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L’étude systématique du rejet chez l’animal

Première partie. La découverte du rejet immunitaire comme obstacle fondamental

Chapitre 3. Le rejet normalisé dans le cadre de la pensée immunologique. pensée immunologique

B. L’étude systématique du rejet chez l’animal

Medawar entreprend donc à Oxford à partir de 1943 une importante série d’études sur l’animal, en l’occurrence le lapin. L’article de 1944 qui en présente les résultats repart bien de l’impulsion clinique :

The ‘natural’ process of wound healing is always necessary, but not always sufficient, to secure an efficient functional repair of damaged tissue. The repair of injuries involving an extensive loss of skin has long been recognized to be a surgical problem; one for which, in the majority of cases, the operation of skin grafting is a fully adequate solution.

Skin grafting becomes a makeshift when the area of skin loss is larger than a patient can make good from his own resources. No more can be done, in such a case, than to graft the area of loss with isolated islands of skin in the shape of discs (pinch grafts), shavings or strips. Skin from another human being will not serve as a permanent graft: neither in the human subject, nor, it will be shown, in the rabbits, is there any evidence that normal cellular tissue can survive transplantation between individuals of ordinary genetic diversity. The possibility of using skin homografts in clinical practice has been almost, if not quite, universally discredited.346

La suite de l’introduction justifie l’étude systématique du phénomène, encore trop mal compris.

Although the ‘homograft reaction’ […] has well-recognized and more or less direct implications for surgery, genetics, serology, and taxonomic zoology, no systematic attempt has been made to solve it. There is an urgent need for a straightforward description of the behavior of homografts […].347

Suit la justification du modèle expérimental choisi pour l’étude du rejet, à savoir les greffes de peau chez le lapin.

Skin is the tissue of choice, because it can be made to provide a quantitative measure of the time of survival of foreign tissue under a variety of different conditions, and because like nerve and bone (but unlike glandular tissue) it can be grafted ‘isotopically’ – into an anatomically natural environment. The pinch or discrete graft has proved to be superior to the continuous sheet graft for the following reasons: (a) it is technically the easiest to work with; (b) it can be cut to a fairly uniform size, and so makes possible a regulation of the dosage of grafts that an animal receives; (c) it grows by lateral spread of epithelium around its margin, and the extent of this

346 Peter Medawar, “The behaviour and fate of skin autografts and skin homografts in rabbits”, art. cit., p. 176. 347 Id.

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outgrowth provides a useful quantitative measure of the efficiency of grafts of various types; and (d) single members of a uniform population of pinch grafts may be removed at regular intervals for histological examination, with the object of constructing a serial record of their behavior and ultimate fate.

The rabbit was chosen as experimental animal, more for its size and ease of supply than for any intrinsic merit. […] The use of a material which is completely heterogeneous in the genetical sense is the correct alternative to using properly inbred stock.348

Cette étude systématique sur l’animal avait été annoncée dès l’article de 1943 :

It is unwise to be dogmatic about the behavior of skin grafts in general merely from the study of a single case, particularly in view of the fine gradations in the response made by different human beings to the transplantation of foreign skin. Nevertheless, we hope that the analysis which follows will make a suitable base-line for future investigations, to be amplified or corrected as the case may be.349

L’article originel contient donc à la fois l’annonce de l’étude systématique qui suivra, et un appel à la collaboration d’autres chercheurs dans ce champ prometteur. Beaucoup reconnaissent à Medawar cette faculté d’avoir suggéré des hypothèses audacieuses, fines et convaincantes, tout en soutenant les efforts de ceux autour de lui qui poursuivaient le même programme. Les cliniciens diront en leur temps que le soutien amical et intellectuel, discret mais réel de Medawar à leurs première tentatives cliniques expérimentales aura été essentiel, en un temps où les pionniers étaient peu nombreux et rencontraient souvent l’échec et donc parfois l’hostilité. Medawar parle toujours élogieusement de ses collaborateurs, cite leurs travaux et refuse de signer les articles même issus de ses intuitions s’il n’a pas réellement participé aux expérimentations. Il aurait voulu que Brent et Billingham, ses plus proches collaborateurs après la guerre, soient cités en même temps que lui pour le prix Nobel350. C’est que pour Medawar la science est chose éminemment collective, à la différence des sciences humaines et surtout de la création littéraire.

Nearly all my work has been done in collaboration with others […]. The rationale of collaborative research is the synergism of two of more minds working towards the solution of the same problem (two or more people working together can accomplish more than the sum of what would have been possible if those same people had been working on their own). It is only in science and technology and perhaps in problem-solving that this relationship obtains: it is not easy to imagine a novel being any better for having been written by two authors, or

348 Ibid. p. 176-7.

349 T. Gibson, P. B. Medawar, “The fate of skin homografts in man”, art. cit.,, p. 305. 350 Peter Medawar, Memoir…, op. cit., p. 137.

