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Pour une philosophie clinique des greffes de mains et de visage : histoire, épistémologie, éthique

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Academic year: 2021

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Submitted on 13 Mar 2019

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Pour une philosophie clinique des greffes de mains et de

visage : histoire, épistémologie, éthique

Martin Dumont

To cite this version:

Martin Dumont. Pour une philosophie clinique des greffes de mains et de visage : histoire, épistémolo-gie, éthique. Philosophie. Université Paris sciences et lettres, 2017. Français. �NNT : 2017PSLEE084�. �tel-02065955�

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THÈSE DE DOCTORAT

de l’Université de recherche Paris Sciences et Lettres 

PSL Research University

Préparée à l’Ecole normale supérieure

Pour une philosophie clinique des greffes de mains et de visage.

Histoire, épistémologie, éthique.

COMPOSITION DU JURY :

Mme. MOULIN Anne-Marie

CNRS/SPHERE, Rapporteur 

M. LE COZ Pierre

Université Aix-Marseille, Rapporteur, Président du jury 

M. BAUDELOT Christian

ENS/Centre Maurice Halbwachs, Membre du jury

Mme. LEFEVE Céline

Université Paris Diderot, Membre du jury

M. MORELON Emmanuel

Hospices Civils de Lyon, Membre du jury

M. NANCY Jean-Luc

Université de Strasbourg, Membre du jury

M. WORMS Frédéric

Ecole normale supérieure, Membre du jury

Soutenue par Martin

DUMONT

le 2 décembre 2017

h

Ecole doctorale

540

ECOLE DOCTORALE TRANSDISCIPLINAIRE LETTRES / SCIENCES

Spécialité

Philosophie

Dirigée par M. Frédéric WORMS

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Pour une philosophie clinique

des greffes de mains et de visage.

Histoire, épistémologie, éthique.

Thèse de doctorat

de l’université de recherche Paris Sciences et Lettre

PSL Research University.

Préparée à l’Ecole normale supérieure

ED 540, Ecole doctorale transdisciplinaire Lettres / Sciences. Spécialité Philosophie.

Soutenue par Martin Dumont le 2 décembre 2017. Dirigée par M. Frédéric Worms.

Composition du jury : Mme Anne-Marie Moulin, CNRS / Sphere, rapporteur M. Pierre Le Coz, Université Aix-Marseille, rapporteur, président du jury M. Christian Baudelot, ENS / Centre Maurice Halbwachs Mme Céline Lefève, Université Paris Diderot M. Emmanuel Morelon, Hospices Civils de Lyon M. Jean-Luc Nancy, Université de Strasbourg

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Sommaire

Introduction ... 6

Première partie. La découverte du rejet immunitaire comme obstacle fondamental (ou : La greffe impossible) ... 23

Chapitre 1. La surprise des premiers échecs ... 32

Chapitre 2. La reconnaissance progressive du phénomène du rejet et de ses causes ... 60

Chapitre 3. Le rejet normalisé dans le cadre de la pensée immunologique. ... 110

Deuxième partie. L’instauration des greffes comme pratique clinique ... 192

Chapitre 4. La reprise du projet des greffes par des essais cliniques ... 193

Chapitre 5. Le paradigme de la greffe ... 263

Chapitre 6. Le paradigme contesté : l’épistémologie critique de Thomas Starzl ... 367

Troisième partie : Éthique des greffes de mains et de visage ... 421

Chapitre 7. La situation actuelle du champ des greffes de tissus composites ... 426

Chapitre 8. Les questions éthiques auxquelles la clinique a apporté des éléments de réponse ... 482

Chapitre 9. Les questions éthiques des greffes de tissus composites... 655

Bibliographie ... 859

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Résumé

Notre travail s’efforce de poser les bases d’une philosophie clinique des greffes, particulièrement à travers le cas des greffes de tissus composites (greffes de mains et de visage). Une philosophie clinique se veut à l’écoute des réalités cliniques, pour être attentive aux problèmes, précis et inattendus parfois, qui en surgissent, ainsi qu’à leurs enseignements étonnants. Elle est également centrée sur l’expérience du soin et celle du patient, car c’est en elles que toutes les interrogations que soulèvent les greffes prennent naissance, et c’est à elles qu’il s’agit de confronter toutes les analyses.

Cette philosophie clinique est constituée dans un premier temps par un examen approfondi de l’histoire des greffes au cours du vingtième siècle. On y décrit les écueils, inattendus au départ, qu’il a fallu franchir pour parvenir à instaurer les greffes comme soin efficace : la surprise des premiers échecs, la compréhension progressive du rejet immunitaire et de ses mécanismes avec l’œuvre de Peter Medawar, les tâtonnements ayant permis de franchir ces obstacles après la seconde guerre mondiale. Cette histoire montre toute la difficulté de la réalisation des greffes, les conditions de possibilité (conceptuelles comme pratiques) très précises qu’il a fallu réunir et qui sont autant de facteurs limitants de la pratique, pourtant désormais étendue, des greffes. A travers ce parcours, sont examinées les relations entre le désir de soigner et la recherche scientifique qu’il a nourrie, relations de collaboration étroite et de tension également. Une épistémologie critique des greffes est ici dessinée, le parcours se terminant par la tentative de remise en cause dans les années 1990 du modèle épistémologique sur lequel les greffes reposent par Thomas Starzl, un des chirurgiens qui a permis leur instauration dans les années 1960.

Adossé à cette épistémologie critique, qui montre déjà dans toute son ampleur les questions soulevées par les greffes, le travail aborde ensuite les questions éthiques soulevées par les greffes de tissus composites, qui étendent depuis peu la procédure de la greffe au traitement de handicaps sévères (1998 pour la première greffe de mains, 2005 pour la première greffe de visage). Ces greffes ont suscité un intense débat éthique, qui est examiné de manière critique. On souligne que l’expérience clinique a permis de répondre à certaines des objections soulevées à ces greffes – particulièrement sur la question de l’appropriation par les patients de greffes de parties visibles et éminemment personnelles du corps. Elle a également permis de mieux cerner les questions qui se posent réellement cependant encore, dont est témoin le faible développement de ces greffes encore aujourd’hui. On cherche alors à décrire l’expérience que représente les affections graves (défiguration, amputation) que ces greffes prétendent traiter, ses ramifications profondes et complexes. Si la greffe est un soin impressionnant de ces affections, il n’est pas le seul possible néanmoins, et on interroge les normes qui justifient ce soin. La greffe fait courir des risques importants au patient : on examine alors la légitimité d’un tel choix, de la part des équipes comme du patient.

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Summary

Our work aims at laying the grounds for a clinical philosophy of transplantation, particularly in regards to composite tissue allografts (hands and face). A clinical philosophy wants to be attentive to the clinic, in order to pay close attention to the specific and sometimes unexpected problems that originate from it, and to its surprising teachings. It also focuses on the very experience of care and that of the patients, since all the questions raised by transplantation stem from it and all the analyses have to be confronted to it.

This clinical philosophy is first built on a thorough examination of the history of transplantation throughout the twentieth century. The initially unexpected challenges that had to be met to establish transplantation as common practice are described: the surprising first failures, the progressive understanding of immune rejection and its mechanisms through the work of Peter Medawar, the process of trial and error to overcome these obstacles after the Second World War. This narrative highlights the difficulty of achieving transplantations, and the very precise conditions determining their realization, limiting their use – however common today. Throughout this narrative, the relations, both of collaboration and tension, between the desire to cure and the scientific research it has fueled, are examined. A critical epistemology of transplantation is thus outlined, ending with the attempt in the 1990s to challenge the epistemological paradigm on which transplantations are grounded by Thomas Starzl, one of those who established it in the 1960s.

