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La nature immunitaire du phénomène de rejet discutée

Première partie. La découverte du rejet immunitaire comme obstacle fondamental

Chapitre 2. La reconnaissance progressive du phénomène du rejet et de ses causes phénomène du rejet et de ses causes

A. La nature immunitaire du phénomène de rejet discutée

174 David Hamilton, A History of Organ Transplantation, op. cit., p. 117. 175 Cité in Ibid., p. 118.

73 C’est à Georg Schöne qu’on doit la première formulation explicite de la nature immunologique du rejet d’allogreffe176. Schöne établit fermement que les allogreffes échouent presque constamment alors que les autogreffes réussissent régulièrement.

It is now generally recognised that whereas skin grafts replanted on to the individual from which they were taken (autoplastic transplantation) succeed with ease those planted on to a different individual of the same species (homoioplastic transplantation) are exceedingly rarely, if ever, successful […]. Schöne working with mice found that homoioplastic transplantation failed almost as regularly as autoplastic transplantation succeeded.177

Surtout, Schöne établit qu’une deuxième allogreffe chez un même receveur à partir d’un même donneur est rejetée beaucoup plus rapidement, ce qui démontre une mémoire immunitaire chez le receveur, capable de monter plus rapidement une réponse à un greffon étranger déjà rencontré, sur le modèle de l’immunisation dans le cadre des maladies infectieuses qui donna lieu aux premières formes de vaccination (Jenner, Pasteur).

Le caractère immunologique de la réaction de rejet est pourtant refusé par certains enquêteurs, et aura du mal à s’imposer.

1. La théorie de l’ « immunité athreptique » d’Ehrlich

Paul Ehrlich considère par exemple comme on l’a vu le rejet comme représentant une autre forme d’immunité que l’immunité habituelle, qu’il nomme « immunité athreptique » : le greffon se nécroserait du fait de l’incompatibilité des fluides du donneur et du receveur, dans le cadre de la xénogreffe qu’il étudie, le greffon étant incapable de se « nourrir » sur son nouveau site. Ainsi « la notion de différence biochimique n’avait au départ rien à voir avec l’immunité.178 » Dempster en 1951, dans une section intitulée de manière significative “Review of Past Theories of Homotransplant Failures”, décrit ainsi la théorie d’Ehrlich : “Ehrlich postulated a lack of nutriment in the host after having observed an increase in the percentage of takes in successive transfers of certain homotransplantable tumours.”179 La théorie d’Ehrlich est également rappelée – en même temps que celle de son contradicteur Bashford – par Murphy, sur l’oeuvre duquel on reviendra, au début d’un de ses premiers articles :

176 Georg Schöne, « Über Transplantationsimmunität », MMW 59, 1912, pp. 457-8.

177 Charles Todd, “On the Recognition of the Individual by Haemolytic Methods”, Journal of Genetics 3 (2), sept. 1913, pp. 123-30, ici p. 129.

178 Thomas Schlich, The Origins of Organ Transplantation, op. cit., p. 211.

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Previous observations have tended to show conclusively that tissues cannot be transplanted from one species to another, even though these be closely related. Two theories have been brought forward to explain this failure in heteroplastic grafting. The two schools are still at variance and neither has been able to produce evidence conclusive enough to convince the other. The first and most prominent theory is that of Ehrlich, termed athrepsia. The experimental foundation for this hypothesis is the so called zigzag transplantation of tumors between rats and mice. It was observed that a mouse tumor when grafted into a rat, or vice versa, would survive and proliferate for six to eight days, but would later fail rapidly and be absorbed. If, however, the mouse tumor was removed during the proliferating stage and reinoculated into a mouse it continued to grow actively. After a period of six or eight days' active growth in the mouse it could again be grafted into a rat. This zigzag grafting could be carried on indefinitely with no apparent effect on the tumor tissue or in lessening its activity of growth. The interpretation, suggested by Ehrlich, is that each species provides its tissues with a specific food substance (X) which is necessary for its maintenance and growth. The temporary survival of the mouse tissue in the rat is due to the amount of this specific food carried over with the graft. When this is exhausted the graft dies unless returned to its native species, where it will accumulate a fresh supply of the specific food and again be able to survive for a time in a foreign species.180

Au contraire, son opposant Bashford en propose une explication de nature nettement immunologique – mais en en faisant lui aussi une forme particulière de l’immunité, ne parvenant donc pas à la rattacher au cadre plus général de l’immunité - :

