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Première partie. La découverte du rejet immunitaire comme obstacle fondamental

Chapitre 2. La reconnaissance progressive du phénomène du rejet et de ses causes phénomène du rejet et de ses causes

C. Le rejet, phénomène incontesté ?

Le rejet de toute allogreffe est ainsi perçu de plus en plus clairement, affirmé de façon nette, mais devra être cependant sans cesse réaffirmé face à des proclamations hasardeuses de résultats inespérés. S’il est facile chez l’animal de vérifier la survie du greffon, il est en effet plus difficile de le faire chez l’homme, ce qui supposerait une inspection invasive. Les symptômes du rejet sont parfois pris pour des signes de prise du greffon : le toucher des glandes greffées atteste pense-t-on de leur présence plusieurs semaines encore après la greffe alors qu’il s’agit de tissu cicatriciel ; la vascularisation apparente parfois autour du greffon est comprise comme un signe de prise de la greffe alors qu’elle est une étape qui mènera au rejet par le receveur159. Les résultats sont de plus encore peu

158 Rupert E. Billingham, “Transplantation: past, present and future”, Journal of Investigative Dermatology 41 (4), 1963, pp. 165-180, ici p. 166.

159 Thomas Schlich, A History of Organ Transplantation, op. cit., ch. 16 : “Methods of Monitoring the Success of Transplants”.

68 établis de manière scientifique : c’est l’adoption par la médecine au cours des débuts du vingtième siècle de la rigueur du laboratoire qui amènera à des comptes-rendus de plus en plus précis et qui établissent la réalité du rejet. Pourtant, aussi tardivement qu’en 1930, Voronoff, qui se situe délibérément hors de la médecine scientifique naissante, prétendra que ses xénogreffes de testicules ne sont pas rejetées, qu’elles connaissent une période de latence de deux à trois mois sur laquelle se fonde ceux qui l’accusent d’échec alors que la greffe ensuite s’adapte et a des effets pendant plusieurs années160.

La prétention à l’absence de rejet existe dès les origines, avec les greffes de peau mises en place par Reverdin à la fin du dix-neuvième siècle – et qui feront grandement progresser le soin des brûlures et ulcères, la greffe, même l’allogreffe, aidant à la cicatrisation par le patient lui-même. L’originalité de Reverdin fut d’opérer des greffes qui ne prélèvent que la partie la plus superficielle de la peau, ce qui en facilite la prise ; le rejet n’est pas observé par lui, car il est difficile de discerner le supposé maintien du greffon de la repousse de tissus du donneur lui-même – on hésitait d’ailleurs à pratiquer des biopsies sur des tissus greffés fragiles, précieux et en pleine cicatrisation. La technique de Reverdin sera reprise par George Pollock à Londres qui lui sera attentif au rejet des allogreffes – tout en percevant leur valeur thérapeutique indéniable161. En plus d’autogreffes prélevées sur une de ses patientes, Pollock réalise sur elle en effet deux allogreffes, à partir d’un donneur noir et de lui-même :

He noted an ulceration in the wound which gradually destroyed the black man's skin as well as the skin taken from his own arm. Pollock was observing the first known homograft rejection in a burned patient, and was also observing the delayed rejection of homografts often seen in burned patients. He further noted that these homografts seemed to stimulate spontaneous healing in the wound, and seemed to increase the size of the autografts162.

Reverdin, l’inventeur de la technique reprise par Pollock, est lui moins perspicace quant à la réussite des greffes qu’il entreprend.

Dans mes premières greffes, j'avais pris le tégument du sujet lui-même, mais je me suis bientôt assuré que le résultat était le même en transportant des greffes d'un sujet sur un autre ; ce fait a été surabondamment démontré. On peut même se servir de lambeaux pris sur des membres amputés récemment, comme cela a été mis en pratique dans plusieurs hôpitaux de Londres (Guy's H. Saint-Barthélémy), à Belfort par M. Prudhomme, par M. Aubert à Lyon, et M. Hofmolk à Vienne. M. Prudhomme a même pris des greffes sur des cadavres peu de temps après la

160 Id., p. 177.

161 Felix Freshwater, Thomas J. Krizek, “Skin Grafting of Burns: a Centennial. A Tribute to George David Pollock”, The

Journal of Trauma 11, 10, 1971, pp. 862-5.