Based on this critical epistemology, which in itself shows the breadth of the issues raised by transplantation, our work then tackles the ethical questions raised by composite tissue allotransplantations, which have lately extended transplantation to the treatment of severe handicaps – with the first hand transplantation in 1998 and the first face transplantation in 2005. These grafts have given birth to an intense ethical debate, which is critically examined. It is highlighted that the clinic has already allowed to answer some of the objections raised against these procedures – particularly the question of the appropriation by the patients of these grafts of visible and deeply personal body parts. It has also led to a better delimitation of the real problems that still have to be addressed – as shown by the limited development of these procedures even today. We then try to describe the severe affection experience (disfigurement, loss of a limb) that these transplantations intend to treat, and its deep and complex ramifications. Transplantation is an impressive treatment for these affections but it is not the only one possible, however, and the norms justifying the procedure are examined. Transplantation exposes patients to significant risks: the legitimacy of such a choice, by the medical team as by the patients, is evaluated.

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Remerciements

Je remercie vivement en premier lieu mon directeur de thèse M. Frédéric Worms pour l’accompagnement confiant et stimulant qui a été le sien pendant ces années de doctorat.

Je remercie également les nombreux soignants qui ont accepté de me faire part de leur expérience, m’ont fait rencontrer des patients, m’ont ouvert très largement les portes de leurs lieux de travail. En tout premier lieu le Dr. Aram Gazarian, à la rencontre duquel je dois de m’être intéressé aux greffes de tissus composites. Je remercie également le Prof. Jean-Pierre Jouet, qui m’a accueilli plusieurs semaines dans le service des maladies du sang du CHRU de Lille. Je remercie encore le Dr. Emmanuel Morelon, du service de transplantation du CHRU de Lyon, qui m’a fait rencontrer des patients greffés ; et le Dr. Dominique Rigal qui nous a accueilli au CTS de Lyon. Je remercie enfin les Dr. Bernard Devauchelle, Jean-Michel Dubernard, Benoît Averland, Sébastien Dharancy, François-René Pruvot, Sophie Cremades, pour les discussions que nous avons pu avoir.

Je remercie très vivement parents, famille et amis qui m’ont soutenu tout au long de ces années, ainsi que la famille Terrien (et Arsène) ; et j’ai de la gratitude en particulier pour leur aide précieuse envers Frédéric Aubert, Jean-Baptiste Bertin, Nicolas Bouchard, Olivier Broutin, Stefan Catheline, Benoit Caudoux, Guillaume Dezaunay, Jean-Noël et Dominique Dumont, Tristan Garcia, Armel Mazeron, Elise Minet, Carine Morand et Anne Waeles.

Je remercie enfin en tout particulier Caroline ; avec Hugo et Jules elle a vécu au quotidien mon travail, en me soutenant sans aucune restriction et en m’accompagnant sans cesse de sa présence heureuse.

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Introduction

Le travail que nous présentons ici a sa source dans une collaboration sur plusieurs années avec l’équipe de greffes de tissus composites de Lyon, et plus particulièrement d’interrogations de son actuel directeur le Dr Aram Gazarian. Là se trouve l’occasion qui a enclenché notre recherche : les interrogations éthiques, délicates et complexes, posées par les greffes de mains dans un premier temps et de visage dans un second. Celles-ci proposent un soin risqué de pathologies qui ne mettent pas en jeu la survie du patient, à la différence de nombreuses greffes d’organes, mais qui représentent pour lui un handicap sévère, et posent donc la question de savoir si les risques qui sont pris à travers ces procédures sont raisonnables et légitimes. Tel est bien l’horizon de notre travail, qui se trouve développé dans sa troisième et dernière partie ; c’est là ce qui nous a saisi d’emblée comme représentant un ensemble de questions à la fois extrêmement précises et, malgré leur caractère apparemment limité, profondes.

1. La nécessité d’une épistémologie critique et historique

Mais il nous est rapidement apparu nécessaire, pour parvenir à traiter ces questions délicates sans naïveté ni faire preuve d’imprécision, sans être en porte-à-faux vis-à-vis de la clinique réelle de ces patients, de nous immerger profondément dans la passionnante réalité médicale concrète que représentent ces greffes, et les greffes en général dont elles sont les dernières venues – la première greffe de main ayant eu lieu en 1998 et la première greffe de visage en 2005. Il y avait là toute une page de l’histoire récente de la médecine à examiner, qui a comme on le verra des relations immédiates bien que tendues avec l’immunologie et sa progression au cours du vingtième siècle.

Le lecteur pourra alors s’étonner que notre travail s’ouvre par deux premières parties qui restituent l’histoire des greffes et des difficultés qu’il y eut à les établir comme un soin performant, de la reconnaissance sinueuse du rejet immunitaire dans le cadre de l’allogreffe, depuis les premières tentatives de greffes d’organes au début du vingtième siècle jusqu’à l’œuvre du biologiste anglais Peter Medawar durant la seconde guerre mondiale ; puis de cette reconnaissance pleinement établie du rejet, qui semblait barrer la possibilité d’un jour pouvoir réaliser des allogreffes d’organes, à son progressif contournement jusqu’à l’établissement du paradigme de la greffe » au milieu des années 1960. Ce long détour nous a semblé nécessaire pour pleinement comprendre ce dont il s’agit quand on entreprend de greffer un organe, ou encore plus récemment des tissus composites - c’est-à-dire un ensemble anatomiquement et fonctionnellement significatif de différents tissus : peau, muscles, nerfs,

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7 tendons, os, là où les organes sont constitués d’un seul type de tissu. Examiner la lente constitution du paradigme de la greffe, les difficultés importantes – obstacles matériels et épistémologiques - qu’il a fallu pour cela surmonter, c’est mieux prendre conscience encore de ce que la greffe représente. Il s’agit pour nous surtout de dessiner grâce à cela les conditions de possibilité, extrêmement précises, qui ont rendu ce geste possible – qui lui existe bel et bien, dans sa réussite également éclatante, impressionnante -. Le grand public n’a pas manqué d’ailleurs, tout au long de l’histoire des greffes, de saluer le caractère étonnant de ces procédures, les greffes ayant reçu un écho, notamment médiatique, important, à la surprise même des praticiens ; et ce tout au long de leur histoire, jusqu’aux dernières que sont les greffes de mains et de visage qui ont reçu un accueil contrasté en étant également très discutées quant à leur légitimité.

Le but d’une telle enquête historique longue sur la constitution des greffes comme soin opérant est d’abord à notre sens tout simplement instructif : il y a une histoire en cours d’écriture encore des allogreffes au vingtième siècle, qui a d’abord été l’œuvre des acteurs eux-mêmes, des « pionniers » des greffes comme ils aiment à s’appeler, qui sont revenus sur leur œuvre patiente, collective souvent, dans des ouvrages ou articles réflexifs, prenant souvent la forme de mémoires, ayant conscience du pas décisif qu’ils ont réussi à franchir, et aussi des difficultés importantes qu’il a fallu dépasser pour y parvenir. Cette histoire est aujourd’hui entreprise également de manière plus systématique, notamment par des historiens de métier, si bien qu’il est possible aujourd’hui de commencer à avoir une vue plus complète de cette histoire.1 Notre but de ce point de vue-là a été de proposer notre propre

agencement en un récit de cette histoire, autour des deux moments pivots de la prise de conscience de leur difficulté – qui étonna les premiers praticiens – avec la découverte du phénomène du rejet immunitaire, puis de la découverte des moyens pratiques de le contourner et de parvenir à la faisabilité des greffes. Par ce trajet nous souhaitons faire œuvre de passeur entre les spécialistes s’intéressant à l’histoire des greffes et un public, notamment philosophique, qui connaît souvent encore mal ces réalités dans leur détail, pour attirer son attention sur le champ extrêmement stimulant qu’elles représentent pour qui s’intéresse à la biologie, à l’immunologie plus particulièrement, et au soin.

