• Aucun résultat trouvé

Le développement de l’enseignement comptable au XIX e siècle

TRAVAIL CHEZ LES COMPTABLES

Chapitre 7 : De nouveaux lieux de savoir

1. Une offre de comptables renouvelée

1.1. Le développement de l’enseignement comptable au XIX e siècle

Commençons par préciser un point : nous avons indiqué au chapitre précédent que le nombre d’ouvrages écrits par des enseignants augmente considérablement, et que c’est toute la légitimité du savoir qui change. Le développement de l’enseignement en général pourrait expliquer ce revirement. Il nous semble que ce n’est pas le cas, et que si l’enseignement comptable s’est développé, c’est d’abord parce que ce dernier avait déjà acquis une légitimité propre. Pour conforter notre thèse, nous pouvons essentiellement avancer des dates : les débats sur la possibilité d’enseigner la tenue des livres commence dès le début du XIXe siècle214 (Degrange, Roux, Legret etc.). A l’inverse, l’Etat n’inscrit pas avant 1845 la comptabilité dans les programmes officiels. Quant à l’Ecole Spéciale de Commerce de Paris, elle est créée en 1815 par ceux-là même qui se battaient depuis des années pour défendre et même imposer l’idée que la comptabilité pouvait s’enseigner hors de la seule pratique.

Le mécanisme de transmission est donc simple : si beaucoup ne tiennent pas de comptes, c’est qu’ils ne savent pas le faire. La tenue des livres s’intègre en effet progressivement dans les programmes scolaires au XIXe siècle. Esquisser brièvement cette histoire est assez délicat pour plusieurs raisons :

durant la majeure partie du XIXe siècle, l’enseignement comptable relève au moins partiellement d’institutions privés (ferme-école, écoles de commerce etc.). Les

textes réglementaires ne nous renseignent que partiellement sur la réalité des pratiques. Néanmoins, au fur et à mesure du siècle, il semble que l’idée même de programme s’institutionnalise215.

L’enseignement comptable existe à plusieurs niveaux : le niveau primaire, le niveau secondaire et le niveau supérieur. A chacun de ces trois niveaux, l’enseignement comptable peut être dispensé, sans perdre de vue que seule une minorité de la population dépasse le seuil de l’enseignement primaire.

L’enseignement comptable est d’abord présent hors du cursus général : l’enseignement technique, professionnel ou agricole sont autant de lieux où la tenue des livres est professée, même de façon sommaire.

Si l’on s’en tient à l’enseignement public, voici comment Brucy [1998] résumé les

CEPI Certificat d’Etudes Pratiques Industrielles DEB Diplôme d’Elève Breveté des ENP ENP Ecoles Nationales Professionnelles

EPCI Ecoles Pratiques de Commerce et d’Industrie EPS Ecole Primaire Supérieure

Schéma 1 – Les ordres d’enseignement au début du XXe siècle216 (Brucy [1998], p.59)

214 Sur les prémices de l’enseignement comptable au début du XIXe siècle, voir Lemarchand [1993], p.424-430.

215 Ce propos est évidemment discutable. Notre opinion se fonde sur deux arguments : d’abord, les lois Ferry assurent définitivement le contrôle de l’Etat sur l’enseignement, mis à part les écoles de commerce. Ce n’est probablement pas un hasard si certains manuels comptables comme celui de Barillot [1887] se présentent comme conformes au programme de l’enseignement secondaire spécial. Dans l’ouvrage de Barré [1875], professeur à l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris, on retrouve le même argument : le cours qu’il publie est conforme au programme de son Ecole.

216 Ce schéma, le plus complet que nous ayons trouvé, laisse de côté des pans entiers de l’enseignement : l’enseignement agricole et notamment les fermes écoles ou les écoles de commerce.

L’enseignement primaire se limite souvent au français et à l’arithmétique. C’est seulement au niveau du primaire supérieur que la tenue des livres devient en 1865217 une matière facultative suivant l’avis du ministre Duruy. Les motifs qui guident cette décision sont détaillés par Giolitto [1983] :

« DURUY pense qu’il est utile que les instituteurs connaissent et communiquent à leurs élèves

« les expressions les plus usités dans le commerce, les livres obligatoires, les livres auxiliaires et la tenue de ces livres en partie double ». Surtout, il estime urgent « de propager dans nos campagnes les procédés d’une bonne comptabilité agricole ». L’entreprise familiale la plus modeste a en effet besoin, selon le ministre, de pouvoir faire le point de ses ressources et de ses dépenses, de manière à équilibrer les secondes en fonction des premières, ce qui est de nature à accroître « le bien-être et la dignité de vie des populations rurales » et, par voie de conséquence, leur moralité. Apprendre à « créditer qui donne, débiter qui reçoit » au moyen d’un journal et d’un grand livre, présente en outre l’intérêt d’habituer les élèves à écrire et à aligner proprement les chiffres, tout en leur communiquant des habitudes d’ordre, de rigueur et de précision » (p.134)

Dans ce passage, on voit clairement le lien entre les motivations (diffuser une bonne méthode de tenue des livres) et l’inscription au programme de la comptabilité.

