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Considérations générales relatives aux discours de parents

Deuxième partie :

2. Paroles réunionnaises : observables et modélisation qualitative. qualitative

2.1. Observations de la parole d’adultes

2.1.3. Discours de parents d’élèves

2.1.3.2. Considérations générales relatives aux discours de parents

A la lecture des interviews des parents, même si le quartier de La Rivière des Galets est réputé être une niche écolinguistique où le créole basilectal serait très majoritaire, nous constatons qu’aucun parent, même ceux dont l’origine est exclusivement réunionnaise, n’utilise un créole que l’on pourrait décrire comme basilectal au sens du continuum de Chaudenson et Carayol. Nous constatons également

système de communication, les énoncés « naviguent » sur tout le champ de la variation du créole réunionnais en y intégrant sporadiquement du français. Nous nous proposons ici d’analyser dans un premier temps, de manière générale, l’ensemble de la parole récoltée. Dans un second temps, nous choisissons de porter notre attention sur un exemple précis et révélateur.

Un locuteur emploie dans une phrase une variante jugée basilectale d’un point de vue phonologique (comme par exemple « li » pour la troisième personne du singulier) et une ou deux phrases plus loin il produit la variante jugée acrolectale (« lu »). Un exemple peut être pris à travers l’énoncé produit par la mère de Victor qui à la question « kosa ou espère de la klas la », répond « lu exprime alu an fransé » et à la question suivante déclare « lé bien aprann ali à lékol ».

Nous constatons également l’utilisation du champ de variation lexicale du réunionnais. Nous prenons ici uniquement deux exemples représentatifs. Dans notre niche écolinguistique, on s’attendrait à l’emploi du mot « kaz » pour désigner le lieu d’habitation. Nous constatons que chez les parents interviewés l’emploi du mot

« maison/mézon » est préféré et devient le mot courant. Nous avons noté sept emplois du mot « maison/mézon » contre deux du mot « kaz », et utilisés pour celui-ci par un locuteur masculin (le père d’Anthony) qui est le seul à avoir un mode de discours qui se rapproche du basilecte. Nous constatons également une grande souplesse dans l’emploi des mots « koz », « parle », « exprime », et contrairement à un certain horizon d’attente le mot « koz » n’est pas celui qui connaît la fréquence la plus importante. Dans les énoncés en « créole » nous avons relevé vingt-neuf occurrences du mot « parle », douze occurrences du mot « koz », et cinq occurrences du mot « exprime ». Dans une même phrase les deux mots « parle » et « koz » peuvent être employés, sans pour autant qu’il soit possible de dégager une règle relative à leur emploi pragmatique. Par exemple, parlant de la présence du français et du créole au sein de son foyer du fait de l’origine métropolitaine de son mari, la mère de Victor déclare « moin mi koz an kréol, lu lu parle an fransé ». On serait tenté de conclure que les mots « maison » et « parle » seraient plus proches au niveau des représentations d’un certain pôle acrolectal socialement plus valorisé par les mères. Ceci est confirmé par certaines de nos observations où il est fréquent d’entendre un enfant s’insurger contre l’apprentissage de « koz » ou « kaz » comme norme du créole en déclarant que « maman la di i di pa kaz (ou koz) i di maison (ou parle) » (maman a dit qu’on ne dit pas kaz (ou koz), on dit maison (ou parle)).

Pourtant même chez le père d’Anthony les mots « koz » et « parle » semblent être interchangeables.

Parmi les dix parents interrogés, huit sont des mères et deux sont des pères. Il nous semble y avoir une certaine différence dans le mode de discours paternel et maternel bien qu’ils participent tous les deux à la construction de la première expérience langagière de l’enfant. Deux exemples peuvent être caractéristiques de cette différence : celui du père d’Anthony et celui de la mère de Marine. Tout en utilisant un mode de discours interlectal, elle prétend que le créole est très « bien » parlé par sa fille et constate les progrès de celle-ci en français mais pas forcément en créole («Nou parle le kréol bien mi pans, èl la toujours parlé le créole. Moin la pa vu de gros changements » que l’on peut traduire par « on parle le créole bien je pense, elle a toujours parlé le créole. Je n’ai pas vu de gros changements »). Le père d’Anthony prétend qu’il est important que les élèves apprennent le créole car dans la vie de tous les jours ils parlent quelque chose qui ressemble à du créole mais qui n’en est pas (« Ah oui lé inportan, akoz pa toultan li koz bien kréol, par défoi lé an barok, mi koné pa sé koué mé antouka lé pa d’ kréol » que l’on peut traduire par « Ah oui c’est important, parce que c’est pas tout le temps qu’il parle bien créole, parfois il baragouine, je ne sais pas c’est quoi mais en tout cas ce n’est pas du créole). L’estimation de la « norme » peut être très différente entre les pères et les mères. L’enfant est ainsi confronté dans son entourage proche à des « normes » linguistiques qui varient au sein même de sa famille. Le fonctionnement matriarcal des familles de ce quartier très populaire (où, rappelons le, pour notre classe de l’année scolaire 2004/2005, 20% d’entre elles étaient monoparentales et 24% familles nombreuses) nous laisse à penser que le mode de discours des mères est celui qui domine au sein même des familles de La Rivière des Galets.