A travers ce parcours, c’est aussi une meilleure compréhension de ce que représente une greffe qui nous semble pouvoir être gagnée. Ce geste qui est donné parce que présent aujourd’hui de manière importante dans la pratique médicale contemporaine, et qui est comme tel largement accepté par les consciences, gagne à être médité dans toute sa profondeur, et c’est ce que nous cherchons à entreprendre à travers un tel parcours historique. Car faire l’histoire des greffes, des échecs qui ont été rencontrés, des erreurs d’interprétation qui ont été faites tout en dessinant déjà une meilleure

1 David Hamilton, lui-même ancien praticien des greffes, a récemment publié une volumineuse histoire des greffes : David Hamilton, A History of Organ Transplantation. Ancient Legends to Modern Practice, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2012 ; l’historien de la médecine Thomas Schlich a publié récemment également une impressionnante histoire des tout débuts de la greffe : Thomas Schlich, The Origins of Organ Transplantation. Surgery and Laboratory Science,

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8 compréhension, des voies étonnantes qui ont été trouvées pour contourner les difficultés, de la créativité (et aussi de la ténacité) qui ont été nécessaires pour les surmonter, c’est mieux comprendre les réalités de la greffe comme répondant à des problèmes qu’on ne soupçonne parfois pas. Cela permet aussi de mieux comprendre le sens des concepts élaborés pour penser les greffes, et des procédures pratiques qui ont été mises en place, en dégageant leur dimension de réponse à autant de problèmes pratiques et théoriques ; leur intelligibilité s’en trouve alors accrue.

Par là c’est encore une épistémologie critique des greffes que nous nous efforçons de dégager. Nous rejoignons ici Jean-François Braunstein qui souligne qu’il convient pour aborder les questions éthiques soulevées par des procédures médicales de se doter d’une telle épistémologie critique2, pour

ne pas être prisonnier dans le traitement des questions éthiques de la manière dont les médecins ont l’habitude de les formuler – ceux-ci pouvant obéir par là à une perspective qui manque de profondeur historique et critique sur leur propre discipline -. En constituant une telle épistémologie critique, nous entendons donc également apporter aux médecins eux-mêmes des éléments de réflexion sur leur propre pratique. Une épistémologie critique ici s’efforcera de percevoir les limites de la compréhension actuelle des greffes, en soulignant les points qui restent obscurs – la possibilité ou non de la tolérance, les raisons réelles du rejet chronique par exemple. Il s’agira donc de tenter le vrai du faux, qui sont toujours inextricablement dans la marche de l’activité scientifique selon Canguilhem. Il s’agira encore de souligner les conditions de possibilité extrêmement précises qui rendent possibles l’exercice des greffes ; en termes de conflit immunologique inéluctable, imposant donc un traitement immunosuppresseur aux conséquences importantes ; en termes de procuration des greffons nécessaires à l’opération, ainsi que leur appariement nécessaire au receveur ; en termes de suivi médical intense qu’imposent les greffes une fois réalisées ; en termes d’organisation des soins, qui fait apparaître aussi une nouvelle forme de la clinique au sein de la clinique contemporaine. Les greffes reposent en effet sur des conditions éminemment pratiques, concrètes, en plus d’élaborations théoriques qui sont encore discutées ; de ce fait, elles ont des facteurs limitants importants à leur extension. Dégager ces conditions de possibilité, c’est alors à la fois fonder en raison une réussite scientifique admirable et en donner toute l’intelligibilité, mais aussi d’un même geste en critiquer la portée. Il s’agit alors de creuser l’étonnement que les greffes représentent : comment est-il possible de transférer une partie d’un organisme dans un autre pour le soigner ? Et cela néanmoins contre le discours qui prétendrait que les greffes sont si difficiles à réaliser qu’il vaudrait mieux s’en abstenir, comme cela a pu être dit lors des annonces de projets des greffes de tissus composites. Mais c’est aussi critiquer un possible usage idéologique de ces résultats réels et impressionnants, en s’efforçant d’y établir des garde-fous : celui notamment qui postulerait leur évidence, leur facilité, et qui

2 Jean-François Braunstein, « Anthropologues et sociologues face aux transplantations d'organes : du Courage d'échouer aux Pièces détachées », in Transplanter. Une approche transdisciplinaire : art, médecine, histoire et biologie, François Delaporte, Bernard Devauchelle, Emmanuel Fournier (dir.), Paris, Hermann, 2015.

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9 promettrait que les greffes puissent à terme être réalisées comme une opération banale, sans conséquences importantes – pour le patient, mais aussi pour la société dans son ensemble - ; ou encore celle qui verrait dans les greffes l’avènement d’un homme nouveau, hybride ou chimère malléable en tout sens dans une vertigineuse production artistique de soi. Ainsi la greffe ne peut pas apparaître comme une panacée, malgré son principe d’apparence extrêmement simple et naturel – remplacer le même par le même, l’organique défaillant par de l’organique sain provenant d’un organisme comparable, et ce sans avoir à recourir à des éléments artificiels de nature mécanique nécessairement imparfaits, qui reproduisent seulement grossièrement la matérialité et les fonctions de l’organe ou des tissus défaillants. Il s’agit de percevoir les limites au contraire de ce soin, à partir encore de ses réussites indéniables, limitent qui obligent à se poser des questions d’indication très précises ; de lui restituer sa pleine dimension médicale, qui interdit en pratique d’en faire une procédure permettant de reconfigurer à volonté les corps. Les greffes ne promettent pas de ce point de vue une plasticité illimitée ; au contraire, leur difficile et lente constitution a fait apparaître une plasticité réelle mais très limitée du corps humain quant à son acceptation d’un greffon étranger. Ainsi l’extension des greffes connaît des facteurs limitants importants, si bien qu’elles peinent à s’étendre en nombre – du fait notamment de la pénurie de greffons dans les greffes d’organes – comme en nature des affections traitées – on verra combien l’extension de la procédure à des parties du corps « non vitales » comme la main et le visage pose problème -. Ainsi les greffes ne nous promettent-elles pas une interchangeabilité potentiellement infinie des parties du corps ni une capacité à guérir toute affection aisément, comme le vocable malheureux de la « pièce de rechange » inciterait à le croire. Il s’agira donc par là de cerner précisément leur usage possible, qui existe bel et bien.

2. Des conditions de possibilité très strictes.

Discerner les conditions de possibilité délicates et précises qui sont à la racine des réussites des greffes, c’est alors dégager le fait qu’il reste bien des questions éthiques qu’elles convoquent, et sur lesquelles nous nous pencherons dans la troisième partie de notre parcours quant au cas si particulier des greffes de tissus composites. En effet le geste de greffer suppose un prélèvement, qui lui-même n’a rien d’évident dans son principe ni dans sa réalisation concrète ; il suppose un traitement immunosuppresseur à vie, qui a des conséquences non négligeables et demandent donc un examen approfondi des gains de la greffe en rapport avec leurs risques, surtout dans les greffes de tissus composites qui ne portent pas sur des organes vitaux ; il suppose un soin au long cours de patients qui sont fragilisés par la procédure même qui les soigne et par là un accompagnement d’un type nouveau ; il suppose l’appropriation et l’acceptation du greffon par le patient qui eux aussi ont leurs

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10 conditions précises ; il a comme contrepartie la possibilité toujours présente, et à peu près inéluctable à long terme, du rejet qu’il est encore impossible de contrer de manière indéfinie, et par là soulève la question du devenir du patient dans la perspective d’un tel rejet à long terme.

