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Rapprochement partiel de l’interlecte et les parlers bilingues

Première partie :

1. Problématique générale

1.2. Description sociolinguistique de la parole réunionnaise

1.2.3. Rapprochement partiel de l’interlecte et les parlers bilingues

De nombreuses recherches sur le bilinguisme et les parlers bilingues nous semblent assez proches, ou en tout cas se rapprochent, de la démarche interlectale définie par Prudent, à condition d'apporter une nuance sur la question des langues et leurs frontières. Nous sommes donc à une certaine intersection entre une linguistique de la parole et une linguistique de la langue. Il sera fait ici principalement référence à Lüdi (1996) qui propose une représentation de l’organisation des langues chez l’enfant bilingue. A la lecture de son article, nous constatons que des rapprochements sont possibles avec les recherches récentes en créolistique réunionnaise. Nous proposons une présentation (très succincte) de quelques éléments de son article en essayant de faire un rapprochement avec nos principales problématiques. Les deux premiers schémas qui suivent sont directement tirés de l’article de Lüdi. Le troisième schéma est une réadaptation réalisée par nous.

Pour présenter une idée courante selon laquelle la plupart des locuteurs se représentent des compétences linguistiques séparées pour un bilingue, l’auteur utilise le schéma suivant tout en précisant que celui-ci ne représente absolument pas la réalité.

Figure 6. Représentation courante du bilinguisme en termes de compétences séparées.

(source : Lüdi, L’enfant bilingue, chance ou surcharge cognitive)

Nous remarquons qu’il est possible ici de faire un rapprochement avec le critère d’étanchéité du concept de diglossie, et de rapprocher cette vision à la citation présentée un peu plus haut et prise sur le site de la Région Réunion où le bilinguisme « idéal » serait la somme de deux monolinguismes. Lüdi privilégie un modèle concurrentiel plus intégré:

Figure 7. Modèle concurrentiel intégré du bilinguisme.

(source : Lüdi, L’enfant bilingue, chance ou surcharge cognitive)

A la première schématisation, Lüdi ajoute une zone de contact, un système commun. Cette présentation légitime les énoncés mixtes et introduit le concept de parlers bilingues, concept qui fait peur en général à l’opinion publique.

Pour Lüdi (1996) :

« Ces énoncés sont authentiques. Ils ont été prononcés par des personnes on ne peut plus respectables. Pourtant, ils font peur. Tout le monde admettra que parler, à un moment donné, une variété spécifique de son répertoire signifie, pour le bilingue, une possibilité d'exploiter ses ressources communicatives en fonction des systèmes de valeurs en vigueur dans la société; il peut tirer profit du capital symbolique associé à ces ressources, voire l'augmenter ».

Néanmoins, dans cette représentation, Lüdi n’abandonne pas le concept de langue et surtout celui de frontière de langues. De Robillard (à paraitre) fait aussi un parallèle entre l’interlecte et les « parlers bilingues » à travers certains travaux de Py et critique la difficulté de cet auteur à se détacher d’une vision structuraliste du langage.

« Le point de vue de B. Py sur le "parler bilingue", de manière assez contradictoire, s'ancre résolument dans "la linguistique [italiques absentes de la citation originale]" (donc l'hégémonique, la mixophobe, celle qui privilégie l'apport sémiotique), en évoquant

"l'immense avantage (pour nous !) de recourir à des outils issus de la linguistique" (Py, 2004, 188), au point de préciser que "les aspects non proprement linguistiques des contacts de langues ne seront traités qu'en tant qu'ils se manifestent dans des phénomènes dont l'étude relève bien des méthodes de la linguistique" (Py, 2004 : 188, les italiques ne sont pas de l'auteur de la citation). Cela va bien entendu de concert avec l'utilisation non modalisée de l'expression "système linguistique" (1992 : 17 ; 2004 : 187, 189), ce qui permet, logiquement d'affirmer par exemple que "deux extraits sont objectivement bilingues" (Py, 2004, 192), en faisant confiance à la linguistique pour décrire le réel, et particulièrement les langues. Rien, de la panoplie structuraliste, ne manque dans cette approche du « parler bilingue » : l'importance des "traces" (2004, 196), des « marques », sans expliciter qui interprète quoi, pourquoi, comment, pour leur donner le statut de marques (1992) (sauf à soutenir que les marques sont des « en-soi » indépendants de tout observateur). De même une certaine mesure de stabilité (Py, 2004 : 190) est considérée indispensable (mais quels sont les critères de la stabilité, puisqu'elle peut n'être jamais absolue ?) et on trouve, à la même page le recours aux

« régularités » du « parler bilingue ».

