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Première partie. La découverte du rejet immunitaire comme obstacle fondamental

Chapitre 1. La surprise des premiers échecs

B. L’impulsion de l’imaginaire

Ce n’est cependant pas le seul paradigme scientifique de l’anatomo-physiologie qui alimenta les tentatives de greffes. On n’a pas attendu en effet l’établissement de ce paradigme au fur et à mesure du 19ème siècle pour rêver à la greffe, et même pour commencer à la pratiquer expérimentalement, au moins en ce qui concerne les parties non vitales comme la peau, les os, les dents. Comme le souligne Gaston Bachelard, il y a une rêverie symbolique, poétique, à la racine des entreprises scientifiques les plus rationnelles et précises. Cette rêverie première est l’aliment indispensable de l’enquête, mais cette impulsion, d’initiatrice de la recherche, constituera ensuite un obstacle à surmonter : « On ne peut étudier que ce qu’on a d’abord rêvé. La science se forme plutôt sur une rêverie que sur une expérience, et il faut bien des expériences pour effacer les brumes du songe. » Il faudra ensuite purifier l’imaginaire scientifique de cette rêverie première, image motrice et image écran à la fois, au fur et à mesure des expériences, pour accéder à un amour plus vrai de l’objet choisi et libérer l’imagination pour des expériences réellement scientifiques. Mais dans la critique même de l’image initiale celle-ci perdurera ; tant « on ne résiste jamais complètement à un préjugé qu’on perd beaucoup de temps à attaquer.80 » C’est ainsi que la greffe a aussi été rêvée par l’humanité avant d’être entreprise de manière méthodique.

La greffe a pu être pensée également selon les paradigmes médicaux anciens, comme le montre Delaporte dans son étude des débuts de la transfusion – la transfusion étant bien une sorte de greffe, bien que temporaire. On cherchait ainsi par la transfusion à équilibrer un caractère donné, en transfusant par exemple un sang chaud à celui qui a le sang trop froid et peu dynamique.81 De même, Paracelse pensait la maladie comme une plante qu’on pouvait transplanter ; dans la pensée des transfusions, il s’agissait au contraire de transplanter la bonne santé.82 L’article « Greffe » de

80 Id., p. 116.

81 François Delaporte, Visages de la médecine, op. cit., p. 25. 82 François Delaporte, Visages de la médecine, op. cit., p. 36.

42 l’Encyclopédie suppose même que la transplantation peut avoir l’effet de rajeunir les personnes âgées.83 Cet usage des greffes sera proposé dans les années 1920 par Voronoff qui prétendait redonner une vitalité déclinante par des greffes de testicules de singe et qui rencontra longtemps un immense succès avant d’être décrédibilisé84, s’appuyant lui sur les promesses des hormones nouvellement découvertes. On voit donc que les greffes ont aussi pu être entreprises du fait d’une persistance d’éléments symboliques du paradigme médical précédant celui de l’anatomo-physiologie.

Ce qui soutint également l’impulsion, ce fut sans doute également l’assimilation au paradigme de la greffe végétale, procédure à la fois impressionnante, poétique, et bien établie. On trouve déjà le parallèle chez Tagliacozzi, même si celui-ci reste prudent quant à la réelle faisabilité de la greffe chez les animaux ; en droit, celle-ci doit être tout autant possible que la greffe horticole :

En fait, le lambeau de peau peut provenir du corps d’un autre. Nous pouvons le prouver et par l’autorité des Anciens et par la raison. Si on considère la chaleur naturelle et innée du corps humain, aussi bien que la nature des tempéraments et leurs affinités, on comprendra qu’il n’est pas absurde de penser que le greffon puisse être séparé et pris du corps d’un autre. […] Caton nous dit que des plantes diverses par leur propriété, et non par leur nature, comme l’est un noble cépage avec un plus commun, peuvent être greffées ensemble. Columelle démontre que l’union de différentes espèces, comme l’olivier et le figuier, peut être effectuée avec succès. En effet, la partie greffée transforme et assimile la sève du végétal qui le reçoit. A plus forte raison, la peau d’un individu peut convenir à son semblable. Pourquoi la peau d’une personne ne pourrait-elle pas servir de greffon pour une autre ?85