Il s’agira donc de ne pas négliger la part d’idéologie qui peut traverser les différents discours sur les greffes ; tant ceux des praticiens eux-mêmes, que des commentateurs de ces greffes (particulièrement dans les greffes de tissus composites qui ont donné naissance à des débats nourris lors de leur réalisation), que des sciences sociales qui ont pris les greffes pour objet d’étude, et que des patients eux-mêmes, tous ces discours n’étant pas étanches les uns des autres. De ce point de vue, nous nous placerons encore dans l’héritage de la démarche de Canguilhem, qui a souligné combien les sciences, et plus particulièrement les sciences du vivant, qui portent en elles la question de la finalité et sont intrinsèquement liées à ses yeux à la question du soin qui est à la source de l’impulsion à connaître les mécanismes du vivant, sont susceptibles d’une telle dérive idéologique. L’examen des questions éthiques doit par une étude fine des procédures en question, des impasses aussi et des limites des discours qu’elles ont fait émerger, reposer sur une telle vision critique.

S’attacher aux conditions précises qui permettent bien la réussite des greffes, qu’il convient de ne pas minorer, mais aussi leurs limites, c’est percevoir toute la complexité inhérente à un geste d’apparence simple, voire évident en son principe, consistant à « remplacer le même par le même ». L’apparition progressive de ce geste, à travers toute une série d’obstacles, montre qu’il n’a pourtant rien d’évident. Ainsi c’est toute une série d’étonnements que soulèvent les greffes qu’il convient de restituer, pour leur reconnaître toute leur importance qui risque d’être dissimulée par le fait même de leur existence, impressionnant et qui risque d’en occulter les conditions de possibilité. Si la philosophie, depuis Platon et Aristote, commence par l’étonnement, le philosophe ne peut qu’être impressionné par les étonnements qu’il y a à rencontrer dans l’histoire et la réalité des greffes – en y percevant matière à sa méditation. Comment a-t-on pu ne pas penser immédiatement à de telles procédures, tant le principe de « remplacer le même par le même » semble évident ? On verra que le geste de la greffe a bien été parfois envisagé, mais en réalité de manière très limitée, avant la fin du dix-neuvième siècle. L’historien Thomas Schlich a admirablement montré combien le principe même de la greffe ne pouvait pas en fait réellement émerger avant l’établissement définitif du paradigme anatomo-physiologique au cours du dix-neuvième siècle3 ; car greffer un organe (ou des glandes

comme la thyroïde au départ) suppose une conception totalement nouvelle de la maladie, la rapportant à un dysfonctionnement d’un organe intérieur précis, et non plus à un ensemble de facteurs extérieurs (l’environnement, le climat, les « miasmes ») et intérieurs très globaux et relativement indéterminés (le déséquilibre des humeurs, le régime de vie du patient). Contre le souhait des praticiens qui aimeraient faire remonter aux temps les plus anciens le concept de la greffe en prétendant que

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11 l’humanité a toujours rêvé de pouvoir en pratiquer, Thomas Schlich montre au contraire que le concept même de la greffe a une origine historique extrêmement précise et datable. Le deuxième étonnement est celui de l’impossibilité apparente du geste une fois qu’il fut tenté : les praticiens ne tardèrent pas à remarquer – mais la compréhension de cette découverte fut elle-même progressive et le fruit d’une longue prise de conscience, avec des fluctuations – que la partie d’un corps insérée dans un autre par des procédés chirurgicaux ne peut pas y survivre naturellement, quelle que soit la perfection atteinte par le geste chirurgical en lui-même. Ce qui étonne alors au contraire, au vu de nos connaissances actuelles, c’est justement ce postulat d’origine d’une interchangeabilité aisée des parties d’organismes différentes entre elles. C’est, à travers la découverte du phénomène du rejet, et de ses mécanismes, toute une part de l’immunologie au vingtième siècle qui se trouve alors convoquée pour comprendre les mécanismes sous-jacents aux greffes ; et par là une nouvelle dimension de l’organisme qui est mise à jour – son pouvoir de rejeter tout corps étranger greffé -, invitant à méditer à nouveaux frais les mécanismes de l’immunité et leur rôle pour un organisme, et l’inscription très matérielle et profonde de l’individualité biologique à laquelle ils correspondent. L’étonnement encore sera alors que le mécanisme si puissant, jusque-là inconnu, du rejet, parvienne finalement à être contourné et que les greffes soient néanmoins possibles ; et encore par des voies elles-mêmes étonnantes et créatives, et qui coïncident mal avec les voies qu’on avait anticipées – tout particulièrement, la possibilité qui fut d’abord envisagée de pouvoir apparier un donneur et un receveur immunologiquement compatibles, sur le modèle des transfusions sanguines -.

3. Une épistémologie locale

A travers ces étonnements, c’est une épistémologie résolument locale, concernant les greffes en tant que telles comme champ relativement circonscrit et cohérent – et se constituant de plus en plus de manière indépendante – qu’il nous faut entreprendre. Les greffes ont en effet rencontré dans leur constitution progressive une série d’obstacles épistémologiques propres obligeant à une créativité conceptuelle : le rejet ; la tolérance comme exception à ce mécanisme général4 ; l’appariement du

donneur et du receveur et ses limites, la découverte du système HLA qui est responsable du rejet de la greffe. Par ces obstacles, la greffe rencontre la nécessité de clarifications conceptuelles essentielles, entre conception vitaliste et mécaniste de l’organisme et du système immunitaire, caractère naturel ou artificiel des procédures de transplantation, holisme et réductionnisme des phénomènes

4 La tolérance est la situation dans laquelle un organisme se trouve ne pas rejeter une partie d’un corps étranger donné qu’il devrait habituellement rejeter tout en restant capable de rejeter tout autre corps étranger et compétent immunitairement contre les infections.

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12 immunitaires, conception de la guérison obtenue par les greffes étant donnée la situation précaire des patients greffés. C’est tout l’enjeu également du rapport entre la dimension pratique, irréductiblement empirique et tâtonnante des procédures médicales, et leur fondement scientifique qui se trouve posé. Nous nous efforcerons de souligner la complexité des liens, à la fois très réels et néanmoins aussi conflictuels, entre clinique et biologie fondamentale, plus particulièrement l’immunologie, qui se sont tissés à travers cette histoire des greffes.5 A travers cette histoire ce sont encore toute les questions

éthiques, existentielles, anthropologiques, mais aussi sociales et même politiques des greffes qui seront rencontrées dans leur mise à jour progressive dans la marche vers leur réalisation clinique, les greffes posant de ce point de vue des questions absolument singulières et jusqu’ici jamais rencontrées, comme la place du donneur vivant dans certaines procédures, la définition de la mort pour le prélèvement auprès de personnes décédées, la question de l’allocation des greffons aux patients en attente de greffe. C’est aussi l’expérience même, unique, de la greffe, pour les praticiens qui les élaborent comme pour les patients, qu’il s’agit alors de faire partager.

Il s’agit d’assumer une consistance propre de l’objet que représentent les greffes, dans une épistémologie résolument locale, qui sera là encore nous le souhaitons critique. Il convient en effet d’être attentif à travers l’histoire des greffes aux impasses dans lesquelles la recherche à leur égard a pu se fourvoyer ; aux découvertes qui ont lieu mais ne furent pendant longtemps pas reconnues faisant subir à la recherche des retards étonnants ; aux voies peut-être prometteuses qui ont été abandonnées sans raison suffisante. Car une telle histoire ne se veut pas seulement une histoire irénique des succès successifs du champ des transplantations ; mais bien aussi une histoire soulignant les erreurs qui ont pu avoir lieu, là encore pour dessiner les contours mais aussi les limites encore présentes du « paradigme des greffes ». Comme le souligne Canguilhem de manière admirable dans son histoire du concept de réflexe, certaines découvertes le concernant ont pu être ignorées car elles ont été faites dans un cadre épistémologique vitaliste qui ne correspondait plus au cadre de compréhension mécaniste qui a vu triompher le concept de réflexe – avant d’être lui-même abondamment remis en cause.6 Nous verrons de la même manière que certaines découvertes quant aux greffes sont ainsi

restées sans écho ; et également que le « paradigme de la greffe », instauré dans les années 1960 et qui a amené au développement pratique impressionnant qu’on connaît, a pu lui-même être récemment remis en cause comme reposant en fait sur une compréhension inadéquate des phénomènes fondamentaux de l’allogreffe – et ce, ce qui est particulièrement intéressant, par un des grands « pionniers » de la greffe, le chirurgien américain Thomas Starzl, qui a lui-même puissamment contribué à l’instauration de ce « paradigme de la greffe »-. Notre but est ici d’élaborer encore une

5 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur, pour cette dimension de notre étude, à l’article à paraître dans le Bulletin

d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, « Collaboration et tensions entre clinique et biologie fondamentale

dans l'histoire des greffes ».

