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Le recours au spécialiste : le teneur de livres

DEUXIEME PARTIE : GERER LA COMPTABILITE A L’AGE CLASSIQUE

Chapitre 4 : Un personnel comptable restreint et loyal

1. Les pratiques de délégation de la tenue des livres au quotidien

1.2. Le recours au spécialiste : le teneur de livres

La description des liens unissant le patron à son teneur de livres se fera en deux temps : nous rappellerons d’abord les raisons expliquant le recrutement d’un teneur de livres, puis nous présenterons plus précisément la nature du rapport unissant le teneur de livres à son patron.

1.2.1. Les raisons du recours au teneur de livres

Commençons par faire le portrait de ce teneur de livres, à voir comment on le recrute et pour quelles raisons. Il faut croire que son recrutement est une pratique assez répandue à Marseille chez les négociants puisque Carrière [1973] nous indique :

« La comptabilité était sans aucun doute confiée à un spécialiste : le teneur de livres » (p.730).

Pourquoi avoir recours à ce spécialiste ? Jean Meyer [1969] nous propose une première explication pour le cas nantais :

« Certains négociants l’abandonnent [NDLA : la tenue des livres] aux commis spécialisés, soit par incapacité personnelle, soit peut-être par mépris pour une technique jugée indigne de l’état social du commerçant » (p.129).

Cette interprétation apparaît plausible. Comme le rappelle Meyer, les erreurs sont nombreuses et tout porte à croire que la tenue des livres n’a rien d’évident (p.128). L’exemple de Madame de Maraise, épousant l’associé d’Oberkampf, parce que ce dernier est incapable de tenir convenablement ses comptes (cf. plus haut) confirme l’incompétence personnelle comme étant une des raisons d’avoir recours à un teneur de livres. L'importance du commerce et sa nature ne permettent peut-être pas toujours au négociant de dégager suffisamment de temps pour le consacrer aux tâches comptables.

On peut néanmoins douter de la deuxième explication de Meyer : Carrière [1973] n’en fait pas mention pour le cas de Marseille. Dans le cas bordelais, Paul Butel [1974] se pose ouvertement la question citant l’hypothèse de Meyer pour y apporter immédiatement quelques réserves :

« Peut-on soutenir cependant que les commissionnaires bordelais aient abandonné la tenue de leurs livres aux commis par dédain de la technique comptable ? […] La tenue de la caisse et

des livres comme de la correspondance, initialement faite par les deux associés, Bethmann et Imbert, a été ensuite donnée à des commis spécialisés en raison des exigences nées de la croissance de la maison » (p.168).

On sent bien que l’idée de la taille du commerce apparaît en balance de la compétence comme facteur expliquant le recrutement d’un teneur de livres. A Saint-Malo, Lespagnol [1997] met en avant la taille de l’exploitation pour expliquer le recrutement du teneur de livres :

« Dès la fin du XVIIe siècle, les plus importantes d’entre elles [NDLA : les maisons de commerce] employaient, en sus de la main d’œuvre familiale un personnel salarié de techniciens qualifiés – commis, « teneurs de livres » ou caissiers – travaillant au comptoir de manière permanente auprès du chef de maison » (p.123).

Dans le cas de la manufacture de Tournemine-lès-Angers, Serge Chassagne [1971]

met lui aussi en avant l’importance du travail comme principal motif de recrutement :

« Auguste Gaultier fut le premier commis de la manufacture. Il déchargeait Henri Moreau des besognes subalternes . La disparition de cet associé amena le recrutement de plusieurs commis.

Louis Paillet, négociant de Boulogne-sur-Mer, failli en 1760, s’engagea pour quatre ans comme commis en août 1767, mais il travaillait déjà à la manufacture l’année précédente (présent au mariage du dessinateur Nandin). « Principal commis », il rédige le premier bilan de la manufacture en juillet 1769 » (p.268-269).

Quoi qu’il en soit, le recrutement d’un commis est envisagé comme le recours ultime imposé par la dimension de l’entreprise, ou l’incapacité de la famille à tenir convenablement les comptes. On essaye de limiter le recours au commis comme l’indique Carrière [1973] à Marseille :

« Dans la plupart de nos comptoirs on cherche plus le choix que le nombre de commis » (p.718).

