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Première partie. La découverte du rejet immunitaire comme obstacle fondamental

Chapitre 1. La surprise des premiers échecs

A. Le cadre de l’anatomo-physiologie

Les greffes ont d’abord été pensées comme pouvant concerner les membres - on en trouve une attestation dans la légende de saints Côme et Damien rapportée au 14ème siècle par Jacque de Voragine dans la Légende dorée réputés avoir greffé une jambe à un individu victime de gangrène , la peau (Tagliacozzi), les os, les dents (Hunter au 18ème siècle) : tout ce qui dans une anatomie encore balbutiante semblait évidemment remplaçable et était identifié comme remplissant une fonction dont il fallait suppléer la défaillance, ou plutôt l’absence du fait d’un traumatisme. Carrel lui-même dans sa conférence de réception du prix Nobel parle dans un même mouvement de ses tentatives de greffes d’organes et de membres. Pourtant, les greffes de membres seront les dernières à être tentées historiquement, alors que la voie royale vers les greffes sera tracée par la volonté de greffer les reins, l’organe le moins aisément identifié du corps par la conscience commune,66 qui sera seulement ensuite suivi d’organes plus facilement identifiés comme le foie et surtout le cœur, mais aussi les poumons, les intestins. La peau sera elle un objet d’attention précoce, notamment du fait de la volonté de soigner les brûlures étendues, mais les résultats seront longtemps mal interprétés.

La volonté même de greffer des organes, des glandes principalement à la fin du dix-neuvième siècle et encore au début du vingtième siècle, suppose en réalité comme l’a montré Thomas Schlich l’essor de la pensée anatomo-physiologique. Seul un cadre de pensée qui relie les fonctions du corps à des organes relativement précis peut envisager le remplacement d’un organe interne caché à la vue pour éliminer des symptômes fonctionnels visibles. Michel Foucault a insisté sur cette constitution de la clinique comme anatomo-pathologie au 19ème siècle, consistant à rapporter un ensemble de symptômes de cause mal connue à une lésion organique ou tissulaire précise, via l’autopsie

postmortem, qui permet de rendre visible par l’ouverture des corps des processus invisibles, ou plutôt

leurs résultats, dans une pensée qui accepte de passer par la mort pour dévoiler les processus, normaux comme pathologiques, de la vie67.

Cette nouvelle conception du corps est, de manière indissociable, une nouvelle conception de la maladie, qui n’est plus comprise selon le modèle antique humoral comme un déséquilibre du tout de l’organisme dû aussi à son rapport à son environnement, mais comme une affection due à des lésions

66 Canguilhem rapporte dans Le normal et le pathologique le mot d’un médecin déclarant qu’un patient qui se plaint des reins est un patient qui n’a rien aux reins, ceux-ci étant en général très mal localisés.

67 Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, Puf, 1963 ; particulièrement les chap. vii, viii et ix (« Voir, savoir » ; « Ouvrez quelques cadavres » ; « L’invisible visible »).

38 localisées qui ont un impact fonctionnel. S’ouvre alors à la possibilité de greffer, non seulement les parties du corps manquantes ou abîmées suite au traumatisme (peau, membres, os), mais les parties internes, les organes. C’est alors tout le champ des maladies chroniques, silencieuses et apparemment irréversibles, qui devient susceptible d’être soigné. Le paradigme anatomo-physiologique « ouvre une voie prometteuse à la chirurgie ; celle de s’attaquer à la racine locale, matérielle, de la maladie.68 » Cela est permis parallèlement par les progrès de la chirurgie au 19ème siècle, particulièrement ceux de l’asepsie (et antisepsie) et de l’anesthésie. Il devient possible alors d’accéder à l’intérieur du corps vivant, et plus seulement à l’intérieur du cadavre par l’autopsie postmortem – c’est également le moment où la chirurgie, de discipline longtemps méprisée, devient le fleuron de la médecine moderne et le chirurgien le héros d’une médecine enfin efficace69. Chirurgie et paradigme anatomo-physiologique sont en effet intrinsèquement liés : la chirurgie découpe le corps pour soigner, extirper le mal, selon les lignes qui ont été tracées par le modèle anatomique, et elle apporte en retour ses enseignements, issus de l’exploration des corps, pour affiner le paradigme. La pratique de la chirurgie et le modèle de l’anatomo-physiologie sont ainsi solidaires, ils sont comme les deux faces d’une même médaille même si leurs perspectives sont également diamétralement opposées - mais c’est cette opposition qui permet à chacune d’être féconde pour l’autre. En effet, comme le souligne François Delaporte, chirurgie et anatomie sont très proches tout en étant d’esprit presque opposé : la chirurgie répare, refait et unit, là où l’anatomie sépare, défait et isole70.

