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Un corpus de savoir sur le personnel très restreint

DEUXIEME PARTIE : GERER LA COMPTABILITE A L’AGE CLASSIQUE

Chapitre 4 : Un personnel comptable restreint et loyal

2. Un corpus de savoir sur le personnel très restreint

Les pratiques que nous avons pu analyser laissent transparaître l’importance d’une relation de loyauté. Face à ces pratiques, force est de constater qu'aucun savoir n'a été en mesure de théoriser ou même de légitimer celles-ci. Il suffit de lire Mathieu de la Porte [1704]

pour comprendre que le rapport salarial n’est pas encore objet de savoir :

« La science des négociants consiste, 1° à connaître toutes les circonstances, les choses dont ils font commerce. 2° à savoir faire les écritures nécessaires, pour conduire ce commerce dans un ordre, qui en donne une parfaite connaissance en tout temps.

La connaissance renfermée dans le premier point, s’acquiert plus par l’usage que l’on en fait chez les négociants, que par les principes que l’on en peut donner.

La science du second point, ou des écritures qui se pratiquent dans les comptoirs des négociants, se peut réduire à des principes, ou règles certaines ; et c’est ce que je me propose de faire dans cet ouvrage » (p.i)

Les auteurs comptables ne pensent pas encore cette relation comme un rapport salarial en tant que tel. Cela ne signifie pas, bien au contraire, que les auteurs ne s’intéressent pas au teneur de livres. Mais ce savoir se limite à une obligation à laquelle ce dernier doit se conformer. Bernard d’Hénouville [1709] est un de ceux qui l’affirme le plus nettement :

« Les commis comptables dans la finance, les receveurs de communautés et d’hôpitaux, tuteurs, fermiers judiciaires, séquestres, gardiens, commissionnaires, caissiers de compagnies, ou de sociétés pour des entreprises, courtiers, facteurs et autres personnes qui ont des maniements et administrent le bien et les affaires d’autrui sont dans l’obligation de tenir des livres pour rendre compte fidèle de leur gestion : l’ordonnance du mois d’avril 1667. Tit.29.

Art. 1er dit.

168 Il nous semble toutefois que la date de 1830 est située un peu tôt par Thuillier. On retrouve certes régulièrement des comptables dès cette période, mais les grands services comptables (plusieurs dizaines de personnes) des grandes entreprises remontent plutôt à la fin du XIXe siècle.

Les tuteurs, procurateurs, curateurs, fermiers judiciaires, séquestres, gardiens et autres qui auront administré le bien d’autrui seront tenus de rendre compte aussi-tôt que leur gestion sera finie » (p.1-2)

Cette obligation de rendre compte trouve sa légitimité dans deux champs de savoir, le droit et la religion, que d’Hénouville [1709] mêlent étroitement :

De tous tems on a rendu compte, et il y a plusieurs siècles que l’usage de la reddition des comptes est reçu en France

L’obligation de rendre compte n’est pas introduite de nos jours ; c’est une loy établie il y a long-temps et qui a toûjours été estimée juste. On lit en Saint Mathieu Ch.25 Art.2 Qu’un homme allant faire un voïage, mit fort bien entre les mains et sous la direction de ses serviteurs, et après son retour leur fit rendre compte. Et en Saint Luc Ch.16 Art 1er. L’homme riche qui fit aussi rendre compte à son Maître d’Hôtel duquel il avait entendu dire qu’il avait dissipé son bien.

Il y a plusieurs siècles que la reddition des comptes est reçûe en France. Nous apprenons de nos anciens et premiers jurisconsultes, Pierre de Fontaines Maître des requestes qui vivoit vers le milieu du 13 siècle environ 1260, sous le règne de Saint Loüis, dans son livre où il traite de la justice et de la police, intitulé Livres la reigne, Chap. 32, à l’endroit où il parle de la manière de rendre compte, en ces termes qu’on n’a pas voulu changer crainte d’altérer le sens : Qu’il convient que cil qui admenistrent autrui besoigne, ou par uvarde, ou par autre manière, kil rende raison la ou il a ce fait. Après de semblables citations, et des témoignages si anciens, on ne doit pas douter que les comptables n’ayent toûjours été dans l’obligation de rendre compte, et même de tenir des livres exprés pour faire connoître à tous momens, et lors qu’ils en seront requis, l’état de leur administration. C’est aussi un sentiment de Papinien le Gaulois, Charles du Moulin Avocat au Parlement, et le plus fameux jurisconsulte de France,

Commentaire sur la coûtume de Paris, publié en 1539. Chap.9. Glos.6. Art.15.

