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4.1. Une première définition du conflit et sa montée en généralité : l’histoire locale d’un

4.1.2. L’artiste et l’opprobre, ou l’histoire locale d’un enjeu global

4.1.2.3. Redéfinir le conflit pour mieux le maîtriser

Outre l’appui systématique des institutions départementales que nous présentions plus tôt – mais qui n’a toutefois pas toujours été de même, l’importance des subventions ayant fluctué à mesure que les élus responsables des questions culturelles changeaient (voir plus loin dans le chapitre) –, le festival a su entretenir des relations avec la presse afin de toujours demeurer visible. Si l’on reprend le répertoire théorique que Boltanski et Thévenot ont développé dans leur théorie de la justification, on peut en effet considérer le festival comme une figure inspirée ayant engagé des formes de compromis durables avec le monde de l’opinion, celui-là même où l’on « s’accorde […] en tenant compte de l’opinion des autres » (Ibid. : p.223). Si, dans sa forme pure, le monde de l’opinion n’a cure de la qualité « effective » des êtres et des objets, c'est-à-dire de leur efficacité (qualité industrielle), de leur créativité (qualité inspirée), de leur prix (qualité marchande) ou encore de leur dévouement à la collectivité (qualité civique), il ne peut être excité dans la réalité que par

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les critères des mondes étrangers. À Uzeste, ce sont bien les critères d’abord inspirés qui l’ont mobilisé (Bernard est un grand musicien, reconnu comme tel, et son festival est de qualité), puis ceux industriels d’efficacité du festival (il dure depuis 35 ans, il n’y a jamais d’incidents ou de débordement dans l’organisation : c’est donc un festival fiable et cohérent), enfin ceux civiques de la promotion d’un art de qualité pour tous. Ce monde de l’opinion, c’est bien parce qu’il se manifeste concrètement qu’il représente une ressource pour le festival ; les médias, vecteurs essentiels de ses grandeurs, travaillent en effet de concert avec Uzeste Musical : à l’échelle régionale d’abord, avec, nous l’avons vu à propos des évènements du logement, le quotidien Sud Ouest qui publie régulièrement des articles sur le festival ou le travail de Bernard ; au niveau national ensuite, avec notamment le journal l’Humanité qui lui aussi relate les manifestations du festival ou encore Le Monde qui, sous la plume de Francis Marmande, raconte régulièrement ce qui se fait à Uzeste en s’en faisant le fidèle porte-parole, écrivant, d’un ton semblable à celui que l’on aime adopter chez Bernard, des textes rythmés et parsemés de calembours. Aussi, cette importante médiatisation d’Uzeste Musical se nourrit elle-même de figures d’opinion. De grands noms viennent en effet régulièrement à Uzeste pour s’y produire, qu’ils soient célèbres dans le monde du jazz (on peut penser ici à Louis Sclavis ou Michel Portal) ou dans des domaines plus populaires (citons par exemple l’acteur Richard Bohringer qui a participé au festival de l’été 2011, ou encore Claude Nougaro, évoqué au chapitre précédent, qui avait su flatter l’ego de toute une communauté). En accueillant ces noms, le festival s’appareille de titres de gloire qui à la fois l’inscrivent dans le monde de l’opinion et le légitiment dans le monde industriel (le festival doit être fiable et efficace pour que de tels noms s’y produisent). Bernard lui-même s’est doté d’un attribut d’opinion considérable. En acceptant la Légion d’honneur qui lui a été proposée à l’hiver 2012, il s’est affublé d’un symbole fort : car dans un monde de l’opinion où « est évident ce qui est connu », une telle médaille pèse lourd. Au risque de perdre en grandeur inspirée (qui méprise, rappelons-le, la vaine reconnaissance), il a gagné en valeur à la fois d’opinion et civique, la Légion d’honneur étant elle-même un objet composite relevant autant du monde d’opinion que du civique (puisque décernée par l’État pour services rendus à la nation).

Considérées à la lumière de la théorie bourdieusienne des champs, ces formes de compromis entre la figure inspirée du festival et cet ensemble d’objets qui participent des

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mondes civique d’une part, et d’opinion d’autre part, permettent de comprendre les raisons de la montée en généralité qu’opère le festival tant à l’égard du conflit qu’il provoque au sein du village qu’à propos des évènements précis du logement. C’est dire que le processus d’universalisation qu’engage toujours le festival à propos du défaut de sa réception au sein du champ local participe pleinement de son projet esthétique et politique, dont l’enjeu est, nous l’avons vu, de remettre en question l’ordre et les formats établis du monde social. Dès lors, l’habitus de l’artiste que nous présentions au chapitre précédent l’incite comme par nature à généraliser le différend, l’universalisation étant une notion consubstantielle de celle d’esthétique. Mais c’est dire aussi que les vecteurs de cette montée en généralité, ainsi inhérente au projet artistique, sont autant de ressources pour le festival et sa figure emblématique. De même que les points d’ancrage dont ceux-ci peuvent bénéficier dans l’espace médiatique représentent alors une forme certaine de capital social au sein du champ du même nom, de même le soutien ostensible de personnalités politiques – fussent- elles locales – en sont une autre forme au sein du champ politique. Mieux encore, cette reconnaissance mêlée des institutions publiques – ou du moins de leurs porte-parole – et de l’espace médiatique contribue à constituer un capital symbolique pour le festival ; capital qui vient alors légitimer plus encore le festival au sein des champs dont il est lui-même le produit. La Légion d’honneur que nous évoquions à l’instant peut ainsi être envisagée comme la cristallisation quasi matérielle d’un capital symbolique fortement légitime au sein du champ politique – ou, si l’on revient à Boltanski et Thévenot, au sein du monde civique –, voire même au sein du champ social national en son entier.

La montée en généralité de la contestation opérée par le festival peut ainsi, si l’on en poursuit l’analyse en ces termes, être considérée comme un procédé permettant de transposer le conflit en des espaces au sein desquels il jouit d’une légitimité certaine et où il est par conséquent plus fortement doté que ne le sont ceux qui, au sein du champ local, s’opposent à lui. Il serait, peut-être plus encore, l’expression du sens pratique du festival, sinon de sa figure emblématique elle-même. Artiste, son habitus le ferait agir comme il agit, l’inclinant naturellement à universaliser l’expérience d’injustice qu’il croit éprouver ; cet habitus même qui, nourri de ses capitaux spécifiques, en l’occurrence de ses contacts et de son image, l’engagerait à recourir aux moyens mêmes qui lui rendent possible la montée en généralité de sa contestation. Tout se passerait alors comme s’il poursuivait cet objectif,

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sans même pourtant en avoir le véritable projet. Nous serions bien là dans la définition que donne Bourdieu du sens pratique et que nous citions déjà au premier chapitre, qui donne à croire que « les agents sociaux ont des “stratégies” qui n’ont [pourtant] que très rarement pour principe une véritable intention stratégique » (Bourdieu, 1994 : 156).

4.1.3. L’opposition au festival face à la montée en généralité du conflit. L’histoire d’une

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