• Aucun résultat trouvé

3.2. Le controversé festival, ou l’origine d’un conflit L’ébranlement du champ local

3.2.3. La réaction du champ local à l’étrangeté du festival

3.2.3.2. Projet artistique et dessein politique, ou la monstruosité du civique inspiré

de nombreux villageois. Tandis que leur réaction aux choix esthétiques d’Uzeste Musical tendait à se faire sous un mode inconscient, parce qu’effet de l’habitus, celle concernant ses engagements politiques revêt les traits d’un acte bien conscient, volontaire et délibéré. C’est effectivement à leur égard une ferme résistance que d’aucuns opposent ; ainsi de ce villageois qui s’agace de l’engagement politique du festival, de cette « anarchie » prônée et de ce « conditionnement » que l’on chercherait à lui imposer. Si tout le monde n’en a cependant pas une lecture aussi radicale (rares ont en effet été ceux qui, durant les entretiens, ont présenté Uzeste Musical comme étant une cellule anarchiste), les villageois, soutiens comme détracteurs du festival, s’accordent sur le fait qu’il est extrêmement politisé. Ainsi pour cette villageoise, Bernard, « est un militant, il fait de la politique » (Annie) et cela dérange beaucoup de monde, un autre confirmant que l’aspect politique du festival est indéniablement une « part du problème » (Frédéric). Ainsi est-on sûr que c’est parce que « c’est considéré comme des rouges, des gauchistes [et] des communistes » qu’Uzeste Musical n’emporte pas l’adhésion du village (Hervé).

Plus encore, c’est l’hybridation des dispositions esthétiques et du projet artistique du festival d’une part, et de ses prétentions politiques d’autre part, qui provoque la réaction la plus forte chez ses opposants. Car mêlant ces différents registres, le festival, autant comme organisation qu’évènement, s’expose à être dénoncé comme ce que Boltanski et Thévenot appellent une situation trouble. Les deux auteurs distinguent en effet les « situations qui se [tiennent] » (Ibid. : 172), caractérisées par leur « plénitude », des « situations troubles » (Ibid. : 278). Quand les premières sont celles où un monde assoit son authenticité dans « la démonstration qui se fait lorsque les grandeurs se déploient dans une situation qui se tient » (Ibid. : 172), les secondes exposent à la critique ceux qu’elles mettent en jeu. Ils écrivent :

110

La critique prenant appui sur la présence d’êtres d’un autre monde, la possibilité d’y avoir recours dépend de la façon dont la situation est agencée. S’y prêtent particulièrement les situations troubles dont l’agencement composite met à la disposition des personnes des choses relevant de mondes différents susceptibles d’êtres engagées dans l’épreuve. [Dans ces situations,] chacun des participants […] a quelque chose de trouble et son engagement dans plusieurs natures peut être à tout moment dénoncé. (Ibid. : 278)

Ainsi un festival artistique ou un concert peuvent-ils être dans leurs formes pures des situations qui se tiennent, démonstrations d’un monde de l’inspiration dans sa plénitude, et moments où l’artiste rend public ce que ses sentiments actionnent en lui. Mais aussitôt qu’il engage des desseins politiques, alors il perd en pureté et devient une situation trouble. Or Uzeste Musical est perçu comme tel par ceux qui le critiquent : figure inspirée qui pourrait être acceptée en tant que telle ou, mieux encore, figure inspirée aux formats domestiques valorisés par le champ local, il est également un projet politique qui s’entache par là de grandeurs civiques – lesquelles érigent l’intérêt général comme intérêt supérieur et prônent l’action collective dans le projet politique (Ibid. : 231-241) – qui, là encore, aurait pu être accepté comme tel (on accepte en effet le principe même de la discussion démocratique puisqu’à Uzeste, comme dans toute commune du pays, se déroulent des élections et se confrontent des idées politiques parfois antinomiques, qui vont jusqu’à intégrer les relations domestiques entre les êtres). Mais il y a ici l’agencement des deux projets, et l’alliage des grandeurs inspirées aux desseins civiques fait du festival une figure monstrueuse aux yeux de ses opposants. Alors, à la critique de l’inspiration bouillonnante qui inquiète s’ajoute celle de la situation qui, ayant perdu l’unicité de l’esthétique, est devenue chimère. Comment voulez-vous en effet, dit-on chez certains, « que des gens qui sont des artistes [soient] capables d’avoir […] une vision rationnelle de l’organisation de la société telle qu’elle est ? » (une villageoise). Il n’y a qu’un pas pour que l’artiste, cet être inspiré enorgueilli de prétentions civiques, soit perçu, comme le décrivait un villageois au cours d’un entretien, comme un « gourou » vaniteux. La situation possède alors toutes les conditions pour que le désarroi soit complet : plus que de s’en inquiéter, on craint la figure monstrueuse et les êtres qui en participent. On ne voit chez eux qu’une bande de « marginaux », parasites menaçants de la société.