En droit, rien ne semble empêcher la possibilité de la greffe, fondée sur une analogie qui s’avérera abusive entre végétal et animal. Hamilton souligne que dans ses techniques chirurgicales Tagliacozzi s’inspire directement des techniques horticoles86. Il cite également un chirurgien anglais du 17ème siècle, Read, qui se fonde sur la même analogie pour justifier la possibilité de la greffe humaine : “what should hinder a piece of one man’s body from being ingrafted into another’s, seeing both are of the same kind, and nothing near as different as one kind of tree is from another ?”87 C’est ainsi que Hunter voit dans la capacité d’adhérence des tissus greffés dans un autre organisme une qualité universelle du vivant, bien que d’intensité variable selon les règnes :

83 Id.

84 Thomas Schlich, The Origins of Organ Transplantation, op. cit., chap. 11, et David Hamilton, The Monkey Gland

Affair, Londres, Chatto & Windus, 1986.

85 G. Tagliacozzi, De curtorum chirurgia per insitionem, Venetiis, apud G. Bindonum, jun. 1597, 6-I, xiii, p. 59-60, cité in François Delaporte, Visages de la médecine, op. cit., p. 45.

86 David Hamilton, A History of Organ Transplantation, op. cit., p. 17. 87 Ibid., p. 24.

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The success of the [grafting] operation is founded on a disposition in all living substances to unite when brought into contact with one another, although they are of different structure, and even although the circulation is only carried on in one of them. This disposition is not so considerable in the more perfect animals, such as quadrupeds, as it is in the more simple or imperfect, nor in old animals, as in the young.88

Une telle « disposition », bien qu’incitant à la greffe, reste bien peu délimitée, et l’on peut penser que Hunter serait bien en peine de la caractériser précisément, malgré la prétention qu’il en a de la classifier de manière quantitative, du plus au moins, à travers l’échelle des vivants.

Ainsi, en croisant l’impulsion du paradigme anatamo-physiologique nouveau et les rêveries anciennes sur la greffe végétale, tout semblait pouvoir mener, avec l’élaboration de techniques nouvelles, à la faisabilité des greffes au tournant du vingtième siècle, qui ne prendront pourtant leur essor réel dans la clinique qu’à partir des années 1960 :

With the general acceptance of the idea of organ replacement around 1900, it seemed to be only a matter of time until all diseased organs and tissues could be replaced by healthy ones, and surgeons were busy developing techniques to make that possible.89

C’est bien la rencontre inattendue du phénomène du rejet immunitaire, qui demandera d’être reconnu, expliqué et contourné, qui mènera à l’abandon progressif mais presque total des tentatives de greffes après la première guerre mondiale et à leur reprise seulement après la seconde guerre mondiale. Il reste alors à expliquer pourquoi le rejet représenta une telle surprise, révélant a posteriori des attentes implicites qui s’avérèrent déçues.

88 Cité in David Hamilton, A History of Organ Transplantation, op. cit., p. 39. Cette confiance de Hunter vient d’une généralisation abusive à partir de ses célèbres expériences de greffes de griffes autologues puis de dents humaines sur la tête de coqs. Voir aussi Nicholas Tilney, Transplant, op. cit., p. 22.

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III. Pourquoi l’existence du rejet a-t-elle suscité l’étonnement ?

Il nous semble qu’il y a plusieurs raisons à un tel étonnement, qui peut lui-même nous étonner. Le rejet a suscité la perplexité tout d’abord parce qu’il n’apparaît pas immédiatement après la greffe, la réaction immunitaire contre le greffon se déclenchant pleinement après un certain temps seulement : on a ainsi cru que les greffes réussissaient dans un premier temps, une fois la technique mise au point, et leur échec au bout de plusieurs jours semblait inexplicable. De plus, les causes anticipées de l’échec étaient situées ailleurs : dans une incapacité du greffon à se « nourrir » dans son nouvel environnement- il y a un paradigme « nourricier » très présent dans la pensée des médecins de l’époque -, à s’y « adapter », et non dans une réaction immunitaire. Troisièmement, le paradigme végétal de la greffe, qui a stimulé l’imaginaire des praticiens, faisait aussi écran à la pleine reconnaissance du rejet, car celui-ci n’existe pas chez les végétaux – chez qui on rencontre l’absence de prise de la greffe, mais non son rejet après un laps de temps. Enfin, on peut penser que ce sont des conceptions relativement frustes de l’unité et de l’individualité organiques qui amenaient à postuler une échangeabilité de principe des parties des corps entre eux ; les expériences de la greffe firent éclater les insuffisances de ce cadre de pensée et obligèrent à le renouveler.