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Complémentarité partielle des concepts de diglossie, de continuum et d’interlecte

Première partie :

1. Problématique générale

1.2. Description sociolinguistique de la parole réunionnaise

1.2.2. Complémentarité partielle des concepts de diglossie, de continuum et d’interlecte

Le concept de diglossie semble le plus adapté pour l’étude des représentations des locuteurs quant aux langues parlées par la communauté qui se représentent deux langues distinctes et homogènes. Le concept de continuum semble le plus approprié pour étudier différentes variétés du français et du créole parlés à La Réunion. L’interlecte s’avère incontournable dès lors que l’on se centre sur les usages langagiers globaux des locuteurs et privilégie la notion de répertoire à celle de langue. Plusieurs auteurs ont tenté de

montrer une certaine complémentarité des concepts, et à titre d’exemple, nous citons Bavoux (2003 : 30) pour la diglossie et le continuum:

« La diglossie est une forme de plurilinguisme, un type de situation de contact linguistique, relevant de l’analyse macro-sociolinguistique, alors que le continuum est plus nettement une réalité de nature linguistique et discursive, observable dans les productions langagières. […]

Le modèle diglossique leur [Carayol et Chaudenson] paraît utile pour expliquer l’inégalité des statuts, le modèle du continuum étant convoqué pour rendre compte de la variation intrasystémique du créole (et du français) ».

Néanmoins notre attachement à la vision interlectale nous amène à associer à chaque concept un point de vue sociolinguistique. Nous assignons à la diglossie l’étude des représentations, de l’idéologie diglossique, du fonctionnement diglossique, que nous complétons par le concept de « bi-diglossie » décrit par Rapanoël, que nous nommerons

« double diglossie ». Nous réservons au continuum l’étude structurelle de certains énoncés où nous aurions besoin de classer certaines variétés sur un axe sans pour autant aller jusqu’à utiliser une échelle implicationnelle. Le locuteur réunionnais n’utilisant pas deux langues homogènes cloisonnées dans des fonctions spécifiques de communication, nous retenons l’approche interlectale pour l’étude de la parole réunionnaise quotidienne où nous privilégions le concept de répertoire à celui de langue. Nous ne prétendons pas pour autant que le concept d’interlecte soit apte à cerner toute la parole réunionnaise et nous nous proposons donc aussi de compléter cette approche. Il nous semble également que les trois concepts peuvent devenir complémentaires pour la description de la situation sociolinguistique de La Réunion à condition de les intégrer dans un modèle plus global et complexe.

En cloisonnant le concept de diglossie à celui des représentations et en remettant en cause sa stabilité dans le temps, nous nous rapprochons du modèle de fonctionnement diglossique ou de conflit linguistique. Comme Carayol et Chaudenson (1978) nous renvoyons la diglossie au statut socio-symbolique et politique des deux principales

« langues » de La Réunion. Pour Bavoux (2003 : 36) :

« Si on considère que, très largement, ce sont les représentations qui pérennisent la diglossie, la recherche d’indices d’évolution des représentations dites et agies devient un objet de recherche central.

Pour l’instant, les données que l’on observe révèlent des tendances contradictoires. Une évolution a lieu sous nos yeux, mais il est encore trop tôt pour dire quelle tendance l’emportera. Si la diglossie existe pour le diglotte qui pense et agit en diglotte, elle n’existe plus pour celui qui ne vit pas la coexistence des langues sur le mode du clivage ».

Rapanoël (2007) étudie les représentations des enseignants sur les langues à La Réunion. Cette chercheuse constate une évolution des représentations où le créole est de

très fortes. Par contre, elle constate que le contact de langues, le « mélange », se voit attribuer tous les qualificatifs de la variété basse définie par Ferguson.