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13 fois une épistémologie critique, mais en un autre sens, de la greffe : de remonter à ses conditions de possibilité, certes, pour en montrer les exigences très précises, mais aussi pour tenter d’instruire une discussion de ces conditions de possibilité et leur pertinence. Si les greffes ont irrigué comme nous le verrons des champs de recherche qui lui sont proches, particulièrement l’immunologie, elles ont aussi une histoire propre qui a sa consistance sans la ramener à d’autres champs supposés plus prestigieux du savoir ou du soin. Il nous faudra bien prendre ces liens en compte néanmoins pour restituer la trajectoire propre aux greffes ; tant, comme le souligne Ludwik Fleck,

il est difficile, voire impossible, de décrire de manière juste l’histoire d’un domaine du savoir. Elle est composée de nombreuses lignes de développement de pensée qui se croisent les unes les autres et qui s’influencent mutuellement. Ces lignes devraient être décrites premièrement en tant que lignes de développement continues et deuxièmement dans chacun des liens qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Troisièmement, on devrait dans le même temps montrer séparément la direction principale de développement, qui est une ligne moyenne idéalisée. C’est comme si nous voulions transcrire fidèlement par écrit le cours naturel d’une discussion agitée, dans laquelle plusieurs personnes parleraient en même temps les unes avec les autres, chacune d’elle cherchant à se faire entendre, et dont il résulterait cependant une pensée commune. Nous serions en permanence obligés d’interrompre la continuité temporelle des lignes de pensée décrites afin d’introduire d’autres lignes de développement, de faire une pause dans le développement afin d’expliquer les liens, de laisser de côté un grand nombre d’éléments afin de conserver la ligne directrice idéalisée.7

Nous nous efforcerons d’être attentif aux différentes voix qui se mêlent au concert8 de l’histoire des

greffes : celles des différentes greffes dans leurs rapports réciproques, selon des spécialités médicales différentes en cours d’émergence ; celle de l’immunologie naissante elle aussi puis constituée ; celle de la pharmaceutique avec l’établissement et l’amélioration des traitements immunosuppresseurs ; celle de la chirurgie et de ses progrès parallèles ; celle de la prothèse et des instruments médicaux indispensables à de tels soins.

Il s’agit alors encore une fois d’assumer le caractère local de cette enquête historique, tant il nous semble que les greffes se suffisent à elle-même pour constituer un objet à part entière. Il faut à notre sens de se garder d’une pulsion à la globalisation qui prétendrait voir dans les greffes un

7 Ludwik Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, Paris, Champs Flammarion, 2008 [1935], p. 33. 8 La notion de « concert » est aussi proposée par Ludwik Fleck pour éclairer la démarche essentiellement collective qu’est la recherche scientifique – lui pour qui les innovations scientifiques sont portées essentiellement non par des individus mais par des « collectifs de pensée » indispensables à leur croissance et à leur progrès - : ce travail communautaire n’est pas pour lui « une simple addition » mais « un véritable travail collectif, non pas simplement la somme de travaux individuels mais la mise en place d’une configuration spéciale, comparable à un match de football, une conversation ou le jeu d’un orchestre. » (Ibid., p. 172) Même le « toucher sérologique » qu’exige une réaction supposée objective comme le test de Wassermann suppose dans l’équipe qui le réalise un tel travail collectif : « L’ajustement de tous les cinq réactifs requis de manière à ce que les effets de la réaction soient les plus importants possibles et les résultats les plus clairs possible nécessite de l’expérience, et même une sorte de pratique orchestrale lorsque, comme cela est généralement le cas, la réaction est réalisée en équipe. Un changement dans le personnel amène souvent une perturbation du déroulement de la réaction, même lorsque le nouveau membre de l’équipe travaillait bien dans un autre groupe. » (Ibid., p. 169. Sauf indication contraire de notre part, c’est l’auteur qui souligne.).

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14 changement majeur de vision de l’homme, en cherchant à en faire dire trop à son objet. Ainsi nous nous placerons là encore dans l’héritage de Canguilhem, dans la discussion discrète qu’il fit (dans une admiration mutuelle) de Foucault.9 Il ne s’agira pas pour nous de rechercher dans les greffes les

indices d’une nouvelle épistémè globale ; mais d’en accepter le caractère local, de manière sobre, ce qui ne signifie pas qu’aucun enseignement ne s’y trouve à tirer. Canguilhem lui-même refusait de constituer une épistémologie qui soit générale, n’en dessinant une qu’adaptée à chacun des objets dont il s’est saisi :

Nous savons que ce n’est ni par hasard, ni par manque de temps ou d’occasion, une telle « épistémologie » [générale] est précisément ce que Canguilhem s’est toujours refusé à produire dans la forme d’un discours séparé. […] Les énoncés philosophiques de Canguilhem, et ils ne sont pas rares (qu’il s’agisse de la connaissance, de la vie, de l’histoire, ou de la technique), sont toujours enchâssés dans un contexte de critique et d’histoire bien spécifié, et par conséquent perdent leur sens dès qu’on tente de les en séparer.10

C’est cette perspective qui guide aussi notre travail d’enquête historique sur la constitution du « paradigme de la greffe » : il nous semble exagéré d’y voir une mutation complète du regard de l’humanité sur elle-même ou un basculement majeur de la conception de la médecine – l’allogreffe reste particulièrement ancrée, et en est peut-être les derniers feux, dans le paradigme anatomo-physiologique et la position d’éminence de la chirurgie dans le champ médical ; c’est encore un soin relativement « cru » - ; mais il convient d’en souligner la portée ontologique réelle néanmoins, sur le soin, les affections qu’il est amené à traiter de cette manière, les conceptions de l’organisme qu’il est possible d’en dégager.

Ainsi notre travail se situera aux deux bouts de l’histoire des greffes : d’un côté, par l’enquête historique, nous irons jusqu’au seuil du « boom » de la transplantation11 au début des années 1980,

moment où, avec l’invention d’un traitement immunosuppresseur extrêmement efficace, la ciclosporine, la procédure des greffes allait pouvoir se répandre de manière extrêmement courante car devenue bien plus fiable ; dans le questionnement éthique, nous repartirons au contraire des développement les plus contemporains des greffes, ces vingt dernières années, à travers le nouveau champ des greffes de tissus composites (mains, visage). Nous éviterons ainsi la période de maturité des greffes d’organe, des années 1980 à nos jours, tant il est impossible à partir de cette période de suivre la production médicale, devenue extrêmement abondante, sur les greffes dans leur totalité. Notre analyse éthique des greffes se concentrera donc au contraire sur les dernières d’entre elles, les

9 Georges Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du cogito? », Critique, juillet 1967, p. 599-618.

10 Etienne Balibar, Lieux et noms de la vérité, « Etre dans le vrai ? Science et vérité dans la philosophie de Georges Canguilhem », L’Aube, 1994, p. 169-70.

11 Renée Fox et Judith Swazey, Spare Parts: Organ Replacement in American Society, New York, Oxford University Press, 1992, p. xvi.

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15 greffes de tissus composites, champ en cours de constitution seulement et dont l’activité est donc encore relativement circonscrite (on compte une trentaine de greffes de visage à ce jour, et une centaine de greffes de mains).