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mort. Si j'indique ici ces faits c'est qu'ils peuvent avoir un intérêt dans quelques cas. J'ai bien souvent coupé les lambeaux sur moi-même pour les greffer à des malades qui se refusaient à l'opération, la croyant douloureuse. […] J'ajouterai que les lambeaux greffés ont pu être pris par moi et par d'autres sur des nègres ; qu'on peut aussi greffer des lambeaux provenant de différents animaux. […] J'ai dit qu'on peut transporter les greffes d'un sujet sur un autre, d'un nègre sur un blanc, et réciproquement. Je crois être le premier à avoir fait ces expériences, que j'ai répétées bien des fois, et dont la seconde a été depuis faite par MM. Pollock et Johnson Smith. […] On peut greffer sur l'homme ou sur un animal des lambeaux provenant d'un autre animal d'espèce différente. C'est ainsi que, par exemple, j'ai greffé sur l'homme des lambeaux empruntés au lapin, Hofmolk, la peau du chien, Philippe, la peau du chien et du lapin, etc. Sur le lapin, j'ai greffé des lambeaux pris sur l'homme et sur le chat, sur le mouton, des lambeaux pris sur l'homme. Un médecin russe a greffé sur le chien un lambeau pris sur lui-même, et M. Czerny la peau du lézard sur la grenouille. Il ressort de ces expériences, qui pourront, on le comprend, être multipliées et variées à l'infini, que la greffe peut se faire non seulement d'un animal à un animal voisin, mais même franchir les limites de l'espèce et de la famille. Ce n'est pas certes un des résultats les moins curieux de nos recherches163.

Lexer – bien plus tard - est au contraire très ferme contre ces prétentions d’avoir pratiqué des allogreffes de peau réussies ; il accuse ceux qui soutiennent avoir obtenu de tels résultats de mauvaise interprétation :

The reports in the literature of fortunate healing of transplanted skin or epidermis form the dead body or from animals, are the result of erroneous observation. […] Healing has been accomplished by replacement of the flap with normal skin […]: this has been interpreted as successful transplantation. […] I […] believe that the above mentioned conclusions are the results of faulty observations164.

Carrel est lui aussi sans ambiguïté dans la description du résultat de ses greffes de rein chez l’animal. Maintenant un rein fonctionnel chez le receveur, il en greffe un autre venu d’un autre individu de la même espèce. L’animal survit grâce à son rein autologue, mais l’autopsie pratiquée deux ans après est sans contestation possible : “The anatomical examination performed a year or two after the operation showed that the transplanted kidneys had become completely atrophied.165

Mais ça n’est qu’avec les expériences décisives de Medawar à partir de 1943 que le rejet sera définitivement établi : “consensus on the fate of homografts would not be reached for another 50

163 Jacques-Louis Reverdin, De la greffe épidermique, Paris, 1872, p. 8, 9 et 64. 164 Erich Lexer, “Free transplantation”, art. cit., p. 172-3-4.

165 Alexis Carrel, conférence de réception du prix Nobel, art.cit.. David Hamilton souligne qu’il est plus difficile d’observer le rejet dans le cas des greffes de peau que dans celui des greffes d’organe, où la fonction cesse quand il y a rejet ; David Hamilton, A History of Organ Transplantation, op.cit., p. 81.

70 years”166. En 1942 il faudra encore à Brown réitérer la réfutation des prétentions à la prise des allogreffes de peau :

These [homo]grafts will take almost universally even without regard to blood grouping. […] However, they will not persist in place over 10 to 11 weeks, and usually begin to disappear at the third week by a sort of solution of the graft […]. It would appear that the proteins in the homograft are antigenic and that the host requires about three weeks to build up a maximal allergic response to them. If a second crop of hemografts [sic] from the same donor were applied to the patient at this time, one would expect almost complete failure to take. […] Any previous attempts to “desensitize” the patient to the donor’s skin proteins would probably decrease the chances of take. […] The emergency “dressing” of wounds in homografts is employed occasionally as al life-saving measure and in intractable children. Large sheets are taken from the donor and applied quickly, about as a dressing of the wound. The effect is stopping of pain; and the necessity of care, improvement generally, cleaning up locally, so much that there may be a marked stimulus in the patient’s own epithelization, have been misinterpreted by some observers as a permament [sic] survival of the homograft. According to Dr. Leo Loeb, no two individuals are exactly alike, and with our present knowledge, there is no use to expect a homograft to survive. Much work has been done along these lines, and if the problem could be solved, one of the greatest possible advances would have been accomplished.167

Le retard d’une telle reconnaissance étonne également Loeb en 1930 – qui lui s’émerveille de ce pouvoir de discrimination du corps et en fait son objet d’étude comme facteur permettant d’en comprendre « l’individualité » :

Carried on […] in a more or less hapazared way the study of transplantation dates back a considerable number of years. […] It is, however, only recently that the difference in the result of auto and homoiotransplantation has been more generally recognized. On the other hand, that heterotransplantation does usually not succeed has been established considerably earlier168.

De telles prétentions à des réussites d’allogreffes se trouvaient déjà à l’époque des premières rhinoplasties par Tagliacozzi. C’est selon François Delaporte une des causes de l’abandon de la procédure pourtant efficace de l’autogreffe de Tagliacozzi par utilisation d’un lambeau brachial pour reconstruire le nez : on a assisté à la « substitution du fantasme de l’allogreffe avec donneur au procédé de l’autogreffe »169. Ce recours fantasmé à l’allogreffe a nourri, par ses échecs, un discours antiscientifique et fait perdre l’usage de la procédure de Tagliacozzi170.