The chief opponent of this theory is Bashford who rests his objection on the findings in an experiment in which rats were inoculated a second time with mouse tumor. Under these conditions the second graft, although containing an equal amount of the hypothetical food substance, would survive only two to three days. From this fact he concludes that there is an active immunity developed against the cancer cell as a foreign proteid. The time of survival of the first graft he considers the time required for the development of the active immunity. Bashford claims that the immunity to homoplastic grafting is an entirely different process and that it depends entirely on the blood vessel and stroma reactions.181

2. La théorie du rejet non immunitaire de Loeb

Leo Loeb, qui reconnaît pourtant l’action des lymphocytes dans le rejet d’allogreffe, voit dans la différence biochimique entre donneur et receveur, et non dans un processus de reconnaissance immunitaire du greffon comme étranger, la cause de l’échec de l’allogreffe. C’est pourquoi il aura du mal à faire entendre l’importance du rôle des lymphocytes dans la réaction de rejet ; ce mécanisme

180 James B. Murphy, “Factors of Resistance to Heteroplastic Tissue-grafting, Studies in Tissue Specificity III” Journal

of Experimental Medicine 19 (5), 1914, pp. 513-522, ici p. 513. On trouve sans doute dans l’œuvre d’Ehrlich une des

sources du paradigme « nourricier » de la pensée de la greffe. 181 Ibid., p. 514.

75 de rejet est plutôt pour lui une occasion, non de chercher à rendre les greffes praticables, mais de méditer sur l’« individualité » de l’organisme. Ses méditations s’efforceront de comparer l’individualité en tant que singularité d’une conscience et d’une existence avec l’individualité présente dans le corps et la jusque dans chacune de ses cellules ; sa perspective métaphysique l’empêchera de gagner une audience reconnue – en tout cas à voir sa place reconnue rétrospectivement dans l’histoire des allogreffes. Il sera pourtant célèbre de son vivant, et ses théories sont reprises par son collègue Brown, qui tente des greffes de peau.

En excluant la nature immunitaire du rejet, il sera obligé de construire une explication compliquée d’une telle réaction. Loeb pense que ainsi les lymphocytes sont recrutés par des « substances de contact » diffusées par les cellules étrangères du greffon.

Transplantations reveal the presence of an individuality differential, either directly through the interaction of tissues and of tissues and body fluids, or in certain cases indirectly through the immunity which follows such transplantations […].182

Loeb pense d’ailleurs que le receveur réagit à la nature de l’organe transplanté, et non à une individualité biologique différente – il distinguera plus nettement plus tard ce qu’il appelle des « organ differentials » et des « organismic differentials ». Il tente ainsi de transplanter chez le même receveur plusieurs fois le même organe (par exemple la thyroïde), mais de donneurs différents, chez un même receveur, et observe que la réaction est toujours la même. Il en conclut à la nature purement locale de la réaction - l’organisme réagissant à chaque fois à des « toxines » diffusées par les cellules -, et sans mémoire ; comme la réponse immunitaire est elle globale, et non locale, et démontre une mémoire, il en conclut à la nature non immunitaire du phénomène. Loeb repère pourtant l’action des lymphocytes dans la destruction du greffon, mais leur dénie eux aussi tout caractère immunitaire. Il est obligé de postuler des entités invérifiables, les « homoiotoxines », censées être responsables du déclenchement de la réponse du receveur. Ces homoiotoxines sont la modification, sous l’effet des « fluides » étrangers du receveur, d’un métabolisme cellulaire normal dans le greffon, métabolisme qui devient pathologique pour Loeb dans la situation de l’allogreffe. Toute cellule normale, selon Loeb, produit des « substances de contact » qui régulent son rapport à son environnement direct ; ces « substances de contact » portent chacune les « différentiels d’individualité » spécifiques de chaque organisme. Ce sont ces « substances de contact » qui soit sont toxiques dans le cadre de l’allogreffe pour le nouvel environnement et provoquent l’attraction des lymphocytes qui vont détruire la cellule qui les émet, soit sont influencées par le receveur et ses « fluides » étrangers, ce qui modifie son métabolisme, le rend pathologique et lui fait produire des « homoiotoxines », qui jouent le même rôle

76 d’attraction des lymphocytes. Loeb est donc contraint, en l’absence de reconnaissance du mécanisme immunitaire de la réaction de rejet, de postuler différentes entités ou mécanismes invérifiables en l’état, et formulés d’une manière assez vague : chaque organe, tissu, cellule produirait des « substances de contact » ; celles-ci porteraient des « différentiels d’individualité » spécifiques de chaque individu ; soumis à des « flux » légèrement différents, ceux du receveur, les cellules du greffon produiraient des « substances de contact » de nature pathologique, des « homoiotoxines » qui ont un effet toxique pour l’organisme, et provoquent de ce fait sa réaction.

