionnaise, régularité que nous allons tenter de cerner maintenant.