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that a mural executed by two pairs of hands should end up a better work of art than the sum of the two performances.351

C’est pourquoi malgré une œuvre au départ solitaire (les expériences menées sur les lapins à Oxford), Medawar deviendra rapidement le meneur d’un groupe de chercheurs.352

On trouve en tout cas dans l’introduction précédemment citée de l’article de 1944 des traits essentiels de sa méthode, qui auront toute leur importance pour imposer sa thèse. Medawar insiste en effet sur deux dimensions principales de son expérience de greffe de disques de peau, l’une dynamique et l’autre quantitative. Les expériences de greffe de ces disques de peau permettent d’abord de quantifier soigneusement le phénomène. On peut quantifier ainsi l’antigène qui sera fourni à l’animal (la quantité de stimulus, ou de cause : ‘a regulation of the dosage of grafts that an animal receives’), mais aussi quantifier le rejet (la quantité de réaction, ou d’effet : ‘a useful quantitative measure of the efficiency of grafts’), ce qui permet de dessiner une relation quantifiée, une loi mathématique, entre la cause qu’on fait varier et l’effet qui s’ensuit (‘constructing a serial record’). Deuxièmement les biopsies régulières permettent de décrire l’évolution du phénomène du rejet dans le temps, d’avoir une perspective dynamique et non statique sur celui-ci. C’est à ces deux conditions, une étude quantitative et une dimension dynamique, que Medawar a pu être crédité d’avoir apporté la lumière, d’avoir clarifié et établi définitivement un sujet, le rejet, jusque-là considéré comme imprévisible, capricieux, non soumis à des règles. Il est intéressant de noter que ce n’est pas par l’étude des réactions sérologiques in vitro que Medawar a pu soumettre le rejet à des lois, mais bien par l’étude de la réaction chez l’animal entier, là où on croyait que l’expérimentation sur le vivant était nécessairement incapable de donner des résultats clairs. On insistait en effet sur le fait que l’organisme étant un tout indivisible, que ses réactions ne sauraient être isolées pour être examinées sans mutiler le phénomène en question, ainsi que sur le fait que les organismes vivants étant des êtres absolument singuliers dotés de constitutions uniques, il était impossible de trouver des lois réellement générales s’appliquant à eux. De ce point de vue, sans que Medawar en fasse l’aveu à notre connaissance, il se situe bien dans le prolongement de la tradition bernardienne de la médecine expérimentale. Il nous faudra revenir bientôt aux deux dimensions ici dégagées de l’originalité de l’œuvre de Medawar (la perspective quantificatrice et l’analyse dynamique) pour mieux les

351 Peter Medawar, Memoir…, op. cit. p. 107. La découverte rapide des dimensions du système HLA est un autre exemple d’une recherche extrêmement collective : Jean Dausset, Clin d’œil à la vie. La grande aventure HLA, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 79-80.

352 Malgré peu de moyens, Medawar attire tous les chercheurs du champ à un moment ou un autre : Nicholas Tilney,

Transplant, op.cit., p. 100 ; il deviendra le premier président de la Transplantation Society : Nicholas Tilney, Transplant, op.cit., p. 126.

130 approfondir ; mais il nous faut d’abord dire un mot de l’usage nouveau des biopsies par Medawar dans son entreprise car c’est sur lui que reposent ces deux dimensions.

La biopsie régulière était peu pratiquée avant Medawar, de peur d’y sacrifier des améliorations chèrement gagnées pour le patient.“In these early days of free skin grafting […] no one resorted to histology to settle the matter on account of a reluctance to compromise the fruits of their labors by removal of biopsy specimens.”353Ce qu’invente Medawar est donc une manière particulièrement efficace et précise de monitorer l’évolution des greffes, et donc de pouvoir établir leurs résultats de manière claire, là où les transplantations s’étaient longtemps contentées de résultats imprécis, mal définis, peu chiffrés. C’est ainsi que les résultats de Medawar, qui se présentent aussi sous forme de graphiques de survie dans le temps, ont pu convaincre un milieu scientifique converti à la présentation rigoureuse des résultats. Medawar souligne lui-même la précision des observations fournies par le biais des biopsies régulières.