« Il y a lieu de noter également une évolution des représentations concernant les usages interlectaux notamment chez les PE2 [Professeurs des Ecoles stagiaires en deuxième année de formation initiale] qui ont une attitude plus positive à l’égard de la pratique du discours mixte en situation informelle. Ils valorisent et assument parfaitement ce mode de communication qu’ils jugent spontané et naturel et qui reflète, selon eux, la véritable identité réunionnaise. En revanche, ils sont beaucoup moins tolérants face à l’usage de ces pratiques chez les élèves car ils estiment qu’il est important que ces derniers respectent les frontières linguistiques. Leurs attitudes qui se déclinent par la tolérance ou par la condamnation des énoncés mixtes dépendent des enjeux et de la situation de communication. […]

Le changement des représentations face au créole et aux pratiques interlectales (dans une moindre mesure) nous empêche là encore de retenir la diglossie traditionnelle comme unique cadre de définition des représentations des langues à La Réunion. Ce modèle, qui s’est révélé trop restreint, ne prend en considération ni la conscientisation de l’extension du français et du créole dans la société par les témoins, ni la diversité des usages, des attitudes et des valeurs des langues dans la communauté. […] La modification des discours épilinguistiques des enseignants sur la situation sociolinguistique de l’île demande alors une rectification du cadre interprétatif pour l’étude des représentations ». Rapanoël (2007: 554).

Un peu plus loin Rapanoël (2007 :557) propose le concept de « bi-diglossie ».

« En effet, les faits linguistiques que nous avons observés dans les interactions scolaires sont des pratiques interlectales mais que certains enseignants et élèves s’évertuent à analyser comme la dégénérescence de deux langues. L’idéologie monolingue, véhiculée par l’école, conditionne leurs représentations qui sont de ce fait structuralistes et normatives de telle sorte que le mode de communication interlectal n'est souvent pas reconnu comme une pratique langagière structurée. De ce fait, même si nos témoins ont eu un esprit d’observation aiguisé et ont tenu des discours métalinguistiques fort riches sur la variation, ils n’arrivent pas à penser la langue en dehors d’une conception homogène et développent alors une cécité et une surdité face aux pratiques qu’ils adoptent et qu’ils entendent.

Pour eux, le contact dans l’usage social de ces deux systèmes provoquerait des productions interférentielles souvent jugées « corrompues », « fautives » et surtout disqualifiantes pour leurs producteurs. Ce mode de communication identifié comme de l’« interlangue » ou du « mélange » serait alors perçu comme la variété basse de la « bi-diglossie » qui s’opposerait non plus à une mais à deux variétés hautes : le français et le créole ».

Figure 5. L’évolution des représentations de la situation sociolinguistique chez les enseignants et les élèves du primaire. (Rapanoël, 2007:558)

Cette représentation n’est pas uniquement le fait du monde enseignant (plutôt formé à enseigner la norme) mais aussi celui de l’ensemble de la société réunionnaise qui se représente souvent un « bien » parler qui est synonyme d’un parler français sans

« créolisme » ou d’un parler créole en utilisant un « vrai » ou un « gros » créole.

Pourtant, les « normes » représentées ne se traduisent pas toujours, voire rarement pour certains, en actes de parole dans les énoncés quotidiens. Dans notre milieu professionnel, nous avons rencontré et échangé avec plus de mille enseignants du premier degré au cours d’animations pédagogiques dont une partie était consacrée à leurs représentations des langues en général, et du créole et du français en particulier. Très nombreux sont les enseignants qui déclarent, parfois froidement, parfois avec de vives émotions, que certaines formations sur le créole dispensées à certains d’entre eux, les avaient déstabilisés car les modèles prescriptifs enseignés étaient très éloignés de leurs usages.

Au départ volontaires et désireux de se former pour comprendre le fonctionnement de leurs langues ou de celles de leurs élèves, nombreux sont ceux sortis de là avec un profond sentiment dysglossique tel que défini par Cellier (1985b : 18):

« Ainsi la situation de diglossie se caractérise-t-elle surtout par un dysfonctionnement

signifie : « on n’est plus à l’aise dans son créole ») et comme la pratique linguistique en tant que pratique sociale et symbolique touche le plus profond de la personne, il en résulte un dysfonctionnement plus large et généralisé pour tout le corps social : une dys-glossie.

La diglossie est faite de statut symbolique des langues en présence et de leur rapport conflictuel ; elle doit être décrite comme la convergence des phénomènes qui font la pratique sociale et notamment du langage qui leur donne toujours sa propre dimension ».

Tout en nous inscrivant dans une démarche interlectale qui donne une place centrale à l’existence d’une macro-langue unique, nous souhaitons dresser des passerelles avec des approches relatives aux langues et à leurs contacts, notamment avec les études concernant les parlers bilingues et celles étudiant les phénomènes d’interlangue en situation d’apprentissage.