L’enseignement paraît donc le prolongement des débats évoqués au chapitre précédent. La loi de 1865 légitime pour la première fois l’enseignement comptable, même s’il reste optionnel.

Néanmoins, dès avant, quelques professeurs publient des manuels. Dans cette catégorie, il y a certes des enseignants en école de commerce (Vannier [1844] par exemple) ou en ferme-école (Bahier [1850], Lagrue [1851] ou Duprat [1851]). Mais certains comme Dolivet [1859] se présentent comme des instituteurs de l’enseignement général. On peut donc supposer qu’ici et là, des instituteurs professaient dès avant la loi Duruy les rudiments comptables218.

Le programme évoluera ensuite en 1882, puis en 1886. Ce dernier paraît marquer une rupture puisque Barillot [1887] est le premier auteur à utiliser la conformité de son manuel au programme officiel comme un argument de vente.

Dans le domaine agricole, l’enseignement comptable semble plus ancien que dans l’enseignement général. A la suite de Mathieu Dombasle et de Roville, d’autres fermes-écoles se développent entre les années 1820 et le Second Empire. Parallèlement, des écoles

217 L’historique de la législation du Ministère de l’Instruction publique est publié en 1886 (p.10-11) : la tenue des livres est rendue optionnelle dans l’enseignement primaire par l’article 9 de la loi du 21 juin 1865. L’article 1 de la loi du 28 mars 1882 remplacera l’expression tenue des livres par comptabilité.

218 Depuis la loi de 1816, l’enseignement primaire relève de la responsabilité de chaque commune. En conséquence, les préoccupations en matière d’enseignement comptable varient sensiblement selon les régions.

Lambert-Dansette [2000] prend ainsi l’exemple de l’école communale de Mulhouse où l’arithmétique commerciale est enseignée (p.61). Il est fort probable qu’ailleurs, certains enseignaient d’autres matières comme la comptabilité.

régionales d’agriculture se créent (Charmasson, Lelorrain et Ripa [1992], p.XLVIII-L). Dans ces dernières, l’Etat propose en 1845 un certificat de capacité agricole (Charmasson, Lelorrain et Ripa [1992], p.47-48) : la comptabilité agricole est une des onze matières sur laquelle chaque candidat est évalué et dans le jury de sept membres, un professeur de comptabilité est présent. Bien avant l’enseignement élémentaire, l’enseignement comptable existe donc dans le domaine agricole, là où la comptabilité n’est justement pas obligatoire.

Dix ans plus tard, le Second Empire revient sur l’enseignement des matières comptables dans les écoles impériales d’agriculture comme en témoigne cette lettre aux préfets du ministre de l’agriculture :

« Les écoles impériales d’agriculture n’ont nullement pour but de conduire à des fonctions administratives. Le seul objet est de donner un enseignement qui, joignant la théorie à la pratique, prépare à l’industrie agricole des propriétaires et des fermiers familiarisés avec les principes de l’administration rurale, en état de diriger avec intelligence et profit l’exploitation de leurs domaines et d’y appliquer à propos les améliorations et les perfectionnements dus aux progrès de l’agriculture et à ceux des connaissances scientifiques et économiques de toute nature avec lesquelles elle est en rapport immédiat » (cité par Charmasson, Lelorrain et Ripa [1992], p.80).

Il semble donc que l’on soit revenu à une conception plus ancienne de l’enseignement agricole : ce dernier doit d’abord délivrer un savoir très technique. Les connaissances administratives sont supposées acquises, ce qui coïncide bien avec l’idéologie conservatrice des années 1850. Si l’on suit ce raisonnement, l’enseignement de la tenue des livres se retrouve assez logiquement dans l’enseignement primaire à partir de 1865.

La comptabilité est évidemment présente dans l’enseignement technique et professionnel. Au milieu du XIXe siècle, « aucune vue d’ensemble ne marque le fonctionnement d’écoles qui […] révèlent des profils profondément divers » (Lambert-Dansette [2000], p.67). Il paraît donc difficile d’esquisser une histoire générale de l’enseignement comptable dans ces formations du moins au milieu du XIXe siècle. Pompée [1863] nous donne quelques indications sur les matières qui devraient être enseignées, mais rien ne peut nous assurer que ces souhaits furent réellement suivis :

« Une école destinée à former spécialement des commerçants comprendrait deux années d’études ; on ne pourrait y admettre les élèves qu’à la suite d’un examen qui prouverait qu’ils possèdent suffisamment les matières de l’enseignement primaire supérieur qui sont directement applicables au commerce. Ainsi on exigerait, entre autres, la calligraphie, la langue française, la géographie, l’histoire naturelle et la chimie, l’arithmétique, la tenue des livres et enfin une langue étrangère » (p.170-171).