111

Conclusion : du festival au conflit local. Le poids des structures du

champ local sur le déploiement du différend

La controverse que provoque le festival au sein du village voit ainsi son origine dans deux éléments essentiels qui s’entrecroisent. D’un côté, l’esthétique qu’il propose, et partant les grandeurs qui le sous-tendent, étrangères à bien des égards à la structure du champ local, peinent à se rendre intelligibles et acceptées auprès d’un grand nombre de villageois qu’un habitus dispose à ne pas savoir les appréhender ; d’un autre, ses prétentions et son engagement politiques qui, conjugués au projet artistique originel, en font une figure chimérique aux yeux des locaux, qui voient dans sa présence la mise en péril de la permanence de leurs référents culturels et normatifs.

Nous l’évoquions au chapitre précédent, Uzeste possède comme bien des bourgs une histoire autonome, et par la petitesse de ses espaces et la proximité des relations qui s’y forment, des noms et des lieux se sont colorés à mesure que des générations se sont succédé, et l’on croit aujourd’hui y savoir que cela a toujours été communiste par ici et conservateur par là-bas. À cette trame s’est adjoint un nouveau conflit. Les couleurs sépia du portrait politique du village se sont rafraîchies à mesure que le festival s’est radicalisé dans ses postures idéologiques, et les conflits structurels qui avaient pu agiter le champ local pour s’estomper naturellement s’en sont aussitôt ravivés. Alors, pris dans les structures étroites du champ, le différend s’est émancipé du seul festival et, dans la petitesse des espaces, le conflit paraît avoir imprégné le tissu social jusque dans le moindre de ses recoins, telle une traînée de poudre. Parce qu’on s’entend en effet à Uzeste sur le fait que l’on y ressent, sinon un conflit, du moins des animosités et des tensions qui déterminent toute sociabilité, et ce sont bien des camps qui s’y opposeraient.

Il y aurait ainsi ceux qui défendent bec et ongles le festival, et ceux qui s’y opposent corps et âme. D’un bord, on connaîtrait ceux qui sont des nôtres par leur présence aux manifestations, et l’on saurait qui n’en est pas par ses absences systématiques ; car, du côté d’Uzeste Musical, on croit savoir du clan adverse que ceux qui s’en revendiquent publiquement ne sont en fait que les quelques arbres qui cachent la forêt, et qu’il y aurait

112

derrière eux la masse essentielle des opposants : ceux qui ne sont qu’« indifférents » (André), ceux pour qui si « Lubat fait son truc, c’est bien, mais s’il le fait pas, c’est bien aussi » (Julien). Eux sont les principaux adversaires de l’Estaminet, ceux-là mêmes qui sont les figures typiques de la servitude volontaire tant décriée par Bernard. En se désintéressant de ce qui se fait dans leur village, ils intégreraient les rangs de ceux mêmes qui les dominent. C’est en effet, dit Bernard, parce que « la culture n’est pas leur culture, […] [que] ça arrange les commerciaux », car « ce qui est leur culture, c’est consommer. C’est aller faire des courses. Ça, c’est leur culture. Et leur culture, ça s’appelle la consommation. » Cette masse amorphe, elle serait à Uzeste portée par une mairie qui consciencieusement s’acharne à saboter le festival. Sous une ancienne municipalité, toutes les parcelles autour du stade communal avaient été rachetées afin d’en offrir l’accès au festival et, peut-on entendre du côté de ses fervents défenseurs, « les suivants se sont empressés de tout vendre, de tout casser » (un soutien du festival). Dès lors qu’il est question de culture, la mairie s’en laverait les mains : c’est du ressort de la communauté de communes. On s’échinerait en fait constamment à « mettre des bâtons dans les roues » du festival : durant la semaine des festivités estivales, pendant que le club de football tient ses tables, on déciderait d’appeler les services sanitaires pour tout faire contrôler. Quand chez quelqu’un on transforme, durant la semaine de festivités estivales, la maison en salon de thé, on en interdit l’ouverture et l’on appelle les gendarmes pour faire dissoudre le rassemblement. Tout cela, dit-on au sein de ce que ses opposants appellent le « clan Lubat », est vraiment « d’une nullité crasse ».

C’est à l’examen de ce conflit que le prochain chapitre est dédié. En partant de l’analyse des évènements du logement de l’automne 2011, il s’agira de le décrire et de le comprendre, analysant la façon dont chacun peut s’y engager et peut en définir les contours. Ainsi cherchera-t-on enfin à expliquer l’apparent paradoxe d’une conflictualité qui perdure dans le temps.

113

CHAPITRE 4

UN CONFLIT QUI DURE. ANALYSE D’UNE LUTTE POUR LA

(RE)DÉFINITION DU CONFLIT

Jusqu’à la fin de l’été 2011, Bernard vivait avec sa compagne Martine dans le logement communal qu’elle louait depuis quinze ans, sous un bail dit d’occupation précaire et révocable sous préavis d’un mois, auquel elle avait eu accès en sa qualité d’institutrice du village. Tandis qu’elle partait en retraite à la fin de l’année scolaire 2011, la mairie, forte du soutien de l’intégralité du Conseil municipal, lui intima au début du mois de juillet de quitter son logement au 31 août afin d’y faire, en lieu et place, une salle polyvalente pour les enfants de l’école. C’était un acte assurément légal, dont on disait à la mairie qu’il s’inscrivait dans un projet visant l’intérêt commun, participant par là des grandeurs du monde civique et répondant de ses logiques (Boltanski & Thévenot, op. cit. : 231-241) : un bien appartenant à la collectivité devait être récupéré, à dessein de grandir le bien-être de tous ; et si un individu privé allait s’en trouver lésé, le collectif allait en ressortir conforté. Ainsi pouvait-on décrire la situation au sein du Conseil municipal :

Il y avait eu une demande très précise des écoles, y compris de [Martine] d’ailleurs, pour avoir des locaux supplémentaires, notamment une salle d’évolution. À partir du moment où la mairie a su, très tardivement, qu’elle prenait sa retraite, elle a décidé de récupérer ce logement pour faire la salle d’évolution à la demande des maîtres d’école du regroupement pédagogique [et] des parents d’élèves. (un membre du Conseil municipal)

Mais Bernard n’a pas cru en l’authenticité de l’acte civique. Il n’aurait fait aucun doute qu’il s’agissait là d’une expulsion en bonne et due forme qui le visait, lui, plus que sa compagne, laquelle avait en fait été instrumentalisée par la mairie dans son projet d’écarter Bernard du village. L’affaire avait alors été relayée par la presse, par l’entremise de laquelle Bernard avait pu déclarer :

114

Ne résumez pas cela à une simple histoire de Clochemerle. La maire, qui a toujours été contre le festival, est le bras armé de tous les campagnards qui ont la haine de l’art. Des élus qui ne supportent pas que l’on touche plus de subventions qu’eux. Voilà pourquoi ils essayent de me foutre dehors. (Cottin, 2011)

C’était bien politique ; presque idéologique. Alors, il a décidé de rester. L’affaire s’est rendue au tribunal et, de fait, s’est transformée en expulsion : puisque les locataires refusaient de se plier à une demande légale, ils s’exposaient à l’expulsion manu militari. Mais ils ont fini par céder et ont déménagé, à quelques mètres de leur ancien logement qui, plusieurs mois après s’être vidé de ses habitants, demeurait une bâtisse vide.

Partir de cet évènement permet d’engager pleinement l’analyse du conflit amorcée plus tôt. On sent bien, par sa brève présentation déjà, qu’il est éloquent du différend qui traverse le village. En premier lieu parce que les deux parties dont on dit en effet à Uzeste qu’elles s’opposent, et que nous évoquions en conclusion du chapitre précédent, y sont mises en jeu. Mais aussi parce que chacune d’elle définit, de surcroît, une même situation en des termes fort différents : et quand l’une se défend de procéder à un acte légal, par définition impersonnel et poursuivant l’intérêt collectif, l’autre en dénonce l’instrumentalisation et croit en révéler par là même la nature politique et idéologique. Or, dans cette affaire du logement, la lutte engagée autour de la définition de l’enjeu spécifique du différend est emblématique de celle qui met en scène l’ensemble des acteurs au sein du conflit, ici considéré dans sa dimension élargie et diachronique. Nous l’évoquions plus tôt : ces évènements ne sont que le soubresaut, particulièrement virulent, d’un conflit latent et persistant, comme une mise en abîme de lui-même dans son procès global. C’est pourquoi, dans ce quatrième et dernier chapitre, nous y fonderons notre analyse pour nous en détacher doucement ; car que ce qui s’y dit, s’y défend et s’y affirme porte, dans le discours des villageois, autant sur l’existence spécifique de ces évènements que sur ce dans quoi ils s’inscrivent et que par là ils représentent : le conflit dans son ensemble.

Nous analyserons dans ce chapitre la façon dont les différents individus engagés dans le conflit y luttent pour en définir les contours, et nous chercherons à comprendre leurs raisons d’agir. Nous verrons dans un premier temps que le festival et ses défenseurs s’attachent à extraire le conflit de son indexicalité, pour en faire le symbole d’une problématique globale et presque sociétale, et ainsi le transporter dans des champs qu’ils

115

maîtrisent et qui l’émancipent de la pure localité, quand leurs opposants, tout en essayant d’abord d’y survivre, parviennent à le redéfinir en des termes qui l’inscrivent dans l’authenticité du champ local et de ses grandeurs constitutives. Ainsi pourra-t-on voir alors, dans un second moment, comment le champ local oublie l’ébranlement qu’il a subi en rapetissant le conflit et en l’assimilant à ses structures, s’y régénérant par là même.

4.1. Une première définition du conflit et sa montée en généralité :

Outline

Documents relatifs