Biopsy specimens can be removed at each change of dressing with only minor inconvenience to the patient; there is the very least danger of confusing homografts with native epithelium, or the grafts themselves with their controls […]. For these reasons, pinch grafts are more suitable than continuous sheet (‘split skin’) grafts for observations of the type recorded here.354

C’est donc une évolution technique qu’il n’a pas lui-même inventée - le passage de ‘split skin’ grafts (inventées par Reverdin et qui furent déjà un progrès par rapport aux ‘full skin’ grafts) à des ‘pinch grafts’ - qui permit à Medawar de pratiquer ses observations incisives. Ces greffes de disques de peau ont de plus l’avantage pour le patient de permettre la repousse de la peau autour de chacune d’entre elles, augmentant la surface de la blessure ainsi traitée à partir d’un matériau insuffisant pour la couvrir en entier.

Au contraire, avant Medawar les investigateurs semblent peu s’intéresser à établir rigoureusement les résultats des greffes entreprises.

353 Rupert Billingham, “Transplantation, Past, Present and Future”, art.cit., p. 176. 354 T. Gibson, P. B. Medawar, “The fate of skin homografts in man”, art. cit., p. 299.

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[…] no one really knew, or probably cared, whether the grafted tissue grew or not so long as complete epithelialization took place. Some authors, including Reverdin himself, actually believed that the grafts simply promoted a sort of epithelial "transformation" on the part of the granulation tissue.355

Medawar fait au contraire état d’une observation méticuleuse des boutons de peau greffés.

At each change of dressings […] the surface was swabbed for bacteriological tests, and the grafts examined carefully by naked eye and photographed in colour and black-and-white. A single biopsy specimen, chosen so as to be as far as possible representative of its class, was removed under procaine anaesthesia from the autograft set, the first set of homografts, and (in the latter part of the period) from the second set of homografts as well.356

Ce qui permit à Medawar de traiter efficacement ce nouveau matériau expérimental fut sa maîtrise de l’examen histologique.

In order to ascertain what was going on we removed one graft from each population [of grafts] at regular intervals and examined it microscopically. I set up my workbench in the Pathology Department […] and made myself responsible for preparing graft samples for microscopy by impregnating each with paraffin wax, cutting them into sections and staining them for microscopic observation. I was very familiar with all these procedures and believed myself rather good at them. Because I could get on with this job instead of the usual waiting for ready-prepared sections to be returned from the histology section, we were able to monitor the patient’s grafts very speedily.357

De cette faculté à se procurer rapidement des données histologiques fiables viennent donc les deux dimensions de l’œuvre de Medawar dégagées précédemment : la capacité de donner une évaluation chiffrée du phénomène du rejet, et celle d’en restituer précisément la dynamique à travers le temps.

Ce qui intéresse en effet Medawar est bien de décrire un processus à l’œuvre, un phénomène biologique dans son déroulement chez l’animal normal intact. D’où son étude constante durant sa vie de l’animal total et des phénomènes biologiques dont il est le siège plus que des processus fragmentés

in vitro.

355 Rupert Billingham, “Transplantation, Past, Present and Future”, art.cit., p. 176. Thomas Schlich souligne aussi la confusion qui régnait lors des premières tentatives de greffes quant à ce qu’il s’agissait même de mesurer en termes de résultats.

356 T. Gibson, P. B. Medawar, “The fate of skin homografts in man”, art. cit., p. 300. 357 Peter Medawar, Memoir…, op. cit., p. 81-2.

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It is worth noting that thereafter Medawar hardly ever departed from study of the whole animal - usually the mouse, and seldom himself turned to study the function of isolated cells of antibody in vitro. This was in spite of the brilliant innovations using this reductionist approach […]. He was totally aware of these other methods and the insights obtained using them. He encouraged those using such methods, and supported their projects with vigour. Terasaski’s early tissue typing work was done in Medawar’s laboratory. Nevertheless, in his own personal research I think it true to say that he hardly departed from studies on the intact animal. When he did look at isolated cells or soluble cellular fractions or antibodies it was to reinject them rapidly back into normal mice. His famous experiments [sur la tolerance] can be repeated with two boxes of mice, one syringe, some ether and a pair of scissors. It was as if he viewed the body as a black box always ready to spring surprises and whose internal workings would elude dissection by the scientist, at least in his lifetime. […] Medawar’s use of study on the whole animal of course brought him close to surgical transplantation research.358

Ce qui intéresse Medawar chez l’animal entier c’est alors de pouvoir observer le déroulement de processus biologiques. C’est ainsi que l’article de 1943 minore l’importance de trancher entre les deux théories du rejet, même s’il s’agit bien d’étayer celle de sa nature immunologique.