Au-delà du cas des négociants, celui de la Compagnie des Indes confirme l’influence du modèle négociant. La spécialisation comptable est avérée au niveau de la direction générale :

« [A l’entresol], un second bureau, celui des livres, reçoit et vérifie la comptabilité de tous les services de Paris, Lorient, et des comptoirs » (Haudrère [2005], p.155).

1.2.2. La loyauté du teneur de livres

Ces liens reposent sur un rapport dans lequel on cherche en permanence à acquérir la loyauté du teneur de livres, dans la mesure ou sa compétence et son expérience sont reconnues.

Le premier moyen (et le plus courant aussi) de s’attacher le teneur de livres est de lui consentir de hauts salaires. A Marseille, Carrière [1973] nous fournit des exemples de salaires

se situant à la fin du XVIIIe siècle entre 600 livres et 1500 livres par an selon la taille de la maison et l’expérience du salarié (p.727-729). A Bordeaux, Cavignac [1967] lie le nombre de commis au salaire :

« Les gages d’un commis montaient à 1 200 livres par an, aussi était-il avantageux de n’avoir qu’un ou deux commis qui, d’ailleurs, suffisaient à la besogne » (p.38).

A Bordeaux toujours, Butel [1974] nous donne des détails supplémentaires quant aux salaires des commis149 :

« Pour s'attacher des commis sûrs, les négociants ont sans doute été amenés à consentir de hauts salaires : le 4 septembre 1779, Jean Barton et Walter Johnston n'hésitent pas à engager Thomas Barry au prix de 3 000 lt par an alors que tel commis d'armateur spécialisé dans la traite négrière ne touche pas plus de 1200 lt par an en 1784. La hausse progressive des salaires peut être prévue : Johan Hermin, engagé en 1773 par la maison Emler et Hentz, touchera 500 lt la première année, 600 la deuxième, 700 la troisième, plus la nourriture » (p.168-169)

Butel [1974] exprime clairement le but de ses hauts salaires : s’attacher le commis pour éviter la fraude. A Nantes, Jean Meyer [1999] évoque lui aussi des salaires très élevés. Il parle de 700 livres de gages par an en 1739150 et rajoute :

« Ces prix font reculer nombre de négociants » (p.130).

Il reste alors un débat : pourquoi paye-t-on si cher le teneur de livres ? Sa rareté pourrait être une réponse et l’on trouverait pour appuyer cette thèse des correspondances indiquant la difficulté à trouver un bon teneur de livres. Mais alors, comment expliquer la difficulté apparente pour les jeunes teneurs de livres à trouver un emploi que relève Carrière [1973] ? Comment expliquer aussi cette phrase de Butel [1974] :

« La réputation des maisons, les liens de parenté entretenus par elles dans les entrepôts européens, leur permettent d'y recruter facilement leur personnel » (p.169).

Il nous semble qu’une autre explication puisse être avancée, que Butel mentionne explicitement : offrir un haut salaire à son teneur de livres, c’est instaurer avec lui un rapport de loyauté, l’intégrer dans l’entreprise pour s’assurer de sa fidélité. Pour essayer de conforter ce point de vue, nous allons montrer les différentes stratégies utilisées pour s’attacher un teneur de livres.

Le fait de partager le même habitat que son employeur constitue une autre expression de ce lien de loyauté, même si des raisons pratiques motivent aussi probablement ce choix.

Ainsi en est-il des négociants étrangers vivant à Marseille que nous présente Carrière [1973] :

149 Le terme commis recouvre essentiellement celui dont le travail est la tenue des livres pour Butel comme il le dit quelques pages plus loin : « Exécuter les écritures, la tenue de la comptabilité est donc la tâche essentielle des commis » (p.170).

« Il arrive – surtout pour les négociants étrangers dont le personnel n’est pas toujours marseillais – que la même maison abrite négociants et collaborateurs » (p.720).

Taylor [1963] suggère la même chose dans le cas de Lyon à la fin du XVIIIe siècle :

« Les accords entre associés laissent penser qu’une affaire du XVIIIe siècle était une forme de ménage, un ensemble à la fois social et économique. Les associés et les employés vivaient souvent dans les immeubles loués par les négociants » (p.53).

Une autre façon de fidéliser le teneur de livres est de l’intéresser aux résultats de l’entreprise. A Bordeaux, Cavignac [1967] et Butel [1974] font le même constat :

« le patron s’assurait de leur fidélité en les intéressant à ses propres affaires » (p.38).