4. Le questionnement éthique

Nous examinerons, et nous efforcerons d’instruire le plus précisément possible, les questionnements éthiques particuliers que soulèvent les greffes de tissus composites ; en étant également attentif au fait que la clinique naissante de ce champ a elle-même déjà répondu à certaines de ces questions – ces réponses devant alors elles aussi être méditées pour être mieux comprises. Les greffes de tissus composites ont parfois été dénommées « greffes non vitales », par opposition aux greffes plus habituelles désormais d’organes vitaux – rein, foie, cœur, poumons, intestin, pancréas -. Ce qualificatif de non vital, qui sera discuté, pose la question de savoir dans quelle mesure les greffes de tissus composites représentent un virage des procédures de greffe, un changement de nature pour elles, ou doivent au contraire être situées dans la continuité des procédures mieux connues car plus anciennes. Nous verrons que les greffes de tissus composites déplacent en effet les questionnements sur les greffes quand celles-ci se voient appliquées au traitement d’affections sévères qui entrent dans la catégorie de handicaps ; mais aussi qu’on y retrouve, bien que transformées encore, les questions les plus classiques soulevées par la transplantation, en leur rendant une urgence qu’elles peuvent avoir parfois perdues dans la banalisation de la greffe d’organes. Ainsi la greffe de tissus composites est à la fois un champ spécifique, qui apporte ses questions propres, et un champ capable de renouveler notre regard sur les questions déjà balisées des greffes, et peut-être leur apporter des esquisses de réponse qui pourraient y être transposées. C’est tout l’intérêt à notre sens en tout cas d’étudier ces procédures les plus récentes : on y voit les hésitations des équipes médicales et des patients sur la légitimité d’y recourir ; les discussions autour des indications pertinentes pour ces soins risqués ; une réflexion donc sur les apports réels de ces greffes, et un nouveau regard sur les affections, parfois relativement méconnues jusqu’à elles, qu’elles entendent soulager. Ilana Löwy souligne à juste titre qu’il y a une tendance dommageable des chercheurs en sciences humaines sur la médecine à se pencher essentiellement sur les procédures les plus innovantes, qui se voient trop hâtivement reconnaître la capacité à dévoiler les toutes dernières mutations de la médecine, et ce au détriment de l’analyse de procédures beaucoup plus répandues, qui font le quotidien de la pratique médicale et de

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16 ce fait n’attirent plus l’attention alors qu’elles pourraient être très instructives.12 Nous reconnaissons

tout à fait les limites de ce point de vue de notre objet d’étude qu’est la greffe de tissus composites, dont nous ne prétendons pas qu’elle donne la figure totale des dernières mutations de la médecine contemporaine. Néanmoins leur caractère nouveau en fait un objet d’étude encore relativement circonscrit et de ce fait relativement maîtrisable ; le fait qu’elles soient en cours de constitution permet de voir se dessiner et déjà évoluer les questionnements à leur égard. Par l’écho public important qu’elles ont rencontré, elles ont été également abondamment commentées, ce qui permet d’instruire un débat riche à leur propos, tout en critiquant en partie la manière dont les termes du débat ont pu être posés. Enfin, comme nous venons de le suggérer, il nous semble que les questions qu’elles soulèvent peuvent indirectement éclairer les procédures désormais plus traditionnelles mais qui gardent aussi, pour les patients comme pour les équipes médicales et le grand public, les greffes d’organes solides.13 C’est en effet nous semble-t-il en entrant dans la zone grise, aux enjeux moins

évidents à trancher, du soin de handicaps importants mais qui ne mettent pas immédiatement en jeu la survie du patient, que les greffes révèlent paradoxalement encore mieux toute la portée de leurs problèmes.

Dans le traitement des questions soulevées par les greffes de tissus composites, nous voulons, en continuité de notre enquête historique, partir du plus près des réalités cliniques réelles. Notamment en ce que celles-ci forment une pierre de touche indispensable à la manière dont l’interrogation éthique : elles aident à discriminer entre des questions très réelles et d’autres quelque peu fantasmées que ces procédures impressionnantes peuvent faire surgir. Là encore, il y a une expérience à respecter premièrement ; l’éthique peut même y trouver matière à se critiquer elle-même, tant les objections qu’elle peut soulever à un soin nouveau – et que les équipes, les patients et le public peuvent eux-mêmes relayer tant ils ne sont pas étanches de l’esprit d’une époque et de discours ambiants – peuvent parfois apparaître rétrospectivement comme infondées ; tout particulièrement la question qui a été posée comme insurmontable dans ces greffes de « vivre avec les mains / le visage d’un autre » - qui plus est d’un mort. Il y a là une dimension critique, à l’égard de l’éthique, de la clinique elle-même. A partir de cette discrimination peuvent au contraire mieux apparaître, là encore grâce à un examen

12 « Une recherche sur l’utilisation des médicaments sur le marché est aussi un sujet moins « porteur » pour les sociologues, anthropologues ou politologues qui étudient la production des connaissances scientifiques et médicales. Les chercheurs en sciences sociales s’intéressent avant tout à l’innovation. Ils ont tendance à suivre des domaines nouveaux ou en transformations, plutôt que des activités bien établies, ils s’intéressent davantage aux disciplines médicales de pointe (e.g. la cancérologie ou traitement du sida) qu’aux spécialités médicales peu innovantes, telles que la médecine de ville ou la gériatrie1. En outre, quand les sociologues se penchent sur des domaines d’activité médicale de routine, ils mettent plus souvent l’accent sur les aspects sociaux du travail médical (relations médecin-malade, inégalité d’accès aux soins, division du travail médical) que sur le « contenu » des soins et des choix thérapeutiques. Un acte « banal » - une prescription pour une pathologie courante - peut ainsi devenir invisible pour les sciences sociales. » Ilana Löwy, « Conclusion. Notes sur standardisation et régulation de la médecine », in Virginie Tournay, La gouvernance des

innovations médicales, Presses Universitaires de France « La Politique éclatée », 2007, p. 303-324, ici p. 320.

13 « Greffes d’organes solides » est un des termes qui a émergé pour désigner, par opposition aux « greffes de tissus composites » naissantes, les greffes d’organes connues depuis longtemps.

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17 attentif de la clinique, les questions réelles que portent néanmoins ces procédures ; des questions qui ont mis du temps à apparaître pleinement, en partie dissimulées par les fausses questions, en partie révélées au fur et à mesure de l’avancée de la clinique ; qui sont décevantes au premier abord tant elles paraissent plus mineures, moins massives, moins directement « philosophiques », mais à nos yeux qui en sont d’autant plus intéressantes, et réellement fécondes.

Ainsi notre perspective se voudra être celle d’une éthique clinique ; mais pas au sens donné habituellement à ce terme, qui revient souvent à refuser de donner une portée à ses conclusions plus large que celle des cas, très particuliers, par elle étudiés. Il s’agit bien en revanche de partir des situations elles-mêmes, tant l’interrogation éthique ne surgit que d’elles et ne peut être valable qu’en se voyant émerger de ces situations, ne pouvant être posée de manière abstraite, comme si c’était la tâche de l’ « éthicien » de révéler lui-même les questions éthiques aux soignants. Il y a donc bien un patient travail de repérage, de formulation aussi des questions telles qu’elles surgissent de la clinique, mais dès ce moment-là avec une perspective critique également, adossée notamment à l’épistémologie critique que nous pensons avoir constituée. Surtout, il s’agit à notre sens de construire à partir de ces questionnements issus de la clinique un véritable questionnement philosophique, qui permette d’élaborer pleinement ces questions, leur donner toute leur ampleur, leur portée la plus générale, leur profondeur la plus grande. Il s’agira alors de nous efforcer de discerner les principes qui guident l’action médicale et le choix des patients dans les procédures de greffes de tissus composites ; mais pas seulement pour les recueillir tels quels – ce qui est déjà instructif -, comme le ferait peut-être une « éthique clinique » dans son acception courante, s’interdisant méthodologiquement de poser des principes généraux et surplombants ; au contraire, ces principes nous voulons eux-mêmes les discuter, les critiquer, en évaluer la portée et la légitimité ; et cela encore avec comme pierre de touche la réalité clinique, dans toute sa richesse, sa diversité, les interprétations contrastées dont elle est susceptible.