La mère de Chloé, involontairement, qualifie le langage de sa famille qui pourrait résumer notre analyse. A la question « zot kaz zot i koz kèl lang » (à la maison vous parlez quelle langue), elle répond « anou nou koz kréol konm mi koz sanm ou la » (nous on parle créole comme je vous parle en ce moment). Néanmoins la très grande majorité de ces parents ont des compétences aussi en français ordinaire, langue qu’ils emploient lors de situations de communication plus formelles.

Même si les parents déclarent qu’à la maison la langue en général parlée est le créole, nous nous demandons de quoi est constitué ce créole. La mère de Marine, emploie un discours interlectal (avec une dominante créole) au début de l’entretien, puis

pédagogique de la classe de sa fille (les deux marionnettes de la classe), pour revenir ensuite à un discours interlectal. Un focus sur son mode de discours nous paraît être un exemple intéressant pour notre analyse.

Nous prenons ici une partie de la réponse de la mère de Marine suite à l’intervention de l’enquêtrice lui demandant si elle constate un changement dans le langage de sa fille depuis que celle-ci est dans une classe bilingue, changement à titre individuel ou par rapport à sa sœur aînée qui est au CE2. Le parent d’élève déclare adopter une attitude puriste et stricte envers sa fille pour que celle-ci ne « mélange » pas le créole et le français. Pourtant au même moment, son mode de discours est profondément interlectal sans qu’elle s’en rende compte du fait certainement du poids de la prosodie et de la confiance en soi identitaire.

Nous reconduisons ici la méthodologie adoptée pour l’analyse du discours de LD à savoir l’élaboration d’un tableau composé de cinq colonnes pour la numérotation des lignes (colonne n°1), la présentation des segments conversationnels bruts présentés en graphie proche de celle du français (colonne n°2) et en graphie phonologique (colonne n°3), une modification du corpus brut se rapprochant du créole acrolectal (colonne n°4) et du créole basilectal (colonne n°5).

Tableau 31. Extrait de paroles de la mère de Marine.

Extrait de paroles de la mère de Marine Numéros

de lignes Corpus d’origine transcrit dans une graphie proche de celle du français. qu’i faut et continuer la phrase en français. Elle i mélange le français et le créole. Mi di aèl, soit ou parle le français bien, soit ou parle le créole bien, mais fais pas in charabia.

Sa ser lé o CE2. Mi inn fraz konjugé bien o tan k’i fo é kontinué la fraz an fransé. El i mélanj le fransé é le kréol. Mi di aèl, soi ou parl le fransé bien, soi ou parl le kréol bien, trouv Marine, o nivo le kozman fransé, mi

La mère interviewée, comme les autres parents, a un mode de discours que nous attestons comme celui général de la population réunionnaise. Nous avons noté en caractères gras dans la colonne 3 tout ce qui relève exclusivement du créole. Nous constatons que sur les soixante seize mots que comporte cet extrait, les éléments qui concernent exclusivement le créole sont l’équivalent du verbe être en créole (lé) qui apparaît une fois, des pronoms personnels (mi, amoin, ou, aèl) qui apparaissent sept fois, un marqueur préverbal qui apparaît trois fois, et enfin le déterminant numéral inn. Nous décidons de classer le verbe mèt (mettre) parmi les mots exclusivement créole (et ceci principalement en raison du contexte d’énonciation) bien que nous pensons que l’utilisation de mèt à la place de « mettre » puisse être attestée en français courant. Nous nous retrouvons donc en présence de treize mots que nous jugeons être exclusivement créoles, soit 1,71/10 des mots de notre extrait.

Nous avons noté en italique dans la colonne 3 les mots qui appartiennent aussi bien au créole basilectal qu’au français. Nous obtenons ainsi une liste de mots qui sont : trouv/trouve (deux occurrences), fransé/français (quatre occurrences), pa/pas (une occurrence), fo/faut (une occurrence), é/et (une occurrence), mélanj/mélange (une occurrence), kréol/créole (deux occurrences), di/dit (une occurrence), bien/bien (trois

donc dix-huit mots sur soixante seize qui sont communs au français et au créole basilectal, soit 2,37/10 des mots employés.

Enfin, après avoir tenté de classer tous les mots de notre corpus, nous remarquons la présence de certaines unités lexicales qui sont soit des noms propres (Marine, Laurine), soit le sigle CE2, soit des emprunts au français pour pallier une carence du créole au niveau du vocabulaire métalinguistique (phrase, conjugué, phrase), et enfin l’emprunt du mot « charabia » qui est lui-même un emprunt du français à d’autres langues (espagnol, arabe). Ces huit derniers mots « résiduels » représentent 1,05/10 des mots utilisés.

Nous pouvons ainsi récapituler notre classement des unités lexicales de notre exemple par un graphique.