« Une politique de participation est pratiquée par le commissionnaire à l'égard des commis qui reçoivent des gratifications prélevées sur les profits » (p.168).

La pratique, comme son but sont donc clairement identifiés : il s’agit de placer le commis dans un rapport de fidélité et de dépendance envers son patron.

Enfin, un autre moyen d’établir ce rapport de loyauté tient à l’origine sociale : on a vu dans la deuxième section l’importance du travail au comptoir pour éduquer les futurs négociants. Placer son fils chez un confrère est donc un moyen pour le premier d’acquérir le métier. Mais, pour le négociant qui le reçoit, c’est aussi l’assurance que le futur négociant se placera dans ce rapport de fidélité et de loyauté. Ainsi les commis bordelais qui, pour Butel [1974] sont « estimés, partageant les origines des maisons qu'ils servent » (p.169). De même les origines du commis teneur de livres de Tournemine-lès-Angers (Chassagne [1971]) : c’est un « négociant de Boulogne-sur-Mer, failli en 1760 » (p.259). Le lien paraît même extraprofessionnel (cf. Chassagne [1971], p.259 où le teneur de livres est présent au mariage du dessinateur Nandin).

Cette homogamie sociale se retrouve aussi au moment du choix du personnel administratif de la direction à la Compagnie des Indes :

« Le personnel des bureaux se recrute dans trois milieux : 1° parmi la moyenne finance parisienne ; 2° dans la parenté de personnalité influente dans les conseils de la compagnie ; 3°

parmi les enfants ou les neveux du personnel déjà en place » (Haudrère [2005], p.157).

Lemarchand [1993] a confirmé ses dires en précisant le nombre exact et les fonctions du personnel administratif :

« En 1755, le bureau des livres de la Compagnie emploie neuf personnes, un chef inspecteur des livres, un premier teneur de livres, trois teneurs de livres et quatre commis aux écritures. Il faut leur ajouter une douzaine de surnuméraires employés à faire des copies. Le travail consiste

150 Les autres salaires indiqués ci-dessus correspondent à la fin du XVIIIe siècle (p.129). On peut penser qu’à cette même période, le commis nantais est payé plus de 700 livres par an.

à vérifier les livres venus de l’ensemble des établissements et comptoirs et à tenir les écritures de la comptabilité centrale » (p.354).

Ce lien extraprofessionnel se retrouve dans quelques autres cas. Le cas de Madame de Maraise, épousée pour ses compétences comptables paraît une situation extrême, mais sans aller jusque là, Carrière [1973] nous donne deux exemples à Lyon où le rapport de loyauté est si important qu’on leur laisse une place prépondérante dans la succession :

« Il arrivait parfois que, parmi ces derniers, des personnes de confiance assument l'essentiel de la besogne, Hors de Marseille, des exemples se présentent. Ainsi en était-il de la maison David Auriol, de Lyon, au moment du décès du chef de la société : « La maison de M. Auriol continuera de travailler comme ci-devant. Le défunt invitait son neveu, dans son testament, à continuer son commerce. Il y a là d'anciens serviteurs au fait des affaires et c'est une machine toute montée. » Lyon, encore, fournit le cas original d'un fondé de pouvoir prenant vraiment en mains la direction réelle de l'entreprise : il s'agit du collaborateur direct de C.-A. Vincent, « Monsieur Dubois, mon teneur de livres », qui assure, en fait, toute la correspondance, suit les spéculations et révèle une compétence et une acuité de vue peu communes en matière bancaire.

Une familiarité assez longue avec cette maison permet de se demander quelle part revenait réellement au chef responsable. Heureux C: A. Vincent, dont la réussite éclatante doit beaucoup à « Monsieur Dubois » ! Néanmoins, il s'agit là d'exceptions ; gardons-nous d'en tirer plus qu'elles ne méritent. » (p.730).

En bref, ce lien de loyauté nous paraît avéré. Notons bien par-là que nous ne nions pas l’existence de la compétence comme raison de recruter un teneur de livres. Si on le recrute pour sa compétence151, cela n’empêche nullement le négociant de s’engager dans un rapport de loyauté, un rapport d’estime réciproque et cela via le salaire et plus largement l’incorporation dans un esprit de famille. A l’inverse, on est frappé par l’absence de codification du concept de compétence152. Le terme en tant que tel est vague et son appréciation semble être laissée à la libre appréciation du négociant153. Contrairement à la loyauté, aucun mode qui permettrait d’évaluer systématiquement la compétence n’est mis en place. Concluons notre propos avec Pierre Jeannin [2002] :

151 Finalement, Paul Butel [1974] nous dit prudemment que le commis est « estimé pour sa fidélité et pour ses compétences » (p.168).

