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Première partie. La découverte du rejet immunitaire comme obstacle fondamental

Chapitre 3. Le rejet normalisé dans le cadre de la pensée immunologique. pensée immunologique

A. Une anomalie

La découverte de la tolérance, exception notable au phénomène du rejet, fut faite par Medawar par un relatif hasard, à partir du problème qui lui fut posé par Hugh Donald à un congrès de génétique à Stockholm en 1948, celui de distinguer chez le veau les individus qui sont des vrais jumeaux (monozygotes) ou faux jumeaux (dizygotes). Le problème est important en pratique pour les éleveurs car les femelles qui ont eu un frère jumeau subissent un dérèglement hormonal qui les rend stériles et inaptes à produire du lait – elles ne sont donc pas aptes à l’exploitation. C’est la condition nommée en anglais « freemartinism », qui avait déjà été décrite au dix-huitième siècle par Hunter, qui l’appelle une « expérience de nature ».445 L’intérêt de Donald, chef du Conseil pour la recherche en agriculture d’Edinburgh, était de plus théorique. En étudiant le développement des vrais jumeaux par opposition à celui de faux jumeaux, il espérait pouvoir distinguer les effets génétiques des effets environnementaux dans le développement d’un individu. Les différences entre vrais jumeaux élevés dans des environnements différents pourraient être attribuées à des facteurs environnementaux, et les différences entre faux jumeaux élevés dans un même milieu pourraient être attribuées aux facteurs génétiques. Toute l’entreprise supposait donc de pouvoir déterminer avec certitude, parmi les paires de jumeaux chez le veau, celles qui étaient des jumeaux monozygotes de celles qui étaient des jumeaux dizygotes (ou « faux jumeaux »).

Medawar rapporte que, fort de son établissement du phénomène du rejet, qui consiste à rejeter toute greffe d’un individu de constitution génétique différente mais à accepter celles depuis un jumeau monozygote qui a la même constitution que soi (puisque les jumeaux monozygotes sont issus d’un même œuf originel et ont en fait à l’origine été bel et bien un seul individu), il propose une solution qui semble évidente :

‘My dear fellow,’ I said in the rather spacious and expansive way that one is tempted to adopt at international congresses, ‘in principle the solution is extremely easy: just exchange skin grafts between the twins and see how long they last. If they last indefinitely you can be sure these are identical twins, but if they are thrown off after a week or two you can classify them with equal certainty as fraternal twins.’446

445 Nicholas Tilney, Transplant…, op. cit., p. 113. Le terme d’“experiment of Nature” est baconien. 446 Peter Medawar, Memoir…, op. cit., p. 111.

161 Medawar se propose même imprudemment pour opérer lesdites greffes. Rappelé à sa promesse par Donald quelques temps après, il s’exécute de mauvaise grâce mais obtient un résultat stupéfiant, totalement en désaccord avec ses connaissances établies du rejet : aucun des animaux testés ne rejette de greffe, alors que certains d’entre eux, des paires mâle – femelle, sont sans aucun doute possible des jumeaux dizygotes de patrimoine génétique différent ! Medawar souligne que la greffe de peau avait déjà été utilisée en médecine médico-légale pour clarifier des questions de parenté447 ; mais les résultats obtenus sur l’animal ne sont pas du tout ceux attendus.

There is […] a clear prima facie case for supposing that the interchange of skin grafts should make it possible to distinguish with complete certainty between monozygotic and dizygotic twins in cattle. […] [But] it proves that skin interchange cannot be used for distinguishing monozygotic from dizygotic twins in cattle. Dizygotic twins in cattle, whether of like or unlike sex, are in some manner mutually desensitized to grafts of each other’s skin.448

Medawar pensait effectuer une « experiment of use », dans laquelle il applique de manière pratique un savoir constitué sur lequel il peut compter449 ; il découvre qu’il effectue une « experiment of light » en réalité, aidé en cela par une « experiment of nature » qu’il saura ensuite reproduire en laboratoire. Comme le souligne Hamilton, c’est le rapport constant de Medawar avec l’animal intact, comme avec la clinique, qui lui permet de déceler la complexité et les paradoxes du fonctionnement du système immunitaire : “I think he stood in awe of the complexity of the intact immune system. This reverence has been justified by the observation of a number of paradoxes.”450