L'idéologie de la prédominance de la fonction communicative est présente : la communication servirait surtout à « résoudre des ambiguïtés », « lever des malentendus », « surmonter des obstacles » (Py, 1994 : 106), ce qui est une vision bien idyllique des rapports sociaux et linguistiques, où les conflits ne sont seraient qu'une péripétie transitoire. Dans cette logique, B. Py pense donc pouvoir « rappel[er] que les mélanges de langues sont structurés et utiles » (Py, 2004 : 107), que les échanges bilingues restent conformes aux règles « notamment rituelles » qui régissent l'échange (Py, 1994 : 107), autant de thèmes que ne désavouerait pas un structuraliste. Si l'on s'arrêtait à ces indices troublants, le discours de B.

Py sur le cadre dans lequel il conçoit le "parler bilingue" pourrait se résumer de manière simple : le cadre des règles posées par la linguistique structuraliste est laissé indemne qualitativement, on en repousserait simplement quantitativement les limites, de la phrase à l' « interaction », qui constitue une sorte d'îlot synchronique: le cadre du "parler bilingue" serait en quelque sorte du structuralisme, élargi de l'énoncé à l'interaction ». De Robillard (à paraitre).

L’interlecte pourrait pourtant être représenté à partir des schémas de Lüdi en abandonnant le concept de langue homogène, ce que Lüdi ne fait pas. A La Réunion, comme la grande majorité du lexique du créole réunionnais provient du français, il est

souvent difficile dans un énoncé de dire où se trouve la frontière entre le français et le créole, car « créole et français gomment leur frontière, ils s’enchaînent, alternent, se mélangent, s’interpénètrent » (Prudent, 2002 : 200). Du fait de cette proximité linguistique entre le créole et le français, cette macro-langue peut être qualifiée de diasystème. Nous pourrions donc schématiser le concept de macro-langue de Prudent en adaptant les schémas de Lüdi de la façon suivante :

Figure 8. Proposition de représentation de la macro-langue à partir des schémas de Lüdi.

Macro langue

Pôle francophone Pôle créolophone

La construction de certaines frontières linguistiques à l’intérieur de cette macro-langue réunionnaise est un acte individuel (en fonction des représentations du locuteur) ou social (voire politique). Pour De Robillard (à paraitre) « « Parler bilingue » et « interlecte » constituent donc deux choix politiques, deux regards, enracinés dans des historicités différentes, plus que deux « objets » « descriptibles » sereinement et de manière acceptable pour tous ».

« La question principale que pose donc la perspective interlectale à la linguistique consiste à lui renvoyer en écho, une question inversée. La linguistique demande des comptes et des pièces d'identité aux langues « mixtes », « créoles », « patois » comme cela est le cas dans la plupart des travaux sur ces questions, lorsqu'elle leur demande pourquoi elles sont mélangées.

La perspective interlectale demande à la linguistique quelle est la légitimité intellectuelle et / ou politique qui la rend mixophobe, et qui lui permettrait de trouver normal de penser la linguistique à partir de catégories telles que « frontière », « système », « pureté », en ne se lassant pas de se demander pourquoi les frontières sont transgressées, les systèmes mélangés etc., et cela souvent à l'insu même des auteurs de ces articles, qui sont persuadés, avec la meilleure foi du monde, de faire l'inverse. Le point de vue interlectal a pour objectif ultime et probablement utopique compte tenu des forces politiques en présence, que l'on s'étonne des langues « pures », et que la pureté linguistique, les discours purs deviennent motif d'étonnement, d'émerveillement, objet d'étude scientifique. Elle viserait donc à ce qu'un dictionnaire des contacts de langues ne soit plus disjoint d'un dictionnaire de linguistique tout court ». De Robillard (à paraitre).

Le concept d'interlecte interroge en profondeur le concept de langue. En fonction de l'enveloppe que l’on donnera à celui-ci, des énoncés interlectaux particuliers peuvent fonctionner comme une interlangue. Néanmoins il est important d'être conscient que ce rapprochement ne concerne que des énoncés particuliers et qu'en aucun cas il ne faudrait réduire l'approche interlectale à ces énoncés.

1.2.4. Enoncés interlectaux particuliers et les phénomènes d'interlangue en situation