Figure 9. Répartition des mots de l’extrait du discours de la mère de Marine.

Mots français et/ou

du créole d’usage et/

ou « acrolectaux » 4,87/10

Mots apparte-nant aussi bien au créole qu’au français:

2,37/10 Mots relevant exclusivement du créole:

1,71/10 Mots

« résiduels »:

1,05/10

En faisant de simples additions nous voyons que notre extrait est constitué de 7,24/10 de mots relevant du français (2,37 + 4,87) et à la fois de 4,08/10 de mots relevant du créole (1,71 + 2,37) en ayant une vision restreinte de ce qui est créole. En intégrant les mots du créole d’usage (c’est à dire ceux qui font partie du champ de variation du créole

et ceux issus du contact avec le français) et les mots que nous avons qualifiés de résiduels, nous pouvons qualifier notre extrait de profondément conforme au mode de discours réunionnais.

Pour mettre en évidence le caractère interlectal du discours de la mère de Marine, nous proposons une transcription de ce même extrait dans un créole basilectal et ceci principalement dans une optique comparative.

Son sér lé CE2. Mi trouv M, o nivo le kozman fransé, mi trouv M i koz plis mie son sér térba.

Akoz L li gingn pa mèt amoin inn fraz konjugé o tan i fo é kontinié fraz la an fransé. Li mélanz fransé sanm kréol. Mi di ali ou koz fransé ou ou koz kréol bien, soman fé pa in sharabia.

Cette version corrigée pourrait être ce qu’un puriste de la norme basilectale attendrait d’un locuteur qui parlerait le « bon », le « vrai » créole. Nous adoptons la même démarche que celle utilisée pour classer les éléments de notre extrait et nous obtenons le graphique suivant :

Figure 10. Répartition des mots de l’extrait retravaillé en créole basilectal du discours de la mère de Marine.

Mots apparte-nant aussi bien au créole qu’au français:

4,35/10 Mots relevant

exclusivement du créole:

4,35/10 Mots

« résiduels »:

1,29/10

A partir de la comparaison des deux graphiques, nous pouvons émettre un certain nombre de remarques.

Même dans l’extrait en créole basilectal, une large zone de contact avec le français persiste (4,35/10), ce qui ne nous étonne pas étant donné les conditions sociohistoriques de la créolisation.

Nous constatons une certaine « perte » de mots exclusivement en créole du créole basilectal (4,35) dans le discours original (1,71) du fait de son contact, lié à l’usage, avec le français. Ainsi les graphiques mettent en évidence ce qui distingue norme d’usage et norme qui aurait pu être « standard » si le basilecte est retenu comme étalon.

Comme nous l’avons déjà fait lors de l’analyse du discours de LD pour mettre en relief la présence importante du français (ou du lexique créole commun au créole et au français) dans un discours présenté comme en créole, nous avons retenu dans la colonne 2 les éléments du discours tout à fait possibles en français et remplacé par des crochets les éléments non conformes au français. Nous obtenons ainsi le corpus suivant :

Sa sœur […] au CE2. […] trouve que M, au niveau du parler français, […] trouve que M […] parle mieux que sa sœur là-bas. Parce que L [sa grande sœur] elle […] peut pas mét […]

phrase conjuguée bien au temps qu’i faut et continuer la phrase en français. Elle […] mélange le français et le créole. […] di […] , soit […] parle le français bien, soit […] parle le créole bien, mais fais pas in charabia.

A la lecture de ce court extrait nous ne pouvons affirmer si le parent d’élève s’exprime en créole ou en français. L’image créole est donnée par ce que nous avons appelé des marqueurs de créolité qui concernent en général le domaine syntaxique et plus particulièrement des éléments du système verbal. Pour le court extrait présenté ici, les marqueurs de créolité sont cinq pronoms personnels sujets (trois occurrences de « mi », deux occurrences de « ou »), deux pronoms personnels compléments (« amoin » et

« aèl »), trois occurrences de l’indice préverbal « i », l’emploi de « lé » et du marqueur cardinal « inn ». En se limitant à une analyse centrée sur la morphosyntaxe qui ne prend pas volontairement en compte l’aspect prosodique, nous constatons ici que sur un discours interlectal composé de soixante-seize unités, douze marqueurs de créolité donnent une image créole à l’ensemble de la parole.

Nous avons également souligné les syntagmes verbaux de notre extrait pour vérifier leur conformité ou pas aux descriptions faites du créole réunionnais.

Sa ser lé o CE2. Mi trouv que Marine, o nivo du parlé fransé, mi trouv que M i parl mie que sa ser laba. Parce que L [sa grande sœur] èl i pe pa mèt amoin inn fraz konjugé bien o tan k’i

fo é kontinué la fraz an fransé. El i mélanj le fransé é le kréol. Mi di aèl, soi ou parl le fransé bien, soi ou parl le kréol bien, mé fé pa in sharabia.

Nous constatons qu’ils sont conformes aux descriptions faites du temps 0 non accompli. Nous étendons maintenant notre méthodologie à l’analyse de la parole de plusieurs mères.