Les comptables doivent non seulement rendre compte de tous les deniers ou autres effets de leur maniemens dont ils sont chargés, et qu’ils n’ont pû faire. » (p.2-5)

La religion et le droit servent donc de fondement à d’Hénouville pour légitimer le fait de rendre compte. Cette idée renvoie à une obligation morale. L’ancienneté des références est présentée comme une preuve supplémentaire de sa crédibilité. D’autres auteurs comme Claude d’Irson [1678] utiliseront les mêmes références juridiques et religieuses pour légitimer cette logique de comptes à rendre.

Mais ce qui manque à ce savoir est évidemment un champ spécifique ou, plus simplement, des ouvrages précisant la nature du lien qui doit unir le teneur de livres à son patron. Autrement dit, on s’interroge sur ce que doit être le teneur de livres et sur la légitimité de cette identité. Mais, à aucun moment, on ne s’interroge sur les modalités de constitution de cette identité. La conséquence de cette absence est assez immédiate : les actions, les

motivations du teneur de livres ne sont jamais pensés dans le quotidien du travail, mais toujours au travers d’un principe de responsabilité qui s’impose dans son universalité.

D’autres auteurs comme Mathieu de la Porte [1685] complètent le portrait du teneur de livres parfait en insistant sur la nécessité de compétences techniques :

« Demande : qu’elles sont les qualitez necessaires à celuy qui fait profession de tenir les livres de compte ?

Réponce : il faut qu’il soit bon arithméticien, bien versé dans les changes, les réductions des monnoyes, poids et mesures étrangers d’un esprit posé, expérimenté en tout ce qui dépend de son ministere, et qu’il sçache trouver les véritables débiteur et créancier de chaque article, par theorie ou regles certaines » (p.19-20)

Une autre exigence des auteurs comptables porte sur les salaires qui ne seraient pas assez élevés pour attirer et retenir des teneurs de livres compétents169 :

« les erreurs qui proviennent de l’avarice de ceux qui pour épargner un honnête salaire à un habile teneur de livres, veulent les tenir eux-mêmes ou les faire tenir par des jeunes gens qui n’y entendent rien. » (Ricard [1724], p.2).

Au début du XIXe siècle, Mathieu Dombasle présente le même raisonnement sous une autre forme :

« Dès qu’on sera convaincu de l’utilité d’une tenue des comptes réguliers dans une exploitation rurale, on ne regardera plus comme une dépense superflue celle d’un commis destiné à tenir ces comptes. De toutes les dépenses d’une exploitation un peu étendue, le traitement du commis sera toujours la plus utile, parce que c’est celle-là qui fournit la garantie que toutes les autres sont employées d’une manière profitable, et parce que, si ce n’est dans une très-petite exploitation, le chef, s’il voulait se charger lui-même des détails de la comptabilité, serait forcé de détourner beaucoup trop son temps et son attention de la direction des travaux matériels, ce qui lui ferait supporter des pertes bien plus considérables que la somme qu’il peut consacrer à salarier le commis » (Dombasle [1825], p.179-180)

Au total, ces quelques caractéristiques laissent l’impression d’un idéal difficile à définir donc à atteindre. En effet, ce savoir balbutiant n’indique au négociant aucun moyen pratique de trouver le bon teneur de livres. Le décalage entre les savoirs et les pratiques est tel qu’un contrôle effectif et fréquent du teneur de livres n’a rien d’évident comme le suggère la question de Gobain [1702] :

« Un supérieur peut-il obliger son commis ou teneur de livres de lui représenter les livres de son administration toutes fois et quand il l’en requiert ?

169 Il est difficile en la matière de faire la part entre la dimension instrumentale du salaire (le but est d’attirer de bons teneurs de livres) et la dimension revendicative (le but est d’assurer le statut social à une profession dont on est, de près ou de loin, membre).

Oui, ledit comptable ou commis ne peut se dispenser de représenter les livres à son supérieur lorsqu’il en est requis, pour examiner si les parties y son bien couchées, si les calculs sont justes et si toutes les règles des livres et de la bonne foi y sont exactement observées » (p.205).

Face aux apories que ce savoir entretient avec la réalité, les auteurs comptables proposeront des systèmes permettant d’éviter le recours à un tiers pour tenir les livres. Savary [1675] met en garde les négociants en rappelant que les « gages et nourritures de leurs facteurs et domestiques [ainsi que] par les grands vols que leur font leurs facteurs et domestiques » (p.34) sont des causes de faillite. Plus loin, il développe son propos :

« Il est très important qu’un marchand tienne luy-même ses livres principaux, non seulement pour avoir presentes devant les yeux toutes les affaires, mais encore afin qu’ils soient exactement tenus ; parce que les facteurs à qui on les donne à tenir, peuvent faire des fautes considérables, n’estant pas meme necessaire qu’ils ayent connoissance à fond des affaires170 » (p.259).