Loeb rompt alors ici avec le principe bernardien de la continuité entre les phénomènes physiologiques et les phénomènes pathologiques, au niveau des mécanismes biologiques sous-jacents ; il introduit un virage, un changement de fonctionnement des cellules greffées dans les conditions de l’allogreffe. Il nous semble qu’il y a une raison à cela : en comprenant toutes les réactions du corps, ici le rejet, comme une réaction face à quelque chose de mauvais pour le corps, qui est à rejeter, il faut bien comprendre comment le greffon, qui dans la perspective de la clinique est favorable à la survie de l’organisme, est pourtant rejeté. Il semble alors qu’il faille bien pour Loeb que le greffon produise quelque chose de pathologique pour expliquer un tel rejet de quelque chose d’utile. D’où l’idée du passage d’un fonctionnement normal de la cellule sécrétant des « substances de contact » dans son environnement normal à une cellule sécrétant des « homoiotoxines » une fois greffée.

Loeb envisage pourtant l’hypothèse que les cellules du greffon produisent des substances normales, qui suffiraient à provoquer l’attraction des lymphocytes, mais la refuse sans raison probante.

It is as yet doubtful, how far these disturbing substances are those given off in the normal metabolism of the transplanted cells - substances which are toxic merely because they act on a strange host - and how far they are the product of an abnormal metabolism of the introduced cells, the pathological change being due to the action of the body fluids of the new host upon the strange cells. It is probable that the second alternative holds good at least in many cases183.

L’hypothèse d’un fonctionnement physiologique des cellules du greffon ne sera plus envisagée par Loeb dans la suite de l’article. On le verra, ce fut une question importante de l’étude des greffes de savoir si le greffon allait se comporter, une fois greffé, de manière normale ou pathologique.

Le virage des cellules greffées d’un fonctionnement normal à pathologique est d’ailleurs pour Loeb fonction de l’éloignement des « différentiels d’individualité » entre les deux organismes qui entrent en contact. Pour Loeb, la réactivité des lymphocytes est un indicateur quantifiable de cet

77 éloignement entre deux individus, qui permettrait d’étudier l’individualité biologique de manière objective, quantifiée. Voici donc comment Loeb explique le rejet d’allogreffe :

As a result of this incompatibility between body fluid of the host and the transplant changes take place in the metabolism of the latter which cause the deficient healing in of the transplant and which later attract the lymphocytes184.

Quel est ce changement de métabolisme qui a lieu lors de la transplantation? C’est la production d’homoiotoxines.

We find as the result of those abnormal substances which form after homoiotransplantation, - we may call these substances homoiotoxius - an attraction of lymphocytes and an altered behavior of connective tissue cells185.

Loeb en tire la conclusion suivante, dans la section “Mechanism of the Reactions » de l’article :

These experiments prove that the introduction of parts of organs or tissues which originated in a strange individual causes disturbances which lead to changes similar to those found as the result of the action of toxic substances. These substances act not unlike those given off by certain microorganisms, as for instance the tubercle bacillus, which cause changes of a not acute character. Lymphocytes are attracted and besides the relations between various tissues are quite markedly altered. We have every reason to assume that these disturbances are due to products of metabolism given off by the introduced tissue, which act as homoiotoxins. We have learned that the action of these substances is graded in accordance with the relationship between donor and host. […] An interaction takes place between a constituent of the body fluids of the host and the strange cells and this interaction leads to the formation of toxic substances. […] This alteration in metabolism sets into motion secondary processes, in consequence of which lymphocytes, vessels and fibroblasts show an altered relation to the transplanted epithelium and these tissue reactions lead secondarily to the death of the transplant. […] The substances which are characteristic of the individual and which call forth the reactions which we have described, pass into the surrounding medium as the result of the metabolism of the tissue. […]186

Ces « différentiels d’individualité » qui, une fois transplantés, acquièrent un caractère toxique, sont généraux (présents dans tous les tissus de l’organisme), et permanents au cours de la vie de l’organisme.

These homoiodifferentials are as far as we know, common to all the active tissues of an organism. They are the same in the different organs of the same animal. As we stated above, we could show this fact in the rat by multiple simultaneous transplantation of different organs of an individual into the same host. Under this condition all the

184 Ibid., p. 146-7. 185 Ibid., p. 152. 186 Ibid., p. 153-4.

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organs elicit proportionately the same individuality reaction, because the relation between the individuality differentials of host and donor is everywhere the same. Particularly the lymphocytic reaction allows us to estimate this relationship of the individuality differentials in an approximately quantitative way […]187. This individuality differential is a relatively constant factor that varies not at all or at least to a very limited extent in the same individual after the animal has reached the age, when it is able to obtain its nourishment independently of its mother. Such conditions as pregnancy, temporary undernourishment, certain infections do not suspend the function of the individuality differential188.