Cette solidarité du projet de réaliser des greffes avec le basculement du paradigme humoral71 au paradigme anatomo-physiologique est parfaitement résumée par Thomas Schlich :

Until well into the 1800s, the body was seen as an individual and functional unit, interacting with its environment. Diseases were thought to be caused by disruptions in the balance of the body’s fluids and the result of the sick person’s way of life or some other environmental factor. Accordingly, treatment would focus on rebalancing the body’s fluids through procedures such as vomiting, purging, and bloodletting. Within such a framework replacing an organ wouldn’t have made much sense. But in the second half of the 19th century, surgeons began to view the body as a composite of organs and tissues with specific functions and realised that surgery could be used to remove diseased tissues or restore function72.

68 David Hamilton, A History of Organ Transplantation, op. cit., p. 62.

69 Anne-Laure Boch, « Une éthique pour la chirurgie », Traité de bioéthique II (Martin Hirsch éd.), Paris, Eres, 2010, p. 434.

70 François Delaporte, Visages de la médecine, op. cit., p. 51.

71 Le paradigme humoral, de l’équilibre des « humeurs » issu de la médecine antique, reste présent dans le vocabulaire de l’immunologie qui décrit la réponse immunologique effectuée par les anticorps circulant dans le sang, par opposition à la réponse cellulaire effectuée par les lymphocytes, comme « humorale ». Les lymphocytes ont longtemps été conçus comme ne circulant pas dans l’organisme. Mais une fois intégré à la description des mécanismes de la science biomédicale moderne, la nuance ancienne du terme « humoral » devient imperceptible.

72 Thomas Schlich, “The Origins of Transplantation”, art. cit., p. 1372. Voir aussi Thomas Schlich, The Origins of Organ

39 Schlich souligne l’importance du chirurgien suisse Theodor Kocher comme un des pionniers de l’application et de l’enrichissement de ce nouveau paradigme.

The Swiss surgeon Theodor Kocher (1841–1917) was an early exponent of this new type of surgery. In his hands the goitre operation became such a safe procedure that he started removing the whole organ to prevent recidivism, which was a common problem at a time when neither thyroid function nor the aetiology of goitre was known. It took years until Kocher noticed that patients who had undergone radical thyroidectomy developed a particular syndrome showing the signs of what we now know is hypothyroidism and, in children, cretinism. In response to this unexpected complication, Kocher tried to reverse the procedure. In July, 1883, he transplanted thyroid tissue into a patient who had undergone radical thyroidectomy. As an attempt at curing a complex internal disease by replacing an organ this operation constitutes the first organ transplant in the modern sense73.

Le paradigme anatomo-physiologique est ici solidaire de l’invention du paradigme hormonal, et de l’essor de la chirurgie plastique reconstructrice. Les procédures de Kocher correspondent particulièrement au paradigme, constitutif de l’anatomo-physiologie, de la médecine expérimentale de Claude Bernard, avec le vœu d’être capable à volonté d’infliger et supprimer ensuite une affection. Ici, les thérapeutiques ont bien également une valeur expérimentale, en ce qu’elles démontrent le lien nécessaire et suffisant entre l’organe (la glande thyroïde) et la fonction. C’est pourquoi, on y reviendra plus longuement, les cliniciens, et Kocher en l’occurrence le soulignera vigoureusement, ne font pas ici qu’appliquer des découvertes de la science biomédicale, mais la font également progresser, accompagnant leur activité clinique d’une activité d’expérimentation réglée en laboratoire. Claude Bernard lui-même préconisait le passage du clinicien au laboratoire, et fut constamment soucieux du lien entre clinique et biologie fondamentale74. Ainsi les cliniciens ne faisaient-ils pas progresser que la thérapeutique, empiriquement ou en application de la science constituée de l’époque, mais d’un même geste la compréhension de la physiologie normale ainsi que de l’étiologie des pathologies.

