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4.2. La redéfinition du conflit et son indexicalisation à la localité, ou l’assimilation du conflit

4.2.2. Oublier l’étrangeté du festival Quand le champ local redéfinit la réalité

La personnification du conflit est ce qui permet au champ local d’engager ce que nous appelons sa domestication. En oubliant ce dont Bernard et le maire du village sont les porte-parole au profit de leurs personnalités spécifiques, les villageois ont entamé le réduction du conflit aux structures propres du champ au sein duquel ils évoluent, processus qu’ils prolongeront en redéfinissant d’abord la figure étrangère de l’artiste qu’est Bernard pour lui reconnaître une certaine légitimité à Uzeste, en transmuant ensuite l’objet même du conflit, redéfinissant ainsi la réalité en sorte qu’elle corresponde aux formats du champ local.

4.2.2.1. Bernard : plus qu’un artiste, un gars du coin

Bernard est un Uzestois, et c’est là son meilleur atout. En y étant né et en y ayant ses attaches, il appartient au territoire et participe de fait du champ dont il ne peut s’extraire. Si Manu l’apprécie, c’est autant pour ce qu’il crée comme artiste que pour ce qu’il est comme homme. Il dit en effet : « J’aime bien son style de… J’aime bien ! Il est d’Uzeste, c’est un Uzestois ! » Mais ceux-là mêmes qui tendent à porter un regard critique à l’endroit du festival légitiment précisément sa présence à Uzeste par l’appartenance de Bernard à son territoire. Ainsi de ce villageois qui, parlant de Bernard, ne parvient pas à terminer ses propos, comme s’il s’agissait là d’un allant de soi dont il n’y aurait par définition pas lieu de discuter, et pour lequel les arguments viendraient naturellement à se tarir. Il commence par déclarer : « Bon, si nous on a Bernard Lubat ici… Il est ancré ici, donc… » ; puis il s’interrompt, réfléchit quelques secondes et ajoute : « Et puis après, bon… C’est vrai que bon, il est d’ici… » Incité à livrer le fond de sa pensée, il reprend : « Oh, ben moi, je le vois tous les jours… » Est-ce cela, alors, qui légitime la présence de son festival ? « Ben il a son… Je parle comme ça, moi : il a son fief là. » Certes, mais ce qu’il crée n’est-il pas pour autant difficile d’accès pour l’Uzestois lambda qui, de fait, n’assiste pas à ses représentations ? « Ouais, mais moi je l’ai toujours connu ici, depuis tout petit, et… Bon après, il a son truc là… » Doit-on alors comprendre que cela rend sa présence normale, quelle que fût sa manière d’être ? « Ouais. Ah, ouais ».

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En signifiant son appartenance à la localité, les êtres pris dans la situation conflictuelle annihilent, à l’image de ce villageois cité à l’instant, l’étrangeté qui qualifie Bernard lorsqu’il est perçu en sa qualité d’artiste. S’il peut y être dérangeant, il n’appartient pour autant pas moins au champ local que n’importe quel autre Uzestois, et y est par là tout aussi légitime ; en un espace où l’enracinement aux lieux est une grandeur, on sait la reconnaître à quiconque est en droit d’en jouir, et les plus fervents détracteurs de Bernard eux-mêmes la lui accordent. Ainsi une villageoise, évoquant les deux protagonistes du conflit, légitimait leur présence à Uzeste par une même appartenance au territoire : disant de madame le maire qu’elle est profondément enracinée dans le village, elle ajoutait aussitôt : « autant que Bernard ! »

4.2.2.2. Le conflit, une réalité domestique

La redéfinition des personnes – en l’occurrence de ceux qui sont décrits et appréhendés comme les deux principaux acteurs du conflit, Bernard et la maire du village – en des termes qui les inscrivent pleinement dans le registre de grandeur constitutif de la doxa du champ local se prolonge par la transmutation de l’ensemble des figures issues de champs étrangers au village en objets authentiques des grandeurs domestiques. L’analyse du conflit avancée au cours de ce mémoire donnait déjà à voir la façon dont ceux qui le vivent pouvaient procéder. On préfère ainsi parler, à l’image de cette villageoise, de « clan » plutôt que de Compagnie ou de festival, ou encore rattacher la dimension politique du conflit à des traditions familiales. Cette même Uzestoise affirme encore que s’il y a bien des rapprochements politiques entre Bernard et ses soutiens, ils procèdent avant tout d’histoires anciennes au village, puisqu’« on connaît les familles qui sont avec lui : si vous voulez, ce sont toutes des familles issues du monde communiste ». La critique à l’égard du festival se formule ainsi toujours en des termes s’inscrivant in fine dans le champ lexical des grandeurs domestiques, faisant des objets étrangers des petits êtres des grandeurs authentiques. Aussi, certains parleront à propos des soutiens et du public du festival « de la mafia qui arrive, que lui [Bernard] amène », attribuant par là même une forme domestique à ce qui, dans l’absolu du conflit, participe du monstrueux agencement de grandeurs civiques et inspirées que nous évoquions au chapitre précédent, une « mafia » étant, par la

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forme des liens qui s’y nouent et la hiérarchie qui s’y joue, une configuration précisément domestique. Il en est de même lorsque, comme nous l’avons déjà évoqué, d’aucuns disent de Bernard qu’il est un « gourou » : cet être, en ce qu’il procède autant des grandeurs inspirées que domestiques, s’intègre aux structures du champ dans lequel il peut ainsi devenir, plutôt qu’un étranger, un être turpide.

Les différends personnels directement rattachés à l’histoire commune du festival et du village sont eux aussi épurés par les acteurs, en sorte qu’ils s’extraient tout à fait du registre vers lequel la montée en généralité du conflit opérée par Bernard et le festival les avaient menés. Il n’est plus alors question de conflit idéologique ou de différend esthétique, mais bien d’une « zizanie » galopante. Ce terme, utilisé fortuitement par un Uzestois au cours de l’enquête, est éloquent de la transmutation du réel : tandis que le conflit est un modèle extensif du différend, la zizanie en est une forme intensive, qui se joue en des groupes réduits. Dès lors, les manifestations du différend sont des épreuves domestiques quotidiennes : quand la courtoisie est un caractère des grands êtres domestiques (Ibid. : 216), on dit de Bernard, qu’il « ne dit plus bonjour. Mais c’est pas grave, hein ! […] Le jour où il voudra dire bonjour, [on] lui [dira] bonjour aussi » (un villageois) ; on dit aussi que l’on « [n’est] pas en conflit » avec lui, mais qu’enfin, « s’il était correct », ça se passerait tout de même bien mieux avec lui ; car Bernard, « faut qu’il reste correct. Il est pas correct. Il vous dit même pas bonjour ! » (un autre Uzestois).

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