Dans cet esprit, on comprend mieux que l’on évite autant que possible le recours à un tiers. D’un bout à l’autre de l’épistémé, on retrouve les mêmes solutions : ainsi, Thomas [1631] suggère la tenue de six livres :

« Le premier intitulé livre secret servant à ceux qui font compagnie ou autres où seront écrits particulièrement les parties du fond capital de la compagnie et ce qu’on veut tenir secret, soit qu’on baille ou prenne de l’argent en change et semblables choses ; à fin que tout soit inconnu tant à un facteur (qui aurait charge de tenir les dits livres) qu’à autres à qui il serait de besoin, en cas de difficulté de montrer le journal et grand-livre, comme il arrive parfois » (p.I)

Plus de deux siècles plus tard, Pollet [1873] invoquera cette même méfiance pour justifier une méthode similaire, la comptabilité discrète, qui permet de tenir seul les écritures relatives au compte de capital :

« Avant de commencer les explications nécessaires pour la méthode que j’ai l’honneur de soumettre à tout commerçant, je me fais devoir d’exposer en quelques lignes les avantages que les Négociants et les Comptables reconnaîtront spontanément en acceptant la Comptabilité discrète que je propose.

Je suis d’autant plus heureux de donner la publicité à ce modeste travail, que j’ai la certitude que tous n’auront qu’à se féliciter de la grande discrétion qui existera désormais dans leur Comptabilité.

1° Le négociant, pour bien des raisons qui lui sont personnelles, sait qu’il est indispensable que ses opérations commerciales, ainsi que les résultats de ses affaires, ne soient connus de qui que ce soit.

170 Dans ce passage, on retrouve encore une fois l’idée que la connaissance (même pour la technique comptable) n’est pas d’abord une connaissance théorique, mais plutôt une connaissance pratique. Le négociant, pourvu qu’il ait les connaissances de base, est mieux à même de passer les écritures que le teneur de livres.

Satisfait de posséder un comptable qu’il honore de toute sa confiance, il ne manque pas de lui donner des preuves d’attachement pour s’en assurer la conservation.

Mais, s’il lui arrive de perdre cet employé, soit par une mort prématurée ou par suite d’un changement de position, le négociant en est généralement fort affecté, car il est obligé, en prenant une autre personne, de faire connaître de nouveau, certains chiffres qu’il voudrait posséder seul.

La Comptabilité discrète vient anéantir ces ennuis en permettant au négociant d’être facilement le véritable comptable.

2° Le comptable dont la plus louable discrétion est à toute épreuve, peut être quelquefois bien tourmenté.

En effet, il ne suffit que d’une curiosité satisfaite de la part d’un employé subalterne ou inconséquent qui, jetant les yeux sur le Journal-Grand-Livre où se trouve portée la Balance de sortie, pour être instruit des chiffres que tout comptable sérieux considère comme inviolable.

La Comptabilité discrète vient également rassurer le comptable, en empêchant que désormais les chiffres importants puissent être vus ni connus. » (p.1-2)

Le Traité du commerce de Thomas Mun [1674] vient confirmer ce silence autour du rapport à autrui. Parmi les douze qualités qu’il donne du bon commerçant, aucune n’a trait aux relations avec ses employés. Ces qualités se limitent aux savoirs habituels (arithmétique, comptabilité, droit, change etc.) ainsi qu’aux observations issues de l’expérience (rareté des biens, interdiction d’importation, richesses d’éventuels acheteurs etc.).

Les pratiques et les savoirs paraissent ici bien correspondre les unes aux autres. Les pratiques essaient d’inventer des mécanismes pour combler les lacunes d’un savoir qui ne pense pas le teneur de livres en tant qu’individu. Plus concrètement, cela signifie que celui-ci voit ses actions et son statut social systématiquement confondus.

Puisque les actions de chacun ne sont pas encore des objets de savoir, on ne peut s’étonner de l’absence d’un savoir dont la finalité serait de transformer, d’améliorer les performances de chaque individu.

L’autre enseignement que nous offre la confrontation des savoirs et des pratiques nous ramène à l’épistémé de la représentation : le comptable et le teneur de livres en tant que personne ne paraissent pas intéresser beaucoup les auteurs comptables ou même les négociants. La seule question que l’on retrouve à leur sujet porte sur leur conformité à un idéal de loyauté et de compétence défini par les manuels et par la pratique. Comme pour les savoirs techniques, on retrouve cette même idée de représentation : le comptable ou le teneur de livres agissent pour le compte d’un tiers à qui ils doivent rendre des comptes.

Chapitre 5 : Des pratiques organisationnelles