152 Dans Middlemarch de George Eliot, Caleb Garth, qui envisage de confier ses écritures à son futur gendre, Fred Vincy, présente ainsi sa proposition : « Alors, Fred, dit Caleb, vous allez devoir faire du travail de bureau.

J’ai toujours fait moi-même une bonne partie des écritures, mais je ne peux pas me passer d’aide, et comme je veux que vous compreniez les comptes et que vous vous mettiez le prix des choses dans la tête, je veux me passer d’un employé de bureau supplémentaire. Il faut donc que vous vous y colliez. Où en êtes-vous pour l’écriture et l’arithmétique ? » (p.748-749). A la lecture de ce passage et de la suite du dialogue, il apparaît que la qualité de l’écriture est la principale qualité que l’on attend du teneur de livres. Il semble difficile dans ces conditions de parler d’attentes très précises en matière de compétence comptable.

153 C’est ainsi que nous comprenons les critiques sur la qualité de la tenue des livres exprimés par Meyer [1999]

(p.126). Mais, il plaque, à notre avis, les exigences qui sont celles de la modernité sur les comptes qu’il observe.

« Au risque de forcer le trait, disons que l’essentiel du discernement consistait à embaucher un comptable sûr et à le bien traiter » (p.335).

Au début du XIXe siècle, les pratiques ne paraissent pas avoir beaucoup évoluées dans le petit commerce parisien. Balzac dans La Maison du Chat-qui-pelote décrit la même relation de proximité sociale entre le premier commis et son employeur :

« Quelquefois, mais rarement, ce premier ministre [NDLA : le premier commis] était admis à partager les plaisirs de la famille, soit quand elle allait à la campagne, soit quand après des mois d’attente elle se décidait à user de son droit de demander, en louant une loge, une pièce à laquelle Paris ne pensait plus. Quant aux deux autres commis, la barrière de respect qui séparait jadis un maître drapier de ces apprentis était placée si fortement entre eux et le vieux négociant qu’il leur eût été plus facile de voler une pièce de drap que de déranger cette auguste étiquette » (p.35).

Comme au XVIIIe siècle, le lien qui unit le commis à son patron dépasse largement la relation de travail pour devenir une relation sociale qui va jusqu’au mariage :

« les vieux négociants savaient apprécier l’intelligence qu’ils avaient développée, et n’hésitaient pas à confier le bonheur de leurs filles à celui auquel ils avaient pendant longtemps confié leurs fortunes » (p.36).

Le mariage peut alors permettre alors au fidèle commis d’espérer succéder à son patron. La situation de commis est donc vécue comme une promotion sociale tout au long du XIXe siècle :

« Pour d’innombrables familles d’ouvriers ou de paysans dont les autres chances d’ascension sociale était faibles, les petits postes de la bureaucratie, de l’enseignement et du sacerdoce, étaient en principe au moins, parmi les choses à leur portée, autant d’himalayas que leurs fils pouvaient raisonnablement penser escalader » (Hobsbawm [1969], p.249-250).

A partir des éléments précédents, nous pouvons proposer l’interprétation suivante. Le teneur de livres est bien payé, non parce qu’il est rare et recherché, mais parce qu’un teneur de livres bien payé s’inscrit dans un rapport de loyauté et que le patron a besoin de lui. Les teneurs de livres inemployés ne constituent pas une concurrence au teneur de livres en place puisqu’ils ne disposent pas de la confiance d’un patron. Il y a donc deux problématiques pour le teneur de livres : tout d’abord, une – a priori –, assez complexe, qui consiste à trouver un poste (surtout pour un jeune teneur de livres sans relations et dépourvu de relations) et donc d’instaurer ce rapport de loyauté ; l’autre – a posteriori –, beaucoup plus simple, qui consiste à garder sa place une fois que l’on dispose d’un poste154.

154 Il serait intéressant de voir comment se constituent les réseaux sociaux d’un teneur de livres au XVIIIe siècle.

Cela permettrait assurément de tempérer ou de renforcer nos conclusions.