166 Barker C, Markmann JF, “Historical Overview of Transplantation”, art. cit., p. 2.

167 James B. Brown, Franck McDowell, “Epithelial Healing and the Transplantation of Skin”, art.cit., p. 1176-7-8. 168 Leo Leob, “Transplantation and individuality”, Biological Bulletin 40 (3), 1921, pp. 143-80, ici p. 145. 169 François Delaporte, Visages de la médecine, op. cit., p. 64.

71 Pourtant, à l’époque de Tagliacozzi, un discours déjà anticipait la possibilité du rejet – comme les échecs de transfusion sanguine avaient pu être anticipés171. Tagliacozzi lui-même argumente ainsi contre la possibilité de l’allogreffe :

The singular character of the individual entirely dissuades us from attempting this work on another person. For such is the force and the power of individuality, that if anyone should believe that he could accelerate and increase the beauty of union, nay more, achieve even the least part of the operation, we consider him plainly superstitious and badly grounded in physical sciences172.

Ce qui fera barrière selon Tagliacozzi, c’est un “singularem illum individui characterem”. De la même manière Manuzzi, à qui on demande de prendre la peau de quelqu’un d’autre pour réaliser la technique de la rhinoplastie, décline la demande : “it would be of no avail, for being another’s flesh it would not unite”173.

Mais ces raisons anciennes d’anticiper le rejet peuvent à peine être considérées comme de véritables ancêtres des théories du rejet qui émergent à partir du début du vingtième siècle, tant elles sont formulées dans un langage nébuleux qui ne permet aucune vérification précise. C’est ainsi que Fleck souligne que, si les anciennes théories restent présentes dans la formulation des plus récentes, il est très difficile de les faire correspondre, de les traduire l’une dans l’autre et de trouver des prédécesseurs. Ce que montre cette lente reconnaissance du rejet, c’est bien que les nouvelles théories, comme le dit Fleck également, prennent du temps avant de pleinement se saisir de leurs propres intuitions, qui sont le développement, parfois non linéaire, d’intuitions balbutiantes, encore mal explicitées. C’est avec Medawar, c’est-à-dire avec la formulation d’une explication immunologique précise du phénomène du rejet, que celui-ci sera pleinement reconnu comme un fait. Tant nos capacités d’observation dépendent de nos théories, comme Alain l’avait déjà souligné.

La reconnaissance encore incomplètement partagée de l’existence du rejet dans le cadre de l’allogreffe n’empêcha pas néanmoins d’en proposer des explications déjà, qui seront là encore oubliées un temps, et manquaient sans doute d’un cadre théorique affermi pour être pleinement audibles et convaincantes ; et même des ébauches de traitement, qui bien qu’inefficaces étaient prometteuses.

171 Ibid., ch. 1, « Le sang des bêtes ».

172 David Hamilton, A History of Organ Transplantation, op. cit., p. 18. 173 Cité in Ibid., p. 19.

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II. La nature du rejet

La greffe, après avoir été établie théoriquement, par le biais des greffes de glandes, comme un concept prometteur, bute désormais, en se resserrant sur son application aux allogreffes d’organes solides, sur le phénomène du rejet. Si comme on l’a vu les recherches plus ou moins fantaisistes continuent autour des greffes de glande sexuelles, la médecine liée à la science la mieux validée de l’époque abandonne la recherche d’une application clinique à court terme des procédures de greffe. La greffe s’éloigne ainsi de la clinique : après le début du vingtième siècle (Ullmann, Jaboulay), et ceci dès Carrel, les greffes de rein par exemple ne seront plus qu’expérimentales, en laboratoire, sur des modèles animaux – à l’exception d’une tentative chez l’homme par Voronoy en 1936 en Ukraine. Loin de l’application clinique, la greffe se cantonne alors au laboratoire, devient un objet de recherche théorique, pour mieux comprendre le rejet, et également un moyen d’enquête scientifique pour d’autres questions, comme on le décrira plus loin. L’esprit de l’époque est à favoriser les recherches théoriques plutôt qu’appliquées, considérées comme moins scientifiques174. Les médecins sont découragés d’entreprendre des recherches pour la clinique ; on postule une séparation stricte entre activité scientifique et activité pratique visant la guérison : “medical science is a contradiction in terms. There is no such thing. You should begin with chemistry of proteins.”175 Des concepts essentiels sont pourtant alors mis en place, même si, oubliés, ils auront à être redécouverts quand la perspective de la clinique sera ranimée à l’issue de la seconde guerre mondiale.

Trois découvertes seront faites quant à la nature du rejet : sa nature immunologique ; son effectuation, dans le cadre de l’allogreffe, principalement par les lymphocytes – à une époque où l’immunologie est centrée, et pour longtemps encore, sur les anticorps, c’est-à-dire la réponse immunitaire humorale ; son déclenchement par la reconnaissance de marqueurs d’une individualité étrangère sur les cellules du greffon. Ce qui impressionne donc ici à nouveau c’est combien tous les éléments nécessaires à la compréhension des mécanismes de l’allogreffe étaient déjà présents, mais de manière éparse, et sans se voir donner la cohérence d’un cadre capable de les penser ensemble.