Surgeons and physiologists removed the thyroid of animals and meticulously documented the effects; they cross-checked their observations by reinserting the organ as a transplant. Researchers were thus able to elicit and stop disease symptoms at will, using experimental animals under the controlled conditions of the laboratory. Other organs were then investigated in the same way, starting with endocrine glands such as the pancreas, but soon surgeons turned to non-endocrine organs, for example the kidney. Organ deficiency was identified as the cause of hitherto mysterious diseases. To determine the cause of these illnesses, researchers literally separated organs from their bodily context. Experimental removal and transplantation of the pancreas in dogs, for example, played a key part in redefining the disease as a result of the failure of the islets of Langerhans in the organ. In due course, Kocher became the first surgeon to win the Nobel Prize for Physiology or Medicine […].75

73 Id.

74 David Hamilton, A History of Organ Transplantation, op. cit., ch. 5 : “Clinical and Academic Transplantation in Paris”. 75 Thomas Schlich, “The Origins of Transplantation”, art. cit., p. 1372.

40 Ce nouveau paradigme de l’anatomo-physiologie permet également de soutenir l’idée qu’un organe séparé de son corps d’origine peut rester fonctionnel pendant un certain laps de temps (le temps d’ischémie), dont on découvrira qu’il doit être le plus bref possible si on veut le transplanter avec succès. Hunter déjà au dix-huitième siècle avait entrepris des recherches pour explorer les capacités de différentes parties du corps à conserver leur « principe vital » une fois séparées du corps, percevant déjà une inertie relative des processus physiologiques dans les parties du corps après la mort ou après séparation du tout de l’organisme.76 Paul Bert également, au dix-neuvième siècle, avait recherché les conditions optimales assurant la survie d’un greffon.77 Cette intuition d’une relative indépendance des organes et parties du corps à l’égard du tout dont ils peuvent brièvement être séparés sert de fondement à l’entreprise des greffes, qui viendra en retour conforter l’intuition. Ullman rappelle ce réquisit fondamental dans un article de 1914 présentant ses différentes expériences de transplantation :

If one removes a portion of tissue from the body, it does not die at once, it retains its viability for a variable length of time. The viability of this removed tissue varies according to the nature of the source and the type of the tissue, the duration of its life depends upon its environment, as the temperature, etc. Plant grafts survive their removal for a long period of time; animal tissues a shorter period, and tissue from the more highly differentiated and organized animals dies sooner than that from the lower species.78

Ce réquisit est également souligné par Lexer :

The solution of the problem to obtain a successful result lies in the study of the properties of the tissue to be transplanted. […] The life of some tissues survives the life of the body as a whole. It is thus possible to transplant successfully such tissue from a corpse to a living organism79.

Cette attestation d’une survie des tissus hors du corps qui avait été anticipée selon la pensée anatomo-physiologique allait lancer les recherches sur la conservation optimale des greffons durant l’ischémie. Cette conservation oscillera pendant toute l’histoire des greffes entre deux options techniques concurrentes : celle de la préservation à température normale ou la préservation à froid. La préservation à une température normale semble plus naturelle ; elle favorise le maintien de la vitalité des tissus mais les processus de dégradation des tissus et possiblement le développement d’infection s’y opèrent plus rapidement. Le stockage à froid au contraire permet de ralentir les processus

76 David Hamilton, A History of Organ Transplantation, op. cit., p. 41. 77 Ibid., p. 70.

78 Emerich Ullman, “Tissue and Organ Transplantation”, Annals of Surgery 60(2), Aug 1914, pp. 195-219, ici p. 195. 79 Erich Lexer, “Free transplantation”, Annals of Surgery 60(2), Aug 1914, pp. 166-194, ici p. 168.

41 physiologiques qui ont cours dans le greffon pendant l’ischémie, et c’est cette option, préconisée déjà par Paul Bert, qui aura le plus de succès. La question de la conservation des organes prélevés restera cependant longtemps discutée, entre stockage à froid ou à température physiologique. Alexis Carrel, lui-même adepte du « cold storage », entreprendra à la fin de sa vie avec la collaboration de l’aviateur Charles Lindbergh une série d’expérimentations sur la conservation des organes dans un appareil imitant les conditions physiologiques normales, l’organe séparé du corps restant alimenté en permanence par une circulation sanguine mécanisée.