5. Un questionnement philosophique

A cette occasion, nous aurons l’occasion de confronter l’expérience clinique et les interrogations éthiques qu’elles soulèvent avec un certain nombre d’analyses de la tradition philosophique, parfois apparemment éloignées du sujet direct des greffes de tissus composites – qui en tout cas n’ont pas été formulées à leur occasion certainement, étant donné le caractère très récent de ces procédures. Nous voudrions montrer par là comment un véritable travail philosophique, non surplombant mais néanmoins distinct par nature du seul examen de la clinique, peut être entrepris en matière d’éthique médicale. Il nous semble que les analyses philosophiques, si on accepte le détour

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18 qu’elles opèrent par rapport au contenu immédiat des questions médicales, permettent d’éclairer ces questions ; de les formuler dans toute leur portée la plus générale ; de critiquer certaines manières de les poser. En retour, il y a là un gain extrêmement riche possible pour la philosophie elle-même, un test pour elle : saura-t-elle éclairer de manière pertinente les réalités cliniques les plus concrètes? Ainsi nous avons vu avec étonnement, et de manière réjouissante, des analyses apparemment très lointaines des réalités dont nous traitons être capables de leur apporter un éclairage ; par là, c’est aussi la lecture de certaines œuvres classiques qui gagne une nouvelle vigueur à être mises en relation avec des réalités qui leur sont apparemment si éloignées (par exemple, l’œuvre de Biran ou de Condillac avec la question de l’appropriation de la greffe par le patient). Ainsi nous espérons révéler une nouvelle fécondité possible de ces œuvres ; sans prétendre en faire une interprétation nouvelle, puisque nous nous tenons essentiellement à les utiliser comme moyens d’éclairage, nous proposons par là de nouvelles raisons de les lire et peut-être des angles nouveaux, insoupçonnés, pour y entrer. Ainsi leur lecture gagne une nouvelle actualité, qui dévoile en retour une fécondité supplémentaire dont elles étaient porteuses.

Mais la philosophie trouve encore par là une manière d’éprouver ses limites, et par là de se relancer, de trouver une nouvelle urgence : car les analyses que nous confrontons à la question de la greffe montrent aussi en partie leurs limites, en ce qu’elles ne parviennent pas toujours à ressaisir correctement la totalité du phénomène (biologique, existentiel, social) en question. Ainsi la philosophie gagne à cette confrontation de voir se dessiner pour elle de nouveaux chantiers ; de prendre conscience de ses limites, peut-être de ses apories, ce qui invite, par le biais même limité qui est le nôtre avec la greffe, à relancer et approfondir un projet très présent aujourd’hui d’une authentique philosophie du soin à construire.14 Il y a là une voie très singulière à emprunter, qui est

loin d’être la seule possible mais qui ne saurait être négligée pour autant, pour poursuivre le projet philosophique d’interrogation de la condition humaine et de ses paradoxes, ses « tours et détours » dirait Pascal. Ainsi la philosophie se révèle encore et toujours, selon l’intuition déjà de Canguilhem, nourrie dans ses questionnements par des réalités extérieures. L’interrogation philosophique ne se justifie pas en effet à nos yeux par elle-même, comme s’il était d’emblée légitime de s’interroger sur ses concepts et principes. C’est toujours d’autre chose qu’elle que lui vient son impulsion la plus sincère – au contraire, une philosophie qui se trouverait d’emblée légitime, n’ayant pas à s’interroger sur cette pratique étrange qu’elle représente, nous apparaîtrait plutôt elle-même comme une étrangeté, une pratique compacte reposant sur sa seule légitimation universitaire ou scolaire et sans urgence réelle. C’est bien par des questions extérieures à elle qu’elle est toujours convoquée – celles de la foi, de l’art, des sciences, de l’action ou de la politique par exemple -, et par là stimulée à se mettre en œuvre et à s’examiner elle-même également.

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19 6. La nécessaire dimension existentielle de l’éthique

Il nous semble alors nécessaire, nous nous en justifierons plus avant au début du chapitre consacré spécifiquement aux questions éthiques, de donner à celles-ci toute leur portée existentielle – ne serait-ce que par une description attentive et minutieuse de l’expérience singulière qu’est le fait d’être greffé, pour des affections elles-mêmes très significatives comme le sont l’amputation ou la défiguration, et selon un soin qui est lui-même déstabilisant comme la greffe, qui pose de nombreuses questions sur le statut du patient greffé (est-il guéri ou encore malade ? est-il encore lui-même ? quels gains réels trouve-t-il à la greffe ?). A travers ces figures très particulières de la maladie et du soin, ce sont néanmoins des problèmes d’une anthropologie la plus générale, elle-même paradoxale, qui peuvent être soulevés ; avoir un visage, des mains, et ce que cela implique, dans leur bon fonctionnement ou dans leurs incapacités, cela concerne notre condition commune, notre humanité conjointement « souffrante et agissante » comme dirait Ricoeur. De la même manière, vivre en étant greffé, éprouver les ressources étonnantes du corps dans l’acceptation de la greffe mais aussi ses limites, révèle des aspects de l’incarnation qui nous concernent tous, de la manière la plus générale, en plus de notre statut commun de donneurs potentiels – ou en tout cas de personnes convoquées à se positionner à cet égard -, de membres d’une société qui pratique de telles greffes, de possibles proches de donneurs ou de patients greffés.

C’est pourquoi nous nous attacherons tout particulièrement, pour fonder notre questionnement éthique et l’instruire, à nous appuyer sur la force des témoignages, qui abondent en la matière dans les greffes, et encore dans celles de tissus composites. Nous nous appuierons aussi sur la rencontre de certains patients greffés que nous avons pu faire grâce à l’équipe lyonnaise avec laquelle nous avons collaboré. Pour qui travaille sur les greffes, il y a là une manne à explorer, tant abondent les témoignages de patients greffés, mais aussi de médecins eux-mêmes qui restituent leur expérience médicale. Cette littérature n’est pas toujours de la grande littérature, et elle n’est pas toujours exempte de distorsions, ce qui rend nécessaire son usage critique également ; mais elle n’échappe jamais à la sincérité et à l’urgence ; elle permet de resituer les interrogations à même leur expérience la plus vive et leur surgissement parfois inattendu, rarement ordonné de manière systématique. Cette perspective sera complétée et confrontée aux données plus objectives – mais aussi empreintes de subjectivité, d’interprétation déjà – de la littérature médicale plus scientifique. Nous chercherons d’ailleurs à déceler, et ce dès notre enquête historique, la manière dont même dans les descriptions scientifiques, confrontées là encore aux mémoires des praticiens, ce sont encore des voix singulières toujours qui se font entendre, et qui seules sont capables de faire entendre l’urgence d’un questionnement et la

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20 singularité d’une recherche, même la plus objective. C’est pourquoi nous nous attacherons également, par de nombreuses citations, à faire entendre ces voix singulières. La force du témoignage sera encore confrontée aux représentations artistiques qui ont été abondamment faites des greffes, avec là encore des distorsions possibles que le recours à la clinique aidera à élucider, ces distorsions étant elles-mêmes instructives d’une réception spontanée de ces procédures. La littérature sera également convoquée par la mise en forme éminemment acérée et éclairante qu’elle peut faire de certaines expériences de l’affection, ou de situations éthiques extrêmement fortes. Ainsi l’éthique doit-elle s’adosser à une épistémologie critique qui sera constituée au préalable ; mais en retour elle vient encore éclairer et approfondir notre compréhension de ce qui est réellement en jeu dans ces procédures des greffes, l’éthique ayant même une influence sur l’épistémologie ici.

