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Le postulat inconscient d’une échangeabilité de principe des parties des organismes

Première partie. La découverte du rejet immunitaire comme obstacle fondamental

Chapitre 1. La surprise des premiers échecs

D. Le postulat inconscient d’une échangeabilité de principe des parties des organismes

Il est difficile de comprendre comment on a pu penser une échangeabilité de principe des parties des organismes animaux. Il nous semble que cette échangeabilité pouvait reposer sur trois principes au moins, dont les preuves dans les textes ne sont pas toujours présentes, mais qu’il nous semble plausible d’imaginer. Dempster, par exemple, parle encore en 1951 de l’« étrange incompatibilité » que représente le phénomène du rejet, supposant que son attente était encore celle d’une échangeabilité de principe :

Over the last 40 years many attempts have been made to homotransplant kidneys in dogs and cats, but the time of survival of these transplants has been limited. Even with modern antibiotics the same position obtains. There is no doubt that some strange biological incompatibility is the cause of failure.121

Hamilton fait état d’une croyance ancienne en une interchangeabilité des parties du corps, particulièrement des tissus :

When successful splitskin grafting emerged in the mid-1800s, the theorists of the day taught that all human tissue was interchangeable and encouraged the view that allografting by skillful surgeons would succeed without need for additional conditioning.122

120 Ibid., p. 148.

121 W. J. Dempster, “Problems Involved In The Homotransplantation Of Tissues, With Particular Reference To Skin”,

art.cit., p. 1047.

58 Le premier fondement de cette échangeabilité semble être une conception des organes comme n’étant pas porteurs de l’individuation profonde de l’organisme, comme n’étant pas l’échelon où cette individualité s’exprime fondamentalement. Comme on l’a vu, il semblait plus facile d’envisager que les « fluides » de l’organisme soient propres à chaque individu que les organes eux-mêmes, conçus eux comme relativement interchangeables. Ceci peut être dû au caractère apparemment inertes, massifs, animés seulement mécaniquement, des organes, par comparaison aux « fluides », plus déliés, fluides justement, circulant à travers tout l’organisme et l’animant. Le caractère vivant, et partant individualisé, semble plus facile à faire reposer dans ces « fluides » que dans les organes compacts et immobiles.

Plus profondément, c’est peut-être l’idée même d’une individuation s’expriment de manière matérielle qui manquait, les greffes participant au contraire à la mettre en lumière. Canguilhem souligne qu’avant l’apparition de la théorie cellulaire, les corps étaient conçus comme individualisés seulement par la forme, et non par la matière, qui paraissait commune à tous les vivants.

« Quand les plantes et les animaux pourrissent ils deviennent de l’humus, l’humus devient ensuite l’aliment des plantes qui y sont semées et enracinées. De la sorte, le chêne le plus puissant et la plus vilaine ortie sont faits des mêmes éléments, c’est-à-dire des particules les plus fines de l’humus, par la nature ou par une pierre philosophale que le Créateur a déposée dans chaque graine pour changer et transformer l’humus selon l’espèce propre à chaque plante. » Il s’agit en somme de ce que Linné lui-même appelle plus loin une metempsychosis

corporum. La matière demeure et la forme se perd. Selon cette vision cosmique, la vie est dans la forme et non

dans la matière élémentaire.123

Il n’est pas impensable que cette conception d’une matière au fond indifférente, informe, partant interchangeable, se soit maintenue jusqu’à l’époque à laquelle nous nous intéressons. Notons par ailleurs que cette conception est bien éloignée de la matière aristotélicienne, qui n’est jamais matière informe justement, mais toujours déjà informée, materia secunda, la materia prima n’étant pour Aristote qu’un être de raison qui ne peut se trouver dans la réalité. Il est bien possible qu’au tournant du vingtième siècle un matérialisme grossier répandu, considérant la matière comme indifférenciée, purement malléable et interchangeable – et partant pouvant se soumettre à toutes nos prises – ait pu venir soutenir le postulat d’une interchangeabilité de principe des parties de l’organisme.124

Mais on peut tout autant chercher du côté de la théorie holiste de l’organisme, vulgarisée et simplifiée, une autre raison de penser a priori une interchangeabilité des parties que l’expérience

123 Georges Canguilhem, « La théorie cellulaire », La connaissance de la vie, op. cit., p. 51. 124 Anne-Marie Moulin, Le dernier langage de la médecine, op.cit., p. 180.

59 viendra infirmer. En effet, si l’organisme est d’abord un tout dont la force vitale est capable de s’imposer aux parties pour en faire l’unité dans un fonctionnement global, il est aisé de penser qu’une partie d’un corps étranger soit incapable de s’opposer, le rapport de taille lui étant particulièrement défavorable, au tout étranger dans lequel elle se trouve insérée lors de la greffe. Le tout aurait alors le pouvoir d’imposer à des parties étrangères de se subordonner à l’entité organique globale, ce que semblaient prouver d’ailleurs les expériences d’hybridation par la greffe chez les fœtus d’animaux.125

Pourtant les tentatives de greffe vont démontrer une résistance inattendue des parties greffées à s’intégrer au tout du receveur, et la différence entre le fœtus en développement capable d’intégrer un corps étranger et l’adulte qui le rejette sera rapidement reconnue.

La troisième raison de penser l’interchangeabilité de principe des parties de l’organisme tenait à une exagération des capacités d’adaptation de l’organe greffé. On pensait qu’après un temps peut-être d’étrangeté celui-ci pourrait s’adapter à son nouvel environnement, les médecins cherchant à s’appuyer sur la vis medicatrix naturae. L’essor de la pensée darwinienne venait de donner une nouvelle force au schème de l’adaptation, à l’échelle des espèces ; une transposition de ce schème à l’échelle de l’organisme pouvait naturellement tenter. Tout comme la théorie de l’évolution a dû comprendre que, si l’adaptation est un moteur de l’évolution, cela ne signifie pas que tout dans un organisme soit bien adapté car il y a une part de contingence, de même les tentatives de transplantation ont montré que, s’il y a dans l’organisme une réelle plasticité, une capacité d’adaptation à de nouvelles conditions physiologiques, toute adaptation n’est pas non plus possible. Carrel comme Lexer parlent de la capacité supposée d’un organe à s’« adapter » à ses nouvelles conditions de vie. Carrel réalisa des greffes de vaisseaux, transférant des veines en lieu et place d’artères et voyant les capacités d’adaptation des tissus à de nouvelles fonctions, un nouvel environnement : les veines prennent une taille qui n’est pas la leur habituellement et se révèlent capables de supporter une pression sanguine différente. Son étonnement vient donc de l’incapacité des organes transplantés à réaliser une semblable adaptation. De la même manière, Lexer imagine différents moyens pour rendre le greffon capable de s’adapter à l’organisme qui le reçoit : des essais d’immunisation réciproque, d’injection de sérum à proximité du greffon, de manière à ce qu’il « ait l’occasion […] de s’accommoder aux nouvelles conditions.126 » Pourtant à la même époque Ullman est catégorique. “The statement of Roux which he made in 1895 that a part of an organism will accustom itself to the surroundings in another organism cannot in this era be accepted.127

125 Ibid., p. 188.

126 Erich Lexer, “Free transplantation”, art. cit., p. 175 (“so that […] it had a chance […] to accommodate itself to the changed conditions.”)

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Chapitre 2. La reconnaissance progressive du