Oberlé [1961] nous éclaire sur le cas de la ville de Mulhouse. L’enseignement primaire créé en 1831 est gratuit et se veut relativement pratique, mettant l’accent sur la maîtrise du français, de l’allemand et du calcul. Cependant, d’autres matières comme la géographie ou l’arithmétique commerciale sont enseignées, facilitant ainsi l’acquisition de connaissances utiles pour le commerce (p.37). La gratuité de cet enseignement semble avoir contribué à son succès (p.39). Inversement, le coût élevé des classes industrielles – qui devaient prolonger les écoles primaires – paraît expliquer leur échec, alors que dès 1831, elles prévoyaient l’enseignement de la tenue des livres à raison de trois heures par semaine en deuxième année (p.48). Le programme des Ecoles Primaires Supérieures qui remplacent les classes industrielles en 1846 supprime, provisoirement au moins, l’enseignement de la tenue des livres (p.56).

Si l’on veut disposer de programmes plus précis, l’Entre-deux-guerres peut nous fournir quelques renseignements qui semblent confirmer les souhaits émis par Pompée [1863]. Voici par exemple le programme type dans les Ecoles Pratiques de Commerce et d’Industrie219 tel que Gaucher [1927] le présente :

1ère année 2ème année 3ème année

Exercices pratiques (monographies et bureau commercial) 6 6

Calligraphie et sténo-dactylographie 3 2 2

Langue anglaise ou allemande 6 6 6

Tableau 3 – Semaine-type dans les E.P.C.I. pour les garçons d’après Gaucher [1927] (p.18)

219 A en croire Gaucher [1927], ces écoles connaissent un certain succès : « Le placement des élèves à leur sortie de l’école s’effectue sans difficulté. Les industriels, les commerçants n’ont aucune hésitation à employer les jeunes gens qui sont aptes à leur rendre immédiatement des services. […] On peut dire sans exagération que le nombre des élèves diplômés des écoles pratiques ne suffit plus à répondre aux besoins de l’industrie et du commerce » (p.35).

1ère année 2ème année 3ème année 3 derniers mois

Comptabilité et commerce 2 3 3

Exercices pratiques (monographies et bureau

commercial) 2 3 3 8

Calligraphie et sténographie et dactylographie 3 3 3 9

Morale ½ ½ 1

Tableau 4 – Semaine-type dans les E.P.C.I. pour les filles d’après Gaucher [1927] (p.20)

Ces tableaux corroborent l’importance de l’enseignement comptable. Ils confirment aussi la sexualisation des tâches observée par Gardey [1995] chez Renault : le comptable est un homme alors que la sténo-dactylographe est une femme.

Il semble donc qu’une grande partie de l’enseignement primaire et secondaire bénéficie d’un enseignement comptable. Une dernière preuve de sa généralisation est la création d’un certificat d’aptitude à l’enseignement de la comptabilité en 1893 (Charmasson, Lelorrain et Ripa [1987], p.740).

Il semble néanmoins difficile d’expliquer la diffusion des pratiques comptables par la seule instruction comptable. En effet, les programmes ont mis très tôt la comptabilité au premier plan dans l’enseignement agricole et néanmoins les pratiques comptables ne s’y sont pas développées avant les années 1960220. A l’inverse, l’enseignement général ou technique paraît intégrer plus tardivement la comptabilité. En clair, on ne peut affirmer que le rôle de l’instruction comptable fût déterminant dans l’industrie alors que ses effets furent loin d’être décisifs dans l’agriculture. Que l’instruction ou même l’alphabétisation soit une raison nécessaire à la pratique de la comptabilité, on peut l’admettre sans difficulté, qu’elle soit une condition suffisante nous paraît clairement inexact.

Ce lien entre la diffusion de la comptabilité et l’alphabétisation est d’autant plus discutable que l’alphabétisation des commerçants semble antérieure. Il ressort d’une étude

220 En 1981, l’historien Ronald Hubscher parlera de « l’essor depuis une vingtaine d’années des centres de gestion et de comptabilité agricole » (p.31). Les préoccupations éditoriales d’une revue comme Etudes rurales dans les années 1960 peuvent laisser à penser à la justesse de ce constat.

d’Alain Corbin [1975] que celle des négociants, marchands et fabricants dépasse les 80% dès les années 1830 dans le Cher comme dans l’Eure-et-Loir. Le constat paraît corroboré sur l’ensemble du territoire par Furet et Ozouf [1977]221. C’est seulement vers la fin du XIXe siècle que l’ensemble du territoire sera alphabétisé222.

D’une façon générale, les villes sont plus alphabétisées que les campagnes, ce qui peut expliquer des différences dans le développement de la comptabilité entre l’agriculture d’un côté et le commerce, l’industrie et la banque de l’autre. Néanmoins, comme le notent Grew et Harrigan [2002] :

« Quant au poids du secteur industriel et commercial, il est propice aux études des garçons jusque dans les années 1870, avant de les entraver, ultérieurement, lorsque s’impose une scolarité de sept à huit années » (p.163).

Le XIXe siècle est également marqué par l’apparition et le développement des écoles de commerce (Maffre [1990]). L’enseignement commercial et comptable y forme « le cœur de l’enseignement des écoles de commerce » (p.404). Entre l’enseignement primaire et l’enseignement supérieur, se développe dans la première moitié du XIXe siècle un enseignement professionnel qui apparaît dès les années 1840-1850223.