7. Pour une philosophie clinique

A travers cela c’est bien une histoire et une philosophie clinique des greffes, et particulièrement des greffes de tissus composites, que nous souhaitons élaborer. Une philosophie clinique (et une histoire, une épistémologie cliniques également qui lui servent de point d’appui) est à notre sens une philosophie qui garde constamment la clinique comme point focal de ses analyses, de ses observations et des questionnements. Car c’est bien de la clinique elle-même que surgissent les questions, y compris scientifiques – on verra combien l’urgence clinique, la volonté de parvenir à faire des greffes, a pu être un stimulant puissant pour les recherches fondamentales en immunologie, dans une relation de collaboration et de conflit à la fois, avec une communauté d’intérêts et aussi des divergences, et en partie des impasses créées par chaque perspective à l’autre. La clinique est également ce qui ramène constamment à l’unité d’un objet singulier, dans sa complexité, les différentes perspectives qu’on peut adopter à son égard ; c’est aussi bien cette perspective qui permet de suivre à partir d’elle les développements des problèmes dans toutes leurs ramifications. C’est ainsi que les greffes ont déjà beaucoup intéressé la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, le droit, l’économie, l’histoire des sciences, l’éthique. Mais ces disciplines, si elles ont apporté des éclairages indéniables et sans lequel notre travail lui-même n’aurait pas été possible, ont tendance à privilégier leurs intérêts spécifiques qui les ont amenées à l’objet. La perspective clinique, à travers l’expérience humaine de la maladie et du soin qu’elle oblige à garder comme perspective, oblige elle à garder constamment en vue l’unité que cette expérience représente. Par là, les discours des différentes spécialités se voient obligés les uns aux autres, de percevoir leurs limites comme celles des autres. La clinique oblige à coordonner ces différents discours ou à reconnaître leur caractère parfois inconciliable, et donc à relancer la réflexion. La perspective clinique oblige à ne pas mutiler l’objet

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21 en l’abordant par une vue partielle ou en s’intéressant à un seul des aspects des procédures de greffe – par exemple en décrivant les problèmes que pose le prélèvement sans le relier à sa finalité dans le soin d’un patient.

La perspective clinique ne correspond pas pour autant, précisons-le d’emblée, à une vue qui elle serait complète de l’objet qu’est la greffe. Elle a d’abord une valeur critique, en invitant constamment à rouvrir le spectre du questionnement. C’est d’ailleurs la force des témoignages eux-mêmes que de montrer le surgissement depuis une même expérience, dans sa continuité et sa durée, de toutes les questions, de manière non coordonnée pour autant ni harmonieuse. Cette perspective unitaire de la clinique oblige donc aussi à ne pas se cacher les tensions que peuvent entretenir entre eux les différents éléments de la greffe, et même leurs paradoxes – par exemple le caractère réfléchi du choix de la greffe par le patient et son caractère d’aventure risquée néanmoins ; la dimension de colloque singulier de la relation médicale dans les greffes et sa dimension d’expérimentation à valeur scientifique ; l’acceptation du greffon par le patient qu’on rencontre bien souvent et le caractère d’étrangeté de celui-ci néanmoins, etc. Le point focal pris constamment dans la clinique invite à ne pas dissimuler ces tensions, ces divergences de vue, ces disparités : elles constituent aussi bien la réalité même de la greffe dans sa nature paradoxale. Par réalité clinique nous entendons donc celle qui repose sur ou a pour horizon l’expérience même de la greffe vécue par les patients, mais aussi par les équipes médicales et jusqu’au public qui en prend connaissance ; cette expérience, qui a une dimension existentielle que nous voulons souligner, est un lieu d’intenses contradictions (par exemple, entre le sentiment d’être guéri grâce à la greffe et celui d’être encore soumis à cause d’elle à des soins encore intenses, prolongés). Nous distinguerons donc la dimension médicale, en ce qu’elle se consacre méthodologiquement aux mécanismes en jeu dans la greffe et le soin, en mettant entre parenthèses l’expérience vécue du patient ou une part de celle-ci (même dans la perspective de la psychologie par exemple), de la dimension clinique que nous voulons ici garder comme fil directeur constant. Encore une fois, cette perspective clinique n’est pas un point de vue supérieur qui provoquerait une harmonisation miraculeuse des différents discours possibles sur les greffes et en lisserait les contradictions ; elle représente plutôt au contraire un point de vue encore plus terre-à-terre, plus au ras de l’expérience même, que les constructions déjà nécessairement abstraites de chaque spécialité. Loin de proposer une expérience pacifiée de la greffe, une compréhension apaisée en donnant la clé, elle invite à en complexifier la description et en avive les tensions et les contradictions – mais, nous l’espérons, pour permettre néanmoins de les traverser avec plus de lucidité, sans se voiler à soi-même l’expérience que cela représente. Il est alors difficile d’accéder, et peut-être même impossible de le faire complètement, à cette expérience clinique même, jusque dans les témoignages qui en proposent la restitution par un récit – qui permet cependant de laisser émerger les contradictions par la force de la succession temporelle capable de présenter dans une continuité des aspects contradictoires - ; car l’expérience clinique, des patients comme des praticiens, a encore

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22 du mal à accéder à elle-même, elle risque toujours d’être dissimulée à elle-même, notamment d’ailleurs par les discours, partiels, ou les préjugés occultants, qui fleurissent autour des greffes. Cette expérience est encore objet de dissensions entre les soignants, ou entre soignants et patients, qui ne la restituent pas de la même manière. En est témoin la résistance d’Isabelle Dinoire, première greffée du visage, par laquelle elle contesta les comptes-rendus que donnaient ses soignants de sa greffe. Là où les soignants avaient tendance à insister sur le fait que le greffon lui avait rendu son visage, en tout cas un visage qui pouvait être considéré comme le sien (ce qui n’est pas tout à fait la même chose que son visage précédemment connu), Isabelle Dinoire insistait sur le fait qu’elle avait un visage, mais que celui-ci n’était pas pour autant le sien (au sens pour elle de son visage d’origine et d’un visage entièrement approprié, la donneuse restant très présente à son esprit).15 Ainsi nous aurons aussi à

relever ces tensions dans la manière dont l’expérience peut être restituée, tensions qui à notre sens la constituent tout autant.

C’est à une telle expérience fondamentale, le mieux possible restituée, dans sa complexité et ses contradictions qui soulèvent autant d’interrogations aux ramifications multiples pour les comprendre et les traverser, que nous souhaitons introduire le lecteur dans les pages qui suivent.

15 Voir Noëlle Châtelet, Le baiser d’Isabelle. L’aventure de la première greffe de visage, Paris, Seuil, 2007. Voir dès l’exergue, les paroles d’I. Dinoire : « Aujourd’hui, deux ans et demi après l’opération, je me sens bien avec mon nouveau visage. […] Chaque jour, je pense à ma donneuse. » Elle redisait encore en 2015 contester « l’idée des médecins » que le visage « ressemble à qui elle est », redisant qu’il s’agit d’ « un visage, pas mon visage ». (I. D., entretien avec l’auteur).

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23

Première partie. La découverte du rejet

immunitaire comme obstacle fondamental

(ou : La greffe impossible)

Un édifice de connaissance vit finalement le jour ; édifice que personne n’avait vraiment pressenti ni voulu, et qui, en fait, émergea véritablement contre l’intuition et la volonté des individus. Car il advint à Wassermann et ses collègues ce qu’il était advenu à Christophe Colomb : ils cherchaient les Indes et étaient convaincus de se trouver sur le chemin qui y menait –

ils trouvèrent cependant l’Amérique. Bien plus, leur voyage ne fut pas une navigation conséquente dans une direction choisie, mais une odyssée pleine de changements de direction ;

et ce qu’ils atteignirent ne fut pas leur but […].16

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