La force de Medawar aura été d’immédiatement comprendre le phénomène observé comme contredisant la théorie qu’il venait pourtant d’aider à établir, celle de l’universalité du rejet d’un tissu étranger. C’est en un sens la conscience pleine de ce phénomène qui lui permet justement de repérer le non rejet de greffe chez les jumeaux dizygotes comme une anomalie par rapport au paradigme. Medawar pourra ensuite prendre en compte cette anomalie pour l’intégrer au paradigme, enrichir ce dernier et rendre l’anomalie justement prédictible selon le paradigme du rejet remanié. C’est pourquoi, encore plus à partir de la perception du phénomène de tolérance, Medawar parle du rejet comme d’un « fait » expérimental et comme une « loi inductive », suggérant par là qu’elle n’est fondée que sur une induction à partir des cas jusqu’ici observés, ce qui oblige à réserver la possibilité

447 E. Billingham, P. B. Medawar, “The use of skin grafting”, art.cit., p. 380 ; Peter Medawar, “A Biological Analysis of Individuality”, art.cit., p. 636.

448 E. Billingham, P. B. Medawar, “The use of skin grafting”, art.cit., p. 380.

449 Restituant l’expérience dans sa conférence de réception du prix Nobel en 1960, Medawar parle d’ “an enterprise that seemed reasonable enough against the rather thorough background of knowledge we already possessed about the behaviour of skin grafts in experimental animals.”

162 d’une exception qui viendrait modifier le cadre général ou en tout cas obligerait à le remanier. C’est justement quand il parle des résistances à l’égard de l’idée de tolérance qu’il souligne que la généralité du rejet, qu’il a pourtant contribué à faire apparaître, n’a qu’une valeur inductive qui ne devrait pas nous fermer à l’existence d’« instances contraires », pour parler un langage baconien que Medawar ne renierait sans doute pas. Au contraire pour Bacon l’induction est toujours provisoire, et doit toujours être ouverte à un élargissement de la perspective, à des phénomènes contradictoires à la règle générale qui relancent la réflexion. Rappelons le passage où Medawar proteste contre l’élévation au rang de dogme intangible de la règle du rejet qu’il a lui-même contribué à formuler :

The failure of skin homografts in clinical practice has by sheer iteration come to acquire the standing of an inductive law, so that people are as unwilling nowadays to concede that homografts are ever successful as at one time they were to admit that they ever failed.451

C’est ainsi que Medawar, dans son compte-rendu de l’ouvrage de Kuhn La tension essentielle, après en avoir loué la finesse, souligne qu’il n’existe en réalité pour lui rien qui corresponde à ce que Kuhn décrit comme la science “normale”, censée se dérouler paisiblement dans le cadre d’un paradigme devenu un dogme comparable selon lui au dogme religieux :

My own view is that […] Kuhn […] is guilty – as many historians of science are – of a fault of which he has accused Popper: that of giving too much weight to great historical transformations of scientific thought and too little to what goes on in laboratories from day to day. I don’t myself believe in anything quite as humdrum as ‘normal science’. A scientist tends to construct his own paradigm in the form of the opinions he already holds and carries over from day to day: hypotheses favoured because they have the right kind of ‘feel’, for example, or through pride of possession of an idea which one was the first to have. But even this personal and most immediate paradigm is not clung to with the fervour of religious belief: I don’t hold from one day to the next exactly the same opinion about any problem I am studying. A scientist’s reading, discussions with colleagues and reflection on his latest experimental finding may change the climate of theoretical expectations from day to day. Little revolutions or movement of unrest are constantly in progress, and the real world of science is a kind of Maoist microcosm of continuing revolution. Kuhn, I think, envisages ordinary science life as something more in the nature of a settled opinion in a world of tranquil God fearing middle-class contentment, and some of his opinions give me the impression of being held pour èpater le bourgeois.452

451 Peter Medawar, “The Homograft Reaction”, art.cit., p. 148.

163 Medawar fait cependant bien état lui-même de résistances à la découverte de la tolérance, et avant cela à celle du rejet, qui ressemblent à ce que Kuhn décrit comme la résistance d’un paradigme.

Medawar, une fois acquise la certitude que son expérience auprès des veaux était correctement établie, cherchera surtout à entreprendre l’étude scientifique de ce phénomène en le produisant de manière délibérée pour pouvoir le faire varier, l’observer et l’expliquer. Il emploiera pour cela cette fois-ci des souris de lignée pure, matériel expérimental de plus en plus répandu. Il répète en un sens en le modifiant le geste opéré pendant la guerre avec le passage du constat, depuis une activité pratique (la clinique), d’un phénomène (le rejet d’allogreffe chez une patiente humaine) à son étude systématique en laboratoire.

B. De l’« expérience de nature » à l’expérimentation : l’étude systématique de la