C’est donc leur action qui justifie la description du rejet comme un phénomène non immunologique :

We can demonstrate this fact also by multiple simultaneous transplantations of the same kind of organ, for instance, the thyroid from different individuals into the same host. The lobes of thyroid taken from the same animal behave then in an approximately similar manner, while the lobes taken from different animals may behave very differently, each calling forth a lymphocytic reaction in a quantitative way in accordance with the relationship between host and donor. One piece can call forth a marked reaction, while at the same time and in the same host another piece proves rather indifferent. This indicates that the reaction is of an entirely local character, called forth by the substances diffusing from the transplanted cells into the neighbouring tissue. It is not primarily a general reaction of the character of an immune reaction, which would depend mainly on the presence of substances originating in response to the inoculation of the tissue and carried through the circulation equally to all parts of the body. The local character of the reaction we could prove still in another way, namely by carrying out successive transplantations of the same kind of organ into the same host. Under these conditions the latent period of the lymphocytic and connective tissue reaction was approximately the same after the first and second transplantation. An immune substance which could have accelerated the second reaction had, therefore, not been formed189.

Loeb ici dénie donc le caractère immunitaire de la réaction à l’allogreffe. Il ne parvient pas à identifier le phénomène que Medawar et Gibson, retrouvant Schöne, décriront pendant la guerre comme ‘second set reaction’, une réaction plus forte à la greffe d’une partie d’un organisme dont l’hôte a déjà reçu une première greffe au préalable, démontrant une mémoire immunitaire chez le receveur. En effet, Loeb croit que le receveur réagit à l’organe spécifiquement greffé plus qu’à l’individualité du donneur : il regreffe donc « le même genre d’organe chez le même receveur », sans apparemment que cet organe provienne du même donneur, et ne perçoit donc pas de rejet plus fort. Il croit par ailleurs, selon les traits dominants de l’époque, que les anticorps qui réagissent lors de la réponse immunitaire sont « produits en réponse à l’inoculation du tissu »190. Ce n’est que bien plus tard qu’on comprendra

187 Ibid., p. 154. 188 Ibid., p. 156. 189 Ibid., p. 155.

190 Une théorie du système immunitaire doit en effet, souligne Francisco Varela, être capable de rendre compte de ce fait à première vue très étonnant qu’un organisme est capable de réagir à une diversité innombrable d’antigènes, y compris des substances qui n’existent pas naturellement et qui ont été produites par l’homme contre lesquelles le système immunitaire est pourtant capable de réagir. Il faut pour cela que le système immunitaire soit doté d’une prodigieuse diversité d’anticorps. Une première manière de rendre compte de cette diversité fut donc de postuler qu’elle n’est pas

79 avec Burnet que le répertoire immense des anticorps et lymphocytes contenus dans l’organisme, capable de réagir à n’importe quel antigène rencontré, est préformé dans l’organisme, chaque type d’anticorps ou lymphocyte étant présent en très petite quantité, la réaction immunitaire ne consistant qu’à les multiplier quand l’antigène auquel ils sont adaptés est rencontré, pour ensuite les stocker en quantité plus importante pour une réaction ultérieure plus efficace. Ainsi Loeb, qui voit pourtant l’action des lymphocytes dans la destruction du greffon – ils s’infiltrent dans le greffon en grand nombre – ne voit pas qu’ils jouent un rôle immunitaire, sans doute à cause de la dominance de la réponse humorale, par les anticorps, dans la pensée immunologique l’époque. Pour lui une réponse proprement immunitaire doit en effet être effectuée, dans le passage qu’on vient de citer, par « des substances […] transportées également par la circulation dans toutes les parties du corps ». Lisant la réponse à la greffe comme seulement locale, il échoue à concevoir que les lymphocytes circulent bien eux aussi dans l’organisme, comme le font les anticorps transportés eux par la circulation sanguine. Ce sont là les concepts mêmes – réponse immunitaire dans le rejet, de caractère global et non local, avec une mémoire immunitaire démontrée par la ‘second set reaction’ - que Medawar établira définitivement. De ce fait, Loeb ne conçoit pas les lymphocytes comme des agents de l’immunité, il manque leur spécificité et conçoit leur action comme beaucoup plus générale, bien que peu définie :