The observations recorded in this paper favour this second hypothesis; but our chief object has been to try to

construct a continuous record of the behaviour of pinch homografts in man from a controlled study of their fate

in a single patient.359

Ce qui intéresse Medawar, c’est donc bien l’aspect dynamique du processus – au service du soin d'autres patients-, comme le soulignent d’ailleurs amplement les titres mêmes de ses articles : ‘The

fate of skin homografts in man’ ; ‘The behaviour and fate of skin autografts and homografts in

rabbits.’ Cet intérêt remonte chez Medawar à ses tout premiers objets d’étude. Un de ses premiers articles, avant la guerre, porte sur ‘The shape of the human being as a function of time’ – où l’on retrouve les deux dimensions, dynamique et de quantification.360 Medawar s’intéresse d’abord à l’embryologie, au développement de l’organisme, et au phénomène du vieillissement, présent selon lui dès le début de la vie. Park souligne que cet intérêt pour l’évolution de l’organisme dans le temps s’est maintenu chez Medawar jusque dans son étude de la transplantation, de la réaction de rejet et du phénomène de tolérance. Ce qui intéresse Medawar dans le phénomène du rejet, c’est aussi comment l’organisme se modifie en étant confronté à des tissus étrangers, adoptant une immunité acquise et non seulement naturelle, qui fait que chaque individu se distingue des autres par son histoire

358 David Hamilton, “Peter Medawar and clinical transplantation”, art. cit., p. 11.

359 T. Gibson, P. B. Medawar, “The fate of skin homografts in man”, art. cit., p. 299. C’est nous qui soulignons. 360 Hyung Wook Park, “‘The shape of the human being as a function of time’”, art.cit., p. 112.

133 immunitaire, l’histoire du répertoire d’anticorps et de défenses immunitaires cellulaires qu’il aura mis en œuvre tout au long de sa vie, et ce dès la période de la gestation. Ce qui l’intéresse dans le phénomène de tolérance, c’est aussi comment un organisme avant sa naissance ou juste après celle-ci peut modifier les frontières du soi et du non-soi, apprenant à ne pas réagir à certains tissus étrangers présentés très tôt, et à les traiter au contraire comme du soi. C’est ainsi l’individualité biologique qui évolue elle-même dans le temps ; elle n’est pas définie une fois pour toutes par le matériel génétique qui constitue l’organisme à l’origine. Les recherches sur la tolérance acquise par le fœtus ou le nouveau-né à des tissus étrangers l’amènent à créer ce qui seront aussi des chimères temporelles. Non seulement on inocule à l’organisme en développement des cellules d’une constitution génétique différente, dont il restera porteur toute sa vie, le rendant tolérant à une greffe depuis ce même organisme ; mais il portera également des cellules d’âge différent, quand on lui inocule des cellules d’un autre animal de même espèce adulte.361 Medawar pensa même un temps que la transplantation pouvait permettre de mieux comprendre les transformations dont le vieillissement est responsable.

To him, transplanting tissues between young and old organisms was a useful tool for unraveling their physiological differences engendered through aging. […] ‘How, then, does tissue transplanted from a baby animal to a dotard develop in its ‘old’ environment? Does it rapidly mature and age, or does it remain like a new patch on an old pair of socks? Conversely, what is the fate of tissue grafted from old animals into youngsters?’ The ‘time-chimera’ was the term he coined to designate these artificial organisms made through the surgical combination of two body parts of distinct ages.362

Une autre manière envisagée par Medawar d’utiliser la transplantation comme moyen d’étude du vieillissement est de « [re]greffer sur lui-même des tissus prélevés sur un animal jeune quand il serait devenu plus âgé », en les préservant dans le froid entre temps.363 Cet intérêt constant de Medawar pour « les aspects dynamiques de la vie » lui vient selon Park de sa formation de zoologiste à Oxford.

During this period, he learned to investigate the living organism as a constantly changing entity, whose nature could be revealed primarly through careful observation and systematic analysis that often relied upon mathematical tools. It was certainly possible for him to study the living organism as if it has been a static being, just as many physiologists and geneticists did at that time.364

361 On verra dans notre troisième partie, notamment avec le témoignage de Jean-Luc Nancy, combien le sentiment d’être une « chimère temporelle », d’un âge devenu incertain, peut advenir dans la greffe.

362 Hyung Wook Park, “‘The shape of the human being as a function of time’”, art.cit., p. 117.

363 Hyung Wook Park, “‘The shape of the human being as a function of time’”, art.cit., p. 119. Ici l’entreprise de Medawar semble dériver vers une recherche foisonnante et peu maîtrisée.

134 La deuxième dimension du travail de Medawar, qui peut comme on vient de le voir être mise