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3.2. Le controversé festival, ou l’origine d’un conflit L’ébranlement du champ local

3.2.1. La question esthétique, ou la force répulsive des habitus

3.2.1.3. Le paradoxe d’une violence symbolique éprouvée

La force de l’habitus est de faire agir l’individu sans qu’il ait conscience de son effet coercitif. Se croyant libre d’agir à sa guise, de penser selon un libre arbitre qui lui

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appartiendrait et d’apprécier suivant son propre goût, l’individu évoluerait en fait dans les limites inhérentes des conditions particulières de son existence, n’agissant, ne pensant et n’appréciant que selon les formats de ce que son habitus lui laisse apprécier, penser et agir. S’il fait agir sous le mode de l’évidence – l’individu croit opérer librement, et partant de bon sens –, c’est que s’exerce avec lui une violence symbolique, qui fait qu’aucune action imposée, nulle pensée ou perception déterminée, n’est jamais perçue comme telle, mais toujours vécue comme acte délibéré. La violence symbolique, écrit Bourdieu, est ce qui produit, « chez ceux qui sont soumis à l’acte d’imposition, d’injonction, les dispositions nécessaires pour qu’ils aient le sentiment d’avoir à obéir sans même se poser la question de l’obéissance » (Bourdieu, 1994 : 188). Il ajoute :

La violence symbolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des « attentes collectives », des croyances socialement inculquées. Comme la théorie de la magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d’appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir. (Ibid.)

Ainsi :

L’effet de la domination symbolique […] s’exerce non dans la logique pure des consciences connaissantes, mais dans l’obscurité des dispositions de l’habitus, où sont inscrits les schèmes de perception, d’appréciation et d’action qui fondent, en deçà des décisions de la conscience et des contrôles de la volonté, une relation de connaissance et de reconnaissance pratiques profondément obscure à elle-même. (Id., 1997 : 204)

La situation d’Uzeste est traversée d’un paradoxe, qui réside dans le fait que les villageois, s’ils ne se rendent pour nombre d’entre eux jamais ou presque aux manifestations d’un festival dont ils décrivent volontiers le caractère intellectuel ou élitiste, rejettent toutefois violemment l’idée selon laquelle le festival n’aurait pas sa place tel qu’il est (c’est-à-dire en tant que festival de jazz, proposant l’esthétique qu’il propose) en un lieu comme Uzeste. Nombreux sont en effet ceux qui, nous venons de le voir, disent ne pas être

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en mesure d’apprécier une esthétique selon leurs dires trop étrangère à leur culture et à leurs goûts, se refusant d’aller à des représentations qui les dépassent et qu’ils ne comprennent pas. Ils perçoivent bien ainsi « les injonctions inscrites dans [la] situation » et leur « obéissent » : puisque non initiés au jazz et dépourvus des dispositions qui rendent intelligible l’esthétique qui se joue au festival, ils reconnaissent sous un mode pratique qu’ils en sont étrangers et s’en excluent de fait, tantôt en ne se rendant pas aux spectacles, tantôt en y assistant mais en en postulant sinon l’inintelligibilité, du moins la difficile appréciation, ou en n’appréciant que les moments « bien joués », ceux-là mêmes qu’il faut savoir distinguer de ceux presque hérétiques d’une esthétique déstructurée. Pourtant, s’ils vivent bien l’effet de la domination qui les exclut d’une participation entière au festival, ils la verbalisent cependant, faisant par là poindre le paradoxe que nous évoquions. Plus encore, ils paraissent ressentir la violence, plus tout à fait symbolique alors, dans ce que certains tendent à dire que leur village et leur communauté ne peuvent, par principe, héberger un tel festival.

Au lendemain d’une performance qui avait eu lieu à l’Estaminet à l’hiver 2012, une journaliste, pour décrire la soirée visiblement exceptionnelle de qualité qu’elle venait de vivre, avait eu une formule remarquable. Elle écrivait : « on se dit à la fin que ce n'est pas croyable, une telle qualité, une telle richesse, derrière une porte d'un petit village de la lande girondine » (Hoursiangou, 2012). Lorsqu’au cours de l’enquête, discutant avec des Uzestois on évoquait cet article typique de la posture que certains peuvent adopter quant à la place du festival dans le village, nombreuses étaient les réactions de colère. Face en effet à la question de la bonne place du festival sur le territoire, la réponse était unanime. Un élu du canton s’en offensait même, retournant la question : « mais pourquoi ça ne l’aurait pas ? Non, mais pourquoi ça ne l’aurait pas ? », ajoutant : « parce qu’à la campagne on n’est pas prêts à accueillir ce genre de choses ? » Il semble en fait qu’il en soit une question d’orgueil qui, face à cette interrogation même, devient défense d’une dignité mise à mal. Un villageois paraissait lui aussi blessé d’une interrogation aussi offensante : « Pourquoi pas ? » répondait-il. « Pourquoi ? On devrait rester enfermés ? Pourquoi ça serait pas à sa place ? » Plus encore que relever l’offense que représente pour eux la question de la bonne place du festival en leurs terres, les villageois tendent à nier le caractère esthétique et culturel de la controverse née de la situation, alors même, nous l’avons vu, qu’ils le décrivent

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explicitement, confortant par là le paradoxe d’une violence symbolique éprouvée. Tout en en décrivant les effets imperceptibles et, partant, en la présentant sous sa forme originelle – ils s’excluent de l’esthétique du festival sans même vivre cette auto-exclusion comme une injonction extérieure –, ils dénoncent l’expression de la violence symbolique aussitôt devenue asymbolique parce qu’éprouvée en conscience et verbalisée – ils s’énervent de ce que d’aucuns doutent qu’ils fussent en mesure d’apprécier une telle esthétique –, et finissent enfin, dans le déni du hiatus esthétique, par la performer de nouveau sous sa forme absolue. Car balayant d’un revers de la main la raison esthétique et culturelle du « problème » que pourtant ils provoquent dans le même temps à travers leur pratique même et décrivent volontiers comme telle, ils obéissent à l’injonction de ne pas être tout à fait conscients de leur défaut culturel, effet de l’habitus qui lui seul permet aux principes de la distinction culturelle de continuer à s’exercer.

3.2.2. Une enclave artistico-politique dans un